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Les Sentiments de la jeunesse en 1896

Parnassisme, naturalisme, symbolisme
Catulle Mendès, Émile Zola, Stéphane Mallarmé

Voici deux groupes en querelle, les jeunes gens et les personnes d'âge mûr. Ils se plaignent l'un de l'autre, dans les journaux, à table. Et ils se couvrent d'accusations réciproques. Autrefois, la Jeunesse (je suis tout à fait désolé d'avoir à me servir ici d'un terme qui a tout l'air du nom propre d'un valet de chambre de la comédie ancienne, mais il est assez clair), la Jeunesse, autrefois, avait le dessus dans ce concours d'élégies. C'était elle qui se lamentait le plus haut. Aujourd'hui, je ne sais. Mais j'incline à penser que cette jeunesse est nantie, elle a écrit ses livres, publié ses revues, même conquis sa place dans les grands quotidiens ; et ce sont les gens d'âge qui viennent lui faire des scènes.

« Rompons », crie violemment, dans un article qui mérite bien de passer à la postérité 1, M. Zola à cette jeunesse qui le désespère. Plus tendre, ami des jeux câlins, des chatteries un peu perfides, M. Catulle Mendès susurre à demi voix « Oh ! ne rompons jamais ». Ces deux mots sont récents. Le premier a été écrit dans Le Figaro. Et le second a été dit au dessert d'un banquet que la Littérature française, représentée par une centaine de nos écrivains, offrait à un jeune poète, Français de naissance et Israélite de race, M. Gustave Kahn 2. Ce sont là deux mots historiques. Ils sont aussi psychologiques. Ils peignent le tempérament de M. Émile Zola, ils expriment la qualité d'âme de M. Catulle Mendès. M. Zola tient du sanglier, et M. Mendès de l'aspic. Il ne déplaît pas à celui-ci de circuler paisiblement au milieu des cœurs ennemis ; et celui-là ne veut qu'aiguiser ses défenses. L'auteur de L'Assommoir sent sa force et n'a aucune teinture de sa faiblesse ; l'auteur de Zo'har, s'il connait ce qu'il vaut, ne se trompe point sur ses tares intimes, et il sent vivement cette nécessité d'avoir autour de lui un cercle de jeunes gens d'attitude indulgente.

Du reste, M. Catulle Mendès n'a guère qu'un grief contre les jeunes écrivains ; il leur reproche le vers libre. Mais il le leur reproche avec tant de douceur, une coquetterie si apprêtée et si gracieuse, qu'en vérité l'on doute s'il n'envie pas aux jeunes gens cette témérité qu'il appelle coupable : « Quand même vous auriez tort, combien vous auriez plus raison d'avoir tort comme vous-mêmes que moi d'avoir raison comme nous… C'est votre droit de manquer à vos devoirs… Faites des vers de treize pieds, faites des vers de dix sept pieds… » M. Mendès ne se permet que cette réserve timide : « Tout de même, il ne m'est pas prouvé que les effets, même nouveaux, ou paraissant tels, de la récente poésie, n'auraient pas pu être obtenus par les moyens naguère employés… » il admet « la splendeur blanche comme des palais d'argent qu'évase, vers des horizons où chantent des flûtes lointaines, la rêverie de M. Henri de Régnier » ; il ne fait aucune difficulté d'avouer que M. Vielé-Griffin le « charme par des trouvailles d'images où l'ingénuité est subtile » ; enfin, de M. Kahn il célèbre, non sans une emphase évidente, « l'extraordinaire sensitivité devant la nature, devant l'amour, devant la mer… » et aussi « l'obsession nocturne ». Tout cela est expressément d'un homme qui ne veut pas « rompre ». Il est vrai qu'avant de céder sur ces trois noms, M. Catulle Mendès venait d'émettre une considération excellente : « Souvenez-vous ! En même temps que s'affaiblissent et cèdent les races, défaillent, se dispersent le langage et les lois du style. C'est quand le latin allait, à travers les proses des églises, devenir le patois confus qui deviendrait le français qu'il commença de répudier, légués des Grecs, les hexamètres, les pentamètres et tout ce qui dut être appelé alors le radotage et les gênes des prosodies surannées… »

Et il est vrai aussi que M. Catulle Mendès, avant que de tout abandonner à nos jeunes Hyksos, leur avait fait les représentations suivantes :

Une forme qui a suffi à ce que s'y exprimassent librement et totalement les plus divers génies de nos âges successifs, une forme qui, de la Chanson de Déroulède aux poèmes posthumes de Leconte de Lisle, toujours pareille malgré la diversité de ses apparences, permit la parfaite manifestation de Jean de Meung, de Rutebeuf, de Villon, de Marot, de Ronsard, de Régnier, de Corneille, de Saint-Amand, de Molière, de Racine, de Voltaire et de Gentil-Bernard, de Parny et d'André Chénier, de Népomucène Lemercier, étrange homme trop dédaigné, d'Alfred de Vigny, de Lamartine, d'Hugo, de Musset, de Gautier, de Banville, de Leconte de Lisle, de Baudelaire et de tant d'autres, jusqu'à notre cher et grand Verlaine, jusqu'à Dierx, jusqu'à Armand Silvestre, jusqu'à Sully Prudhomme, jusqu'à Heredia et jusqu'à Mallarmé, peut-elle être considérée uniquement comme un legs d'école à école, et n'étais-je pas autorisé à penser qu'elle était plutôt l'instinctive nécessité de notre race et, immémoriale, l'immortelle volonté de notre langue ?

Cela est vif ; cela est même beau, peut-être ; et pourtant cela parait mou, si on le rapproche des concessions qui suivent. On assure que le vieux roi Louis XI baisait les statuettes de son chapeau avant de commettre un péché ; ainsi M. Mendès, avant que de « lâcher » ses autorités, les invoque d'un ton de dévotion componctueuse. L'énumération qu'il a faite de ces autorités a été remarquée ; et elle méritait de l'être. On ne saurait mêler avec une assurance plus profonde l'excellent au mauvais, le médiocre au bon, le ridicule au beau ; et l'on ne saurait rapprocher plus insolemment Saint-Amand de Racine, Heredia et Mallarmé de Paul Verlaine. Un convive disait dans son coin que M. Mendès avait peut-être quelque intérêt déguisé, sinon quelque intention maligne, à composer de gens suspects la compagnie des dieux et à n'y point trop distinguer les uns d'avec les autres.

Peines perdues ! Cette bouillonnante jeunesse n'a voulu supporter de cet ainé si sympathique ni tolérance ni perfidie. M. Albert Mockel 3 s'est levé presque aussitôt que M. Mendès se fut rassis, et au tendre « ne rompons point » il a répondu par des paroles de rupture. Ces paroles, on va les lire. Mais je prie qu'on remarque que la courtoisie apparente cache à peine le sens suivant : « Il faut rompre : vous prétendez que nous ne sommes divisés que par des querelles de forme. Nullement. C'est au fond une querelle d'âmes, et si vous en doutez, voyez ; nous possédons le sentiment direct de la vie, que vous n'aviez pas et qu'aucun des vôtres n'avait… »

Voici le discours de M. Albert Mockel, du « subtil Mockel », si subtil que j'ai cru bon de commencer par une paraphrase de ses paroles :

La réforme du vers, apportée par Gustave Kahn, n'est pas tout entière contenue dans une question de technique, comme voudraient l'affirmer nos aînés et plusieurs de uns amis. N'y voir que la rupture d'un ancien moule à paroles, c'est la mal regarder.

Il y avait dans tous les arts parallèles et dans l'histoire de la pensée humaine une sorte de marche vers la Vie. Ce que Gustave Kahn a voulu, et ce que veulent ses pairs, c'est nous faire sentir le souffle de la Vie. La Vie elle-même, la nôtre et celle de l'Univers, il semble que la philosophie puisse aujourd'hui la résumer en sa manifestation première : le Rythme. En remplaçant l'artificiel par le naturel, et par le rythme les mesures, le poète qui voulait dire enfin la Vie, l'a exprimée comme par sa propre voix. Et d'ailleurs, développer un symbole, n'est-ce pas tout simplement l'acte de rendre intelligibles les paroles secrètes de la Vie ?

Pindare a usé de rythmes libres, parce qu'il fallait plus d'espace à son souffle héroïque. Quand Gustave Kahn, avec une belle hardiesse, a franchi les limites des anciennes mesures, ce n'est pas lui seulement qui agissait, mais avec lui toute la Vie, impatiente de se révéler enfin dans sa vérité mystérieuse.

M. Émile Zola ne s'est pas exposé à de pareilles rebuffades. C'est en quoi, je l'ai dit, il a suivi son caractère. Il a suivi aussi, comme M. Mendès, quoique eu un sens tout opposé, l'idée qu'il se faisait de la jeunesse contemporaine. M. Zola voit nos jeunes amis en noir. Il leur croit l'esprit un peu bas. Cette bassesse consiste premièrement en ne point l'aimer, lui, l'auteur des Rougon-Macquart, de Mes Haines, du Roman naturaliste, lui, le père de Lourdes, de Rome et de Paris ; c'est une idée à laquelle il ne se fait guère. Il n'imagine pas une perversion de ce genre sans démêler un grain de bassesse, un soupçon d'envie. Remarquez, je vous prie, qu'un pareil sentiment, s'il ne fait point honneur à l'esprit de M. Zola, honore du moins sa sensibilité. S'aimer ainsi et vouloir être aimé de cette sorte, cela est presque délicat et presque féminin. Il y a un mot assez vrai dans la subtile comédie de Romain Coolus, à l'Œuvre : « Les femmes sont toutes les mêmes ; elles ne sont pas éloignées de considérer comme misérable l'homme qui se désintéresse de leur amour. » M. Zola n'est pas éloigné de tenir pour très misérable une génération qui se moque de lui au point de l'ignorer, de parcourir ses livres d'un œil las et distrait, de voler à d'autres sujets, enfin d'aimer ailleurs. Cette irritation et cette jalousie ne sont pas d'un cœur médiocre.

« Rompons, rompons… » C'est une scène de ménage. Elle se développe par le catalogue bien senti des torts de la jeunesse envers M. Zola :

— Vous êtes des ingrats, des oublieux et des lâcheurs. J'ai écrit pour vous mes livres, pour vous, composé des systèmes ; pour vous, je me suis enrichi ; je suis devenu glorieux afin que vous eussiez sans cesse sous les yeux un génie prospère et content… Or, ce qui vous plaît, au contraire, à regarder, c'est l'insuccès. Il vous faut un Barbey, un Villiers, un Verlaine. Des gibiers de prison. Des gibiers d'hôpital ou de maisons de fous. Je suis la règle sociale ; vous courez aux irréguliers. Je suis la science ; vous courez à la comédie de la religion. Je suis la force ; vous courez aux débilités, et c'est pourquoi vous n'êtes qu'un vain ramas d'anarchistes, de mystiques, d'hystériques, de romantiques.

Tel est, faiblement résumé, le violent réquisitoire, parsemé d'apostrophes, d'hypotyposes et de prosopopées, qu'a prononcé dans le Figaro M. Émile Zola contre un groupe assez compact de jeunes gens. Ceux-ci ont répliqué. Ils y ont mis la verdeur de leur âge. Ils ont traité M. Zola de « vendeur » et de « marchand ». L'un des Treize du Grand Journal a écrit :

Notre présomption vous égare ? Que faut-il penser de la vôtre, qui vous incite à jalouser Balzac ? Vous prétendez être le maître, le maître sur maître et le maître sur tous.

Hélas ! Vous demeurez le grand et superbe Raté, car il ne restera de vous que ce qu'il y a de pire : l'affirmation de votre génie tombée de votre plume, et que personne ne veut continuer.

Et plus loin :

Ah ! Vous prétendez que notre irrespect est ce que nous avons de mieux ! Je prends la balle au bond, c'est de mon âge, ô vieillard ! Et je vous la renvoie.

Qu'avez-vous donc respecté dans cette œuvre que vous étalez sous nos yeux, comme une poissarde sa marée ?

La religion ? Vous l'avez bafouée ! Le patriotisme ? La Débâcle vous condamne. La Vertu ? Vous la peignez comme l'abbé Mouret. La Famille ? La Curée montre comme vous la concevez. Le Travail ? C'est la Mouquette et ses complices. L'honnêteté politique ? Vous l'incarnez dans Eugène Rougon. La maternité ? C'est l'accouchement clandestin de La Joie de vivre.

Vous n'avez respecté ni la femme ni l'amour, parce que vous ne connaissiez ni l'une ni l'autre et qu'il vous manque d'être père, ce qui vous contraint de surcroît à ignorer la jeunesse.

Le jeune rédacteur continue :

Le pessimisme que vous nous reprochez si durement, c'est vous qui l'avez enseigné en cette longue et lamentable série d'œuvres où vous n'avez, en critique et en romancier, voulu voir que la laideur des choses.

Vous avez été sciemment le corrupteur de nos intelligences en nous apprenant l'irrévérence et l'incrédulité. Vous parlez constamment de la science, vous qui ne savez rien, et de la vérité, vous qui n'avez vécu que de mensonges.

Vous qui croyez à la nature, avez-vous fait des enfants ? Vous qui croyez à la science, les avez-vous élevés ? Enfin, vous qui chantez si haut la belle nature, et que nos rêves et nos illusions font rire d'un rire si cruel, la connaissez-vous autrement que par les prostitutions de Nana ou les priapées sur la peau d'ours de La Curée ?

Interrogé sur « la rupture de Zola et de la jeunesse », le directeur du Mercure de France, M. Vallette, a répondu : « Pas de rupture, tout simplement parce qu'il n'y a jamais eu d'attache. »

Et encore : « Comment la jeunesse se préoccuperait-elle de lui, qui se préoccupe si peu d'elle ? »

M. Laurent Tailhade :

Une rupture avec M. Zola ? Mais M. Zola n'a jamais été notre chef…

M. Zola est un fabricant de romans pour la vente, quelque chose comme un Gaboriau. Sa grande raison de mépriser Verlaine, c'est que Vanier a eu Sagesse, l'immortel poème, pour 150 francs…

Ce n'est même pas un écrivain ; sa phrase est un composé indigeste de tous les styles…

Vous en êtes encore à discuter Zola ? Mais chez nous, mon cher ami, nous n'avons jamais eu l'idée d'en parler…

C'est une lecture inutile et déshonorante.

Enfin, M. Bernard Lazare, tout en tombant d'accord avec M. Zola de ce point qu'il y a une jeunesse mystique, faussement esthétique, une jeunesse d'hystériques et de romantiques, loue, dans un article de L'Écho de Paris, une autre jeunesse, la vraie, celle-ci vigoureuse, optimiste, éprise de la science et de la nature, et qui pourtant ne peut souffrir M. Zola.

Son optimisme consiste à dire que l'on marche vers le mieux. Et ce qu'il y a de grave pour M. Zola, c'est que cette jeunesse optimiste, confiante en sa force et en ce que réserve aux hommes le futur, c'est que cette jeunesse n'est pas avec lui. Elle n'est pas avec lui parce qu'elle trouve médiocre sa conception de la vie, non pas seulement médiocre, mais incomplète. Elle estime que ce romantico-réaliste s'est trompé dans son œuvre. Pour lui, la vie n'a été qu'une série d'actes bassement physiologiques. Il a vu des réflexes, les produits de certaines fonctions, et jamais il ne s'est élevé plus haut que les instincts. Il n'a pas compris la puissance et la vie des idées, il n'a pas su rendre leurs répercussions sur les actes, ni l'influence des actes sur les idées. Il se peut que les idées dépendent des besoins et de leur satisfaction, mais elles n'en existent pas moins ; elles sont des forces, et ces forces, M. Zola les a toujours méconnues. 4

Les Cinq, dans leur fameux manifeste 5, avaient fait à M. Zola les mêmes objections ; elles étaient presque nouvelles en 1887. Les voici monnayées. C'est que deux faits très naturels se sont produits autour de M. Zola tandis qu'il poursuivait paisiblement, aveuglément, son œuvre. Les romantiques et les symbolistes, d'une part sont devenus de plus en plus romantiques ou symbolistes ; et, d'autre part, les réalistes s'appliquaient à serrer, de plus en plus, la réalité. Le genre de M. Zola est mixte ; il a paru aux uns et aux autres un genre bâtard.

Cette observation qu'il fallait faire, si elle n'explique pas que M. Zola trouve aujourd'hui dans la jeunesse des adversaires si violents, explique du moins comment il en est venu à ne plus y compter un seul défenseur. Ni on ne l'envie, ni on ne le hait. La vérité est qu'on se désintéresse de lui. Ce n'est peut-être pas tout à fait juste.

Il est un homme, à peu près de l'âge de MM. Émile Zola et Catulle Mendès, envers qui la Jeunesse est, au contraire, d'une générosité sans mesure. M. Stéphane Mallarmé vient d'être élu à la succession de Verlaine. C'est une « revue jeune », La Plume, qui a pris l'initiative de ce scrutin.

En 1894, elle avait publié, dans un intéressant numéro spécial, le résultat de l'enquête conduite par M. Georges Docquois au moment de la mort de Leconte de Lisle 6. Dans l'imagination de quelques personnes, l'auteur des Poèmes barbares régnait sur la poésie et sur les poètes français depuis 1885, qui est la date de la mort de l'auteur de La Légende des siècles. Ces vues dynastiques en matière de poésie n'offrent point d'inconvénient. Ce qui est sûr, c'est que, durant tout le cours de sa royauté, Leconte de Lisle n'eut point de sujet plus indiscipliné que Verlaine ; non content de multiplier les gamineries en vers et en prose contre son vieux pasteur, ce pauvre et terrible Lélian 7 ne manqua jamais de le froisser avec une insolence extrême toutes les fois qu'il le rencontrait soit rue de Médicis, à la grille du Luxembourg, soit à la porte de leur commun bureau de tabac. Ce dauphin turbulent, promu à la suprême dignité, ne put en jouir très longtemps. L'ingénieux esprit de M. Léon Deschamps, directeur de La Plume, a fait pourvoir tout aussitôt à cette périlleuse vacance.

Deux cents écrivains ont été interrogés. Cent soixante-neuf ont répondu par de belles lettres rendues publiques. Dix-neuf se sont expliqués par lettres privées. Et enfin, douze se sont tus à la façon des chœurs de Scribe, je veux dire sans murmurer. Les cent soixante-neuf suffrages exprimés se sont dispersés sur les noms les plus divers. Madame Claire Sidon, personne de grande beauté, y a recueilli une voix ; mais c'était pour un sceptre qu'elle ne briguait point. Jean Bodel, d'Arras, mort depuis plusieurs siècles, a été honoré de la même faveur. On demandait : « Qui régnera sur notre poésie française ? » Un ami des poètes belges, mais qui ne manquait point d'esprit, ni de logique, a répondu : Swinburne. C'était bien répondu. Yann Nibor a eu sa voix, et M. de Goncourt la sienne. M. François Coppée a obtenu jusqu'à trois nominations. Qu'on ne l'en plaigne point ; le vainqueur de la journée n'a racolé, en tout comptant, que vingt-sept partisans, dont je tiens à donner plus bas le catalogue 8.

Il est vrai que le directeur de La Plume, avec ce savoureux bon sens qui est sa marque, fait ici observer qu'il y a lieu d'ajouter à ces vingt-sept suffrages « mallarmistes » les huit suffrages qu'a personnellement obtenus, et par là même renvoyés à Mallarmé, M. Verhaeren. Vingt-sept et huit font trente-cinq. Ajoutez, je vous prie, que la plupart de ceux qui out voté en blanc n'ont point dissimulé, toutefois, qu'ils reconnaissaient à M. Mallarmé la « suprématie » ; et cette observation vaut bien une quinzaine de voix. L'historien littéraire qui relatera au siècle prochain ces démarches électorales ne sera pas éloigné de la vérité s'il constate qu'une cinquantaine d'écrivains français ont désigné pour leur souverain l'auteur d'Hérodiade et de L'Après-midi d'un Faune.

L'historien cherchera peut-être la raison de ce fait singulier. Je doute qu'il la trouve dans les ouvrages de M. Stéphane Mallarmé. L'Après-midi d'un Faune est un poème ingénieux, divertissant, tendu de légers voiles, mais qui ne passe point la médiocrité honorable et jolie. Hérodiade abonde en périphrases de choix, en curieux effets de musique verbale, en intentions des plus pointues. Joignez-y les sonnets. La gloire de M. Stéphane Mallarmé ne paraîtra que plus surprenante au critique chargé d'expliquer nos humeurs, s'il tombe, par exemple, sur ces vers dont Le Figaro a tout dernièrement régalé son public :

Sonnet

Dame
            Sans trop d'ardeur à la fois enflammant,
La rose qui, cruelle ou déchirée, et lasse
Même du blanc habit de pourpre, le délace
Pour ouïr dans sa chair pleurer le diamant,

Oui, sans ces crises de rosée et gentiment
Ni brise quoique, avec, le ciel orageux passe,
Jalouse d'apporter je ne sais quel espace
Au simple jour le jour très vrai du sentiment.

Ne te semble-t-il pas, disons, que chaque année
Dont sur ton front renaît la grâce spontanée
Suffise selon quelque apparence et pour moi

Comme un éventail frais dans la chambre s'étonne
À raviver du peu qu'il faut ici d'émoi
Toute notre native amitié monotone.

Venons au secours de l'historien futur. Je se sais qu'un portrait ressemblant de Mallarmé ; il a cinq lignes. Mais je suis obligé de laisser à ces lignes élégantes, précises, vraies, leur double bordure. Elles furent écrites le jour de l'ouverture du scrutin pour le sceptre de poésie. Pour un peu étendue qu'en soit la citation, elle est intéressante et suggestive à plus d'un égard :

Une coalition se formera pour élever au trône poétique quelqu'un de « pas gênant ». Je suppose un aimable homme, dont les habitudes vraiment maladives d'ironie laisseraient intactes la fine érudition et l'aimable courtoisie, qui, nourri de Hoffmann et de Poe, pense en allemand, construise en anglais, et, par une plaisanterie suprême, nous fasse l'honneur d'emprunter notre vocabulaire… À coup sûr, un tel écrivain laisse place, entre Français, à toutes les compétitions. Sa transactionnelle royauté ne désobligera personne…

Cependant, insoucieux des urnes qui dispensent de telles couronnes, ni vaudevillistes, ni singes du nord, à égale distance de Scribe et de Björnson, quelques disciples de Ronsard, de Racine, de La Fontaine et de Chénier travailleront, en se refaisant une âme classique, à la réparation de notre français.

« La réparation de notre français. » La formule est frappante. Mais le portrait de Mallarmé, que j'ai cru devoir mettre en lettres italiques, n'est-il d'une touche bien fine ? La page est d'un jeune écrivain, M. Louis Baragnon ; et elle a paru dans la Gazette européenne. Encore un coup, je la recommande à l'historien futur ; c'est ce qu'il trouvera de mieux sur l'influence mallarmiste. Cette page l'empêchera de nous mépriser tout à fait. Elle lui montrera que, si la jeunesse contemporaine est unanime, ou peu s'en faut, à quitter les leçons de MM. Zola et Mendès, il s'en faut que tout le monde y soit réduit à recevoir les conseils ténébreux de M. Mallarmé.

P.-S. Il faut que tout le monde vive. Donnons du mallarmisme l'explication que les mallarmistes eux-mêmes en donnent, et laissons M. de Régnier s'exprimer en leur nom. Les lignes qu'on va lire sont extraites du Mercure de France de mars. C'est Hamlet, le prince Hamlet, que le poète y fait parler. Le prince Hamlet adresse à M. Mallarmé un discours de bienvenue au seuil du château d'Elseneur :

Soyez le bienvenu dans Elseneur, dira alors le prince Hamlet. Vous êtes heureux, monsieur Mallarmé, ajoutera-t-il après un silence. Nul chant de coq ne vous a jamais réveillé de votre songe ; nul spectre n'est venu vous presser d'agir ; vous n'avez eu d'autre fantôme que vous-même et le secret qu'il vous a révélé était de vivre comme vous vivez. Polonius vous inquiéta peu ; ses propos séniles et ses balbuties vous laissèrent indifférent ; vous n'avez pas, d'une claire épée, transpercé à travers la tapisserie les rats de la critique. Rien n'a diverti votre pensée du cours de son effort. Toute votre force s'est vouée à se connaître. Rien ne vous a induit à vivre hors la préoccupation patiente de la beauté. On ne sait de vous aucune action autre qu'immatérielle et spéculative. Vous êtes vraiment le poète, pour vous être exclu de tout ce qui n'est pas méditation. « Words, words, words ! » les mots que j'ai raillés vous furent soumis, chacun vous confia le signe de son sens. Vous avez rêvé les plus belles et les plus nobles choses. Aussi le spectacle d'un homme s'isolant en lui-même a-t-il ému d'admiration et de respect ceux qui vous connurent. Vous fûtes pour eux le Sage et ils vénèrent en vous une des plus hautes consciences humaines. Tous vinrent vous consulter. Vous avez ensemencé les esprits. Ils ont fleuri roses ou ronces ; ils ont dépéri ou prospéré, mais tous sortent du germe de votre geste mystérieux. C'est la seule action qui vous a plu, avec celle d'écrire.

Charles Maurras
  1. Le Figaro, février 1896. [Retour]

  2. Gustave Kahn (1859–1936), chartiste, adepte du vers libre, deviendra un des piliers du mouvement sioniste. (n. d. é.) [Retour]

  3. Albert Mockel (1866–1945), poète liégeois disciple de Mallarmé, et zélateur de l'autonomisme wallon. (n. d. é.) [Retour]

  4. Moins de deux ans plus tard, l'affaire Dreyfus devait réconcilier M. Bernard Lazare avec l'éthique et l'esthétique de M. Zola. [Retour]

  5. Billet publié dans Le Figaro du 18 août 1887, signé par Paul Bonnetain, Joseph Henri Boex dit J. H. Rosny ou Rosny l'aîné, Lucien Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches. Les auteurs réagissent à la publication du roman de Zola La Terre. Voici un extrait significatif de leur critique :

    La Terre a paru. La déception a été profonde et douloureuse. Non seulement l'observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie : le Maître est descendu au fond de l'immondice.

    (n. d. é.) [Retour]

  6. Le typographe de Barbarie et Poésie avait composé 1914 au lieu de 1894, coquille qui n'a pas été corrigée. Georges Docquois (1863–1927), journaliste et dramaturge, avait publié son dossier « Le congrès des poètes » en août 1894 ; Leconte de Lisle était mort peu avant, le 17 juillet. (n. d. é.) [Retour]

  7. Pauvre Lélian, anagramme de Paul Verlaine, nom d'usage que le poète s'était donné à lui-même. (n. d. é.) [Retour]

  8. MM. Édouard Beaufils, Raymond Bouyer, Henry de Braisne, F.-A. Cazals, vicomte de Colleville, François Coulon, Achille Delaroche, Emmanuel Delbousquet, Léon Deschamps, Max Elskamp, André Fontainas, Lucien Jean, Paul Leclercq, Ch. Van Lerberghe, Roland de Marès, Camille Mauclair, Albert Mockel, Jean Rameau, Gabriel Randon, Paul Redonnet, Rémy Salvator, Ch. Saunier, Victorien du Saussay, Emmanuel Signoret, Émile Verhaeren, Richard Wémann, Henri Zisly. Mentionnons 19 suffrages à Jean Moréas, 12 à Sully Prudhomme, 11 à Henri de Régnier, 10 à Léon Dierx, 9 à José-Maria de Heredia, etc. [Retour]

Ce texte a paru dans la Revue encyclopédique du 14 mars 1896, repris dans le recueil Barbarie et Poésie en 1925.

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