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23 novembre 1926
La Politique

I
De l'alliance électorale

Les élections se suivent et se ressemblent. Qu'elles soient législatives et conduisent au Palais Bourbon ou sénatoriales et aboutissent au Luxembourg, les conditions étant les mêmes déterminent les méthodes et les résultats. Le problème constant est un problème d'alliance, nul parti n'étant assez fort pour obtenir la totalité des mandats : s'il avait cette force, nulle condition de justice ni de raison n'arrêterait aucun parti dans le développement de son ambition. Tel est, disait le baron Sellière, l'impérialisme de nos partis. Un dicton provençal, que M. Sellière ignore sans doute, prétend :

Qu'à la Cieuta
Amon mies tout que la mita.

À la Ciotat
On aime mieux tout que la moitié.

Telle est la morale des partis politiques. Telle est leur justice.

La nécessité seule les conduit à la transaction.

Mais quelle transaction au juste ?

On cherche tout d'abord la plus naturelle. Les fédérés-Marin 1 ou progressistes tentent d'obtenir l'union des radicaux modérés, les radicaux modérés craignent généralement d'être compromis et préfèrent chercher un appui à gauche, radical-socialiste ou socialiste pur. « Pas d'ennemis à gauche. » Cela dépite les malheureux progressistes. Iront-ils vers la droite ? Non. D'abord ils croient dur comme le fer, que, de fondation, de destination, sans condition les suffrages de droite leur appartiennent absolument et que ceux-ci ne peuvent, sans forfaiture criminelle, se refuser au devoir de les soutenir. Donc, pas un pas, pas un geste, pas un clignement d'œil vers la droite. Au contraire, hélas ! Elle sera regardée d'un visage sévère, ou on lui tournera le dos tandis que l'on prodiguera des sourires à l'ennemi. L'ennemi ne se détend pas. L'ennemi continue à faire son métier d'ennemi ? Qu'à cela ne tienne ! on multipliera de nouveau les avances et les courbettes ; il donnait un soufflet, on tendra l'autre joue, et les autres, et les autres. Que ne fera-t-on pas pour arracher au radical modéré un regard de condescendance et un mot de pitié !

Ce regard et ces mots ne viennent toujours pas. Que faire ? Que faire ? D'autant plus qu'il faut des alliés, des alliés à tout prix… ? La situation, dans le Puy-de-Dôme, étant juste celle que je viens de dire, j'ai le plaisir de lire dans L'Écho de Paris 2 de curieuses menaces de M. Jacques Bardoux :

Et si, par hasard, dans les départements où, comme dans le Puy-de-Dôme, nous disposons d'un nombre de voix suffisant, sinon pour arracher des sièges, du moins pour imposer un arbitrage, nos délégués assuraient, au premier tour, le succès total ou partiel des listes socialistes ? L'état-major radical serait fauché.

Nos troupes sont exaspérées. MM. Ponsot, Chaumet et consorts auraient tort de l'oublier.

Si les radicaux avaient à Bordeaux exprimé quelques regrets et affiché quelque modestie, l'oubli eût été plus facile. Ils ont, au contraire, plastronné et pavané, dénoncé l'injustice des critiques et célébré les mérites de leur œuvre, rien retiré et tout maintenu…

Alors ?

Alors M. Jacques Bardoux se déclare « désolé » « d'acheter à ce prix », au prix de l'alliance socialiste,« un échec radical », en une heure où tout démontre l'absurdité et le péril du socialisme, mais quoiqu'il a beau se tourner vers Jupiter-Poincaré et tenter un acte de foi et d'espérance dans la protection de ses préfets, ce qu'il propose, ce qu'il conseille, ce qui, en tous cas, lui paraît la conséquence naturelle de l'intransigeant despotisme radical, c'est un vote des modérés en faveur du régime mitigé des Pires à seule fin d'échapper à celui des Mauvais tout puissants.

Ni je n'approuve ni je ne blâme M. Jacques Bardoux. Je le cite. Je me fais son témoin et son greffier, son historien et son chroniqueur. Bien ou mal, il a dit cela M. Jacques Bardoux. Bien ou mal, il a agité cette menace. Bien ou mal, il a réédité la tactique si souvent reprochée à certains groupes de droite, principalement dans notre midi, où, pour échapper à la tyrannie des opportunistes ou des radicaux, les Blancs se décidaient à donner momentanément leur voix aux Plus Rouges qui les délivraient du joug que faisait peser sur eux le Rose ennemi.

Naturellement, le Rose battu faisait flétrir cette politique dans les journaux parisiens où il avait accès. Écho, Temps, Débats, et cette coalition « immorale », comme la plupart des coalitions, avait alors un mauvais quart d'heure à passer. Il me plaît singulièrement de voir dans l'Écho M. Bardoux, le fils ou le neveu d'Agénor Bardoux 3, se montrer ingénument dans le fâcheux appareil du même péché et en train de céder au même attrait de la politique du pire, tel que le mécanisme électoral le lui impose à peu près nécessairement.

II
Vers le Sud-Est

Les graves avertissements que nous avons donné hier à cette place sur le dispositif italien à la frontière des Alpes ont ému l'opinion. Comme dit Jacques Bainville dans La Liberté, un conflit franco-italien serait absurde, mais le plus sûr moyen d'épargner à notre front une violation imminente, c'est de le protéger, de l'armer, et ainsi de protéger l'Italie d'elle-même.

Au lieu de lancer l'invective contre la dictature mussolinienne, on ferait mieux, en France, de ne pas irriter l'Italie tout en lui donnant l'impression que, derrière ces menaces verbales, il n'y a ni une escadre ni un régiment et qu'on pourrait entrer dans le territoire français comme dans du beurre.

Le Temps recueille nos avis et il le faut bien : la mise en défense silencieuse serait presque aussi vaine que l'absence de précautions ; les éléments d'effervescence du monde fasciste ne seront tenus en échec que par l'évidence de notre volonté et de notre action défensive.

Un patriote corse m'écrit d'autre part :

Votre article d'aujourd'hui, 22 novembre, projette une terrible lumière sur le dangereux état d'esprit que n'a pu manquer de créer en Italie le fait, trop évident, que Nice et la Corse se trouvent, du point de vue militaire, à peu près entièrement abandonnées et découvertes. Vous avouerai-je pourtant que l'hypothèse de votre correspondant niçard, bien que digne d'attention, ne me semble guère réalisable ?

Je n'ai pas lu — pas encore — le livre « Les Fils de la Louve » de mon compatriote Pierre Dominique, mais si cet excellent écrivain y parle d'une expédition italienne en Corse, analogue à celle de d'Annunzio, j'imagine que ce doit être sur un ton plutôt « railleur » que « sérieux ». Les Italiens savent bien qu'ils n'ont rien à faire de ce côté-là.

Je n'ignore pas qu'il existe en Corse un petit groupe de très braves gens qui, imputant à la France les erreurs et les méfaits du régime, préconisent à grands cris un séparatisme chimérique. L'envoi en Corse d'un Thalamas, d'un Marlier — Baccala per Corsica 4, dit-on, la Corse dépotoir de la République — n'est pas pour contenter une province honnête et patriote. Mais l'Italie n'y gagne rien.

Il est superflu d'insister sur ces antiques antagonistes. nous n'avons aucune intention de les attiser, mais j'ai tenu à recueillir cette protestation parce qu'elle témoigne hautement du patriotisme loyal de l'Île de Beauté et de ses nobles fils qui sont, en grand nombre, nos adhérents et nos amis.

III
L'union des Corporations et l'Action française agricole

Il ne m'a pas été matériellement possible d'assister hier aux deux séances de l'Union des Corporations françaises qui a ouvert notre Congrès. Le regret a été d'autant plus vif que j'aurais été très heureux d'applaudir aux résultats magnifiques obtenus en un an par l'admirable Pierre Chaboche et des collaborateurs dévoués qu'il a su grouper et, si j'ose dire, lancer. À une œuvre de tape-à-l'œil et de verbiage, il a substitué l'organisation véritable et l'action. Action tenace, opiniâtre et méthodique dont on voit déjà les effets profonds et dont il est aisé de prévoir l'extension rapide. Il en sera de l'Union des Corporations comme de l'Action française agricole. L'une dans le monde industriel et commercial, l'autre dans les vastes étendues de nos campagnes seront les pionniers et les éclaireurs de l'effort politique central, non seulement pour la restauration de la monarchie, mais pour le bon fonctionnement et le réenracinement de l'institution restaurée, double réseau d'action économique immédiate dont l'effet politique portera loin.

J'admire beaucoup le système des délégués à la propagande tel que le pratique l'Action française agricole. Il y a un délégué par arrondissement, cette année. Il y en aura un par canton l'an prochain. Je voudrais que notre quotidien pût avoir, d'ici six mois, un délégué par commune : cela ne ferait que quarante mille en tout. Est-ce trop d'ambition ? On peut tout demander à un public, à une Ligue, à un ensemble d'organisations politiques et sociales qui comptent à leur tête des Pierre Chaboche et des Ambroise Rendu.

IV
Le conte bleu 5

La Vie catholique n'a pas encore compris qu'on lui avait fait un conte sur Pie X et le cardinal de Cabrières. Elle se glorifie d'avoir affirmé :

  1. Que Pie X lui-même avait donné une pleine et entière approbation à un document qui jugeait tout aussi sévèrement les doctrines des dirigeants de l'Action française que la lettre du cardinal Andrieu approuvée par Pie XI ;

  2. que la publication de ce document fut suspendue, le cardinal de Cabrières se faisant fort d'obtenir une rétractation du chef de l'Action française ;

  3. que le cardinal de Cabrières échoua dans ses démarches ;

  4. nous disions enfin et surtout que nous tenions cette information de haute source et de manière sûre.

M. Ch. Maurras prétend qu'il n'y a rien de vrai, tout est imaginaire dans le roman de ce prétendu « repentir » de Pie X.

Pour le moment nous nous contenterons de maintenir notre affirmation : l'éminente personnalité qui, fin septembre, nous avait une première fois exposé ces faits en nous indiquant de quelle haute source elle les tenait, nous déclarait, fin octobre, qu'elle en avait eu, de la même source, une nouvelle et décisive confirmation.

Je répète à La Vie catholique qu'elle est trompée ou qu'elle trompe.

Indépendamment des renseignements recueillis à la seule source possible, dont parlait mon article du onze novembre, l'intervention du cardinal de Cabrières, sans laquelle le conte bleu ne tient pas debout, n'est pas seulement invraisemblable, elle est impossible.

J'en ai donné plusieurs preuves. Il y en a d'autres. Des amis me rappellent un déjeuner auquel ils ont assisté après la guerre et au cours duquel le cardinal de Cabrières me prodigua toutes les marques de la bienveillance et de l'amitié. Un ami du cardinal avec lequel l'évêque de Montpellier ne cessa pas d'être en rapport de 1906 à 1921, avait bien voulu mettre à ma disposition tout ce qu'il a gardé de leur correspondance dans laquelle il est fait de fréquentes allusions à la haute intervention de Pie X en 1914. J'y suis désigné tantôt sous mon nom, tantôt sous un pseudonyme, « le Sourd », « notre Sourd ». Ce détail fait juger de l'intimité et de l'abandon de ces entretiens écrits. Pas un mot qui autorise le Conte bleu. Mais plusieurs mots, en revanche, qui le démentent.

Le 21 août 1913, le cardinal veut bien signaler à : son ami mes articles « politiques, historiques, littéraires », avec un éloge que je ne peux transcrire, mais comme « très utiles » avec cette recommandation : « Faites-les lire à vos grands fils ».

Le 18 juin 1914 (donc entre l'acte du 14 janvier et les paroles si bienveillantes dites à Camille Bellaigue en juillet suivant) cette note rapide : « Nous avons parlé de Maurras et j'ai vu le Saint Père très résolu, et heureux de l'avoir protégé. »

Enfin, le 11 août 1921, c'est-à-dire après les « prétendues démarches » et leurs prétendus échecs, le cardinal écrit :

« Si vous avez une minute, esquissez-moi un peu les principales vues de Maurras. Je ne sais si elles se rencontrent avec les miennes, mais je suis plein d'espérance, non pas tant pour la monarchie que pour la France elle-même. »

De telles marques de confiance et d'amitié ainsi réitérées ne s'accordent pas avec le roman de La Vie catholique. Veut-elle quelque chose de plus ? Je ne me lasserai pas de redire une vérité dont j'ai les mains pleines.

Le 3 août 1920, quelques mois après l'émouvante réunion de Nîmes, où il avait accordé en chaire et en réunion publique de si magnifiques éloges à l'Action française, le cardinal me faisait l'honneur de m'écrire ses condoléances au sujet de la mort de notre grand ami le moine bénédictin Dom Besse, qu'il serait à peine inexact d'appeler un de nos fondateurs. Cette lettre, fort belle, se termine par la formule suivante, qu'il est de mon devoir de transcrire :

Au revoir, mon cher Maurras, et bien respectueusement à vous, dans le souvenir du Pape Pie X, dont la volonté expresse vous a gardé pendant la guerre, pour le bien de notre pays.

Le Cardinal de Cabrières, évêque de Montpellier.

Cette lettre a paru dans L'Action française du 6 août 1920.

On ne fera croire à personne que l'éminent évêque de Montpellier ait jamais écrit en ces termes au héros du Conte bleu que publie La Vie catholique. Il s'ensuit que les démarches dont elle parle n'ont pas échoué, comme elle le raconte, pour la simple raison qu'elles n'ont pas eu lieu et n'ont jamais été demandées par Pie X. 6

Charles Maurras
  1. Appellation plaisante pour les élus ou militants appartenant au mouvement de Louis Marin (1871–1960), président de la Fédération républicaine depuis 1925. Lorrain, proche de Barrès dans sa jeunesse, il fera de la première circonscription de Nancy son bastion électoral et en sera député de 1905 à 1940. Il est avec Albert Lebrun et François de Wendel l'une des grandes figures politiques régionales. En 1926, la Fédération républicaine est, comme son président, de droite modérée et fidèle au régime, c'est-à-dire exposée par le jeu des radicaux aux affres électorales que va décrire Maurras. La Fédération évoluera dans les années 30 jusqu'à se retrouver sur des positions proches des ligues et de l'Action française.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Le journal d'Henri de Kérillis, publication conservatrice, se voulait aussi nationaliste, mais républicaine. [Retour]

  3. Agénor Bardoux (1829–1897) député du Puy-de-Dôme en 1871, plusieurs fois ministre, sénateur inamovible en 1882. Il reste surtout connu aujourd'hui pour ses amitiés littéraires, avec Flaubert en particulier. Son fils Jacques Bardoux (1874–1959), que Maurras cite ici, fut élu en 1938 sénateur du Puy-de-Dôme sous l'étiquette « radical indépendant  ». À ce titre il vota les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain et fit partie du Conseil national instauré par le régime de Vichy. Condamné à l'inéligibilité à la Libération, il est relevé de cette peine par un jury d'honneur dès juin 1945 et est élu à l'assemblée constituante ; il aura un rôle important sous la quatrième république. Valéry Giscard d'Estaing est un arrière-petit-fils d'Agénor Bardoux. [Retour]

  4. Littéralement : « de la morue pour la Corse ». L'origine de l'expression remonterait aux temps où, dit-on, Gênes exportait sa morue avariée vers la Corse qui était alors sa possession, en étiquetant les caisses Baccala per Corsica. [Retour]

  5. Ce titre IV est repris dans le recueil de 1927 L'Action française et le Vatican, dans la partie du chapitre IX consacrée au cardinal de Cabrières. [Retour]

  6. L'article comporte un post scriptum :

    P. S. — En raison de l'étendue des rectifications qu'elle appelle, il me faut encore ajourner l'insertion de la lettre de M. Pirazzoli. À demain si je suis en vie, le terrible aigrefin, provocateur agent-double et payé Georges Gressent-Valois criant à tue-tête qu'il me va zigouiller ou plutôt faire zigouiller. Zigouillé ou non, je ne lui en rappellerai pas moins sa trahison envers l'Action française, sa haute trahison envers la Patrie. Que je sois mort ou vif, il n'est pas moins à la merci du gouvernement républicain qui le tient par de nouveaux nœuds. Il n'en est pas moins tout ce que j'ai dit qu'il était. Il n'en est pas moins resté silencieux sous mes accusations qui seront continuées, renouvelées et précisées de toute façon.

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Texte paru dans L'Action française du 23 novembre 1926, repris en 1927 dans L'Action française et le Vatican.

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