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L'Action française condamnée
Les documents
et les faits

Le 9 janvier, Charles Maurras portait à la connaissance de nos amis la condamnation de l'A. F. par l'article suivant 1 :

Je ne puis laisser à personne le soin de publier et de présenter au public les deux documents qui, hier, nous sont arrivés de Rome par le ministère de La Croix.

Ceux qui connaissent ma pensée et celle de L'Action française ne seront pas surpris du respect profond et, quoi qu'on en puisse dire, sincère, avec lequel sont accueillies de telles paroles. Pour ma part, je ne les couperai, je ne les interromprai d'aucune objection. Elles se développeront, avec la liberté que leur assure une autorité souveraine, jusqu'à leur terme. À ce point seulement, je demande, non à être entendu, à titre d'homme mortel, mais à faire entendre, respectueusement, des vérités qui sont de fait et que rien ne peut empêcher d'être ou d'avoir été.

Décret du Saint-Office condamnant certaines œuvres de Charles Maurras et le journal L'Action française

Le 29 janvier 1914 et le 29 décembre 1926.

Comme plusieurs ont demandé qu'il fût fait une enquête diligente sur la pensée et l'intention de ce Siège Apostolique et surtout sur celles de Pie X d'heureuse mémoire, touchant les œuvres et écrits de Charles Maurras et le périodique intitulé L'Action française, S. S. le Pape Pie XI m'a ordonné à moi, soussigné, assesseur du Saint-Office, de rechercher avec soin les actes et les dossiers de la Sacrée Congrégation de l'Index — qui, comme tous le savent, a été jointe et incorporée au Saint-Office — et de lui en faire un rapport.

Cette enquête achevée, voici ce qui a été constaté :

  1. Dans la Congrégation préparatoire tenue le jeudi 15 janvier 1914 :

    « Tous les Consulteurs furent unanimement d'avis que les quatre œuvres de Charles Maurras : Le Chemin de Paradis, Anthinéa, Les Amants de Venise et Trois idées politiques, étaient vraiment mauvaises et donc méritaient d'être prohibées ; à ces œuvres, ils déclarèrent qu'il fallait ajouter l'œuvre intitulée L'Avenir de l'Intelligence.

    « Plusieurs Consulteurs voulurent qu'on y ajoutât aussi les livres intitulés La Politique religieuse et Si le coup de force est possible. »

  2. Dans la Congrégation générale tenue le lundi 26 janvier 1914 :

    « L'Éminentissime cardinal préfet a déclaré qu'il avait traité de cette affaire avec le Souverain Pontife, et que le Saint-Père, en raison du nombre de pétitions à lui adressées de vive voix et par écrit, même par des personnages considérables, avait vraiment hésité un moment, mais enfin avait décidé que la Sacrée Congrégation traitât de cette affaire en pleine liberté, se réservant le droit de publier lui-même le Décret.

    « Les Éminentissimes Pères, entrant donc au cœur de la question, déclarèrent que, sans aucun doute possible, les livres désignés par les Consulteurs étaient vraiment très mauvais et méritaient censure, d'autant plus qu'il est bien difficile d'écarter les jeunes gens de ces livres, dont l'auteur leur est recommandé comme un maître et comme le chef de ceux dont on doit attendre le salut de la patrie. Les Éminentissimes Pères décidèrent unanimement de proscrire, au nom de la Sacrée Congrégation, les livres énumérés, mais de laisser la publication du Décret à la sagesse du Souverain Pontife. Pour ce qui concerne le périodique L'Action française, revue bimensuelle 2, les Éminentissimes Pères estimèrent qu'il fallait en décider comme des œuvres de Charles Maurras. »

  3. Le 29 janvier 1914 :

    « Le Secrétaire, reçu en audience par le Saint-Père, a rendu compte de tout ce qui s'est fait dans la dernière Congrégation. Le Souverain Pontife se met aussitôt à parler de L'Action française et des œuvres de M. Maurras, disant que, de nombreux côtés, il a reçu des requêtes lui demandant de ne pas laisser interdire ces œuvres par la Sacrée Congrégation, affirmant que ces œuvres sont cependant prohibées et doivent être considérées comme telles dès maintenant ; selon la teneur de la proscription faite par la Sacrée Congrégation, le Souverain Pontife se réservant toutefois le droit d'indiquer le moment où le décret devra être publié, s'il se présente une nouvelle occasion de le faire, le décret qui prohibe ce périodique et ces livres sera promulgué à la date d'aujourd'hui. »

  4. Le 14 avril 1915 :

    « Le Souverain Pontife (Benoît XV, d'heureuse mémoire 3), a interrogé le Secrétaire au sujet des livres de Charles Maurras et du périodique L'Action française. Le Secrétaire a rapporté en détail à Sa Sainteté tout ce que la Sacrée Congrégation avait fait à ce sujet, et comment Son prédécesseur, Pie X, de sainte mémoire, avait ratifié et approuvé la proscription prononcée par les Éminentissimes Pères, mais avait différé à un autre moment plus propice la publication du décret. Cela entendu, Sa Sainteté déclara que ce moment n'était pas encore venu, car, la guerre durant encore, les passions politiques empêcheraient de porter un jugement équitable sur cet acte du Saint-Siège. »

Toutes ces choses ayant été rapportées avec soin à Notre Très Saint-Père par moi, soussigné, assesseur du Saint-Office, Sa Sainteté a jugé qu'il était devenu opportun de publier et de promulguer ce décret du pape Pie X et a décidé d'en effectuer la promulgation, avec la date prescrite par son prédécesseur, d'heureuse mémoire, Pie X.

De plus, en raison des articles écrits et publiés, ces jours derniers surtout, par le journal du même nom, L'Action française, et, nommément par Charles Maurras et par Léon Daudet, articles que tout homme sensé est obligé de reconnaître écrits contre le Siège apostolique et le Pontife romain lui-même, Sa Sainteté a confirmé la condamnation portée par son prédécesseur et l'a étendue au susdit quotidien, L'Action française tel qu'il est publié aujourd'hui, de telle sorte que ce journal doit être tenu comme prohibé et condamné, et doit être inscrit à l'Index des livres prohibés, sans préjudice, à l'avenir, d'enquêtes et de condamnations pour les ouvrages de l'un et de l'autre écrivains.

Donné à Rome, au palais du Saint-Office, le 29 décembre 1926.

Par ordre du Saint-Père,
CANALI, assesseur.

Lettre du pape Pie XI au cardinal Andrieu

À S. Ém. le cardinal Paulin-Pierre Andrieu, archevêque de Bordeaux.

Bien aimé et vénéré Monsieur le Cardinal,

C'est de tout cœur que Nous vous remercions des bons et si pieux souhaits que vous venez de Nous envoyer par votre aimable lettre du vingt-trois décembre passé, et que Nous vous le rendons en implorant pour vous du divin Enfant toutes les grâces que votre âme de pasteur désire pour vous-même, pour votre clergé et pour votre peuple, qui sont aussi les nôtres et que Nous aimons tant parce qu'ils vous aiment, travaillent avec vous et répondent si généreusement à vos sollicitudes pastorales. Nous tenons à faire cela personnellement et sans intermédiaires, pour vous dire encore une fois combien Nous apprécions la fidèle et généreuse coopération que vous Nous prêtez depuis quelques mois. Dans les feuilles ci-jointes, vous allez lire le premier un décret touchant la grave question de l'Action française, qui va paraître incessamment dans les Acta Apostolicae Sedis, avec les actes du premier Consistoire. Vous aviez un certain droit à cette prémice parce que, parmi vos vénérables confrères de l'épiscopat français, vous avez été le premier à soulever la question et le premier aussi, à porter les conséquences d'une telle initiative, toujours avec Nous, dès que votre cause est devenue la Nôtre, c'est-à-dire dès la toute première heure.

Comme vous allez voir, le décret a une importance assez grande, ne serait-ce que parce qu'il détruit d'un seul coup la légende qu'on a tissée, en bonne foi, comme Nous aimons à le croire, autour de Notre vénéré prédécesseur Pie X de sainte mémoire. Comme vous voyez, non seulement il en résulte que ni vous, ni Nous, ni Nos coopérateurs et exécuteurs n'avons été les premiers à Nous saisir de ladite question, mais il en résulte aussi que Nous avons fini là où Pie X a commencé.

Il est de toute évidence que Nous aurions employé de tous autres procédés, si les documents que Nous publions avaient été à Notre connaissance ; mais ce n'est qu'après le jour du Consistoire que Nous les avons eus en Nos mains. Sans doute, il Nous était très pénible de voir opposer (comme on l'a si souvent fait plus ou moins ouvertement), le nom et la prétendue conduite de Notre vénéré prédécesseur à Notre nom et à Notre conduite vis-à-vis de l'Action française ; Nous avions le profond sentiment — dites le pressentiment — qu'une telle opposition ne répondait pas au vrai ; pour ne pas dire autre chose, Pie X était trop anti-moderniste pour ne pas condamner cette particulière espèce de modernisme politique, doctrinaire et pratique, auquel Nous avons affaire ; mais les documents positifs Nous manquaient, ils Nous ont manqué jusqu'à la toute dernière heure, et ce n'est qu'après des recherches réitérées, faites suivant des indications que Nous suggéraient les habitudes d'une vie passée en grande partie au milieu des livres et des documents, qu'on les a finalement retrouvés. Tout ceci s'explique facilement, si on se rappelle que l'an 1917 (Motu proprio du 25 mars), la S. Cong. de l'Index a été incorporée à celle du Saint- Office et ses archives unies à celles de celui-ci. Il est encore plus facile d'expliquer les délais auxquels Pie X et Benoît XV ont jugé opportun de soumettre la publication du décret que Nous promulguons : l'un et l'autre l'ont dit et Nous publions les considérations qui les ont inspirées ; et l'on ne peut pas ne pas remarquer que les interventions et les hautes pressions dont parle Pie X ne l'ont pas empêché d'approuver la proscription prononcée par la S. Cong. de l'Index jusqu'à vouloir y lier son nom, en en prescrivant la date de la publication en n'importe quel temps celle-ci aurait eu lieu. Nous Nous demandons plutôt pourquoi la divine Providence a permis tout ce retard dans la recherche et la découverte de documents si importants et si décisifs ; et Nous aimons à y voir non seulement une permission, mais une disposition providentielle dans le double but, d'un côté, de Nous engager à étudier toute la grave question personnellement et pour Notre compte, et, de l'autre côté de faire… ut revelentur ex multis cordibus cogitationes 4.

En effet, cette révélation des cœurs s'est produite dans une bien large mesure depuis la publication de votre lettre, mais plus encore en ces derniers temps, et surtout dans les jours qui ont immédiatement précédé et suivi le Consistoire du 20 décembre passé. Il s'est révélé une absolue absence de toute juste idée sur l'autorité du Pape et du Saint-Siège et sur sa compétence à juger de son extension et des matières qui lui appartiennent ; une absence non moins absolue de tout esprit de soumission ou tout au moins de considération et de respect ; une attitude prononcée d'opposition et de révolte ; un oubli ou plutôt un vrai mépris de la vérité, allant jusqu'à l'insinuation et à la divulgation d'inventions aussi calomnieuses que fausses et absurdes ; tout ceci s'est abondamment et si clairement révélé, que beaucoup de bons catholiques ont vu et compris à qui et à quel esprit ils s'étaient fiés en pleine bonne foi. C'est au milieu de telles révélations de cœurs que la divine Providence a mis en Nos mains les documents que Nous vous communiquons ; ce sont ces révélations qui ont mis le comble à la mesure et Nous font proscrire le journal L'Action française, comme Pie X a proscrit la revue bimensuelle du même nom 5. Quant aux livres de Charles Maurras, proscrits par Pie X, il est évident, pour tout bon catholique, que la proscription ne perd rien de sa force par le fait que l'auteur ait tenu à se faire son propre index, quand l'Index de la Sainte Eglise est intervenu, d'autant plus s'il déclare comme il l'a déclaré que, par là, il n'entend se mettre en règle avec aucune loi. C'est précisément de l'intervention de l'Index que les documents retrouvés témoignent, comme ils attestent aussi le persévérant jugement de l'Église sur la grave question du moment. Nous espérons que, révélée à l'heure qu'il est, une telle continuité du jugement suprême de cette Église que le Saint-Esprit appelle columna et firmamentum veritatis 6, suffirait, à elle seule, à éclairer les esprits, à dissiper les doutes, à tranquilliser les âmes, à ramener partout et en tous la paix. C'est Notre désir ardent, c'est Notre instante prière pour tous Nos chers fils de France et plus particulièrement pour cette bien-aimée jeunesse, qui, toujours, mais surtout à l'heure qu'il est, garde la première place dans Nos prédilections et dans Nos sollicitudes apostoliques. Mais c'est à tous, sans exception, que Notre cœur paternel s'ouvre, offrant à tous l'accueil le plus indulgent et le plus tendre ; désireux de les consoler tous, si, pendant une heure que Nous espérons déjà passée sans retour, Nous en avons dû contrister quelques-uns afin de ne pas manquer à Nos redoutables responsabilités pour le salut de leurs âmes.

Voilà, Monsieur le cardinal, les sentiments dont Nous vous prions de vous faire l'interprète, comme toujours fidèle,

en vous donnant, à vous, à tout votre diocèse et à toute la France, les bénédictions les plus affectueuses.

Du Vatican, le 5 janvier 1927.

PIUS P.P. XI.

Comme je l'ai exprimé hier soir par une note circulaire à la presse parisienne 7, l'arrivée des deux documents n'a pas été sans causer une certaine surprise. On savait la condamnation prête, cela nous revenait de tous les côtés. On imaginait difficilement qu'elle pût éclater en pleine discussion du discours du Nonce et de la politique de Locarno 8. Mais ne savait-on pas que, sur de tels sujets, nul ne nous fermerait la bouche ?

Quoi qu'il en soit, je n'aurai pas le mauvais goût d'opposer une contestation quelconque au jugement du Souverain Pontife sur ma personne, mon œuvre ou ma pensée. Nous avions cru de notre devoir de dire aux catholiques que certaines de mes œuvres n'étaient pas pour eux, et nous nous étions fait ainsi, depuis de longues années (1912 !) notre propre Index. Le Saint-Père relève cet acte comme insuffisant, pis encore peut-être. Nul ne discutera ici le droit de l'Église. Peut-être eût-il été équitable de se souvenir que tel livre jugé condamnable en 1913 ou 1914 ne se présentait plus dans le même texte en 1926. Mais peu importe ! Là encore, la décision appartient à qui juge, et le juge, ce n'est pas nous.

Tout cela est donc sans reproche ; le murmure serait parfaitement inutile. Mais il me reste à dire que j'ai lu avec un étonnement douloureux les documents par lesquels le nom et l'autorité de Pie X sont invoqués et utilisés contre moi.

S. S. Pie XI nous apprend que, le 20 décembre, il ignorait encore ces documents, qui n'ont été connus que d'hier. Ce retard lui paraît facilement explicable. Néanmoins, à lire et à relire ce passage de la lettre pontificale, il est clair que l'explication tirée d'un déménagement d'archives ne satisfait Sa Sainteté qu'à demi, car Elle en cherche d'autres, plus élevées. Cette inquiétude assez sensible est beaucoup plus vive chez moi : je ne puis m'empêcher de trouver suspects des textes dont le sens est en contradiction flagrante avec les témoignages que je possède depuis treize ans (et qui n'ont jamais varié) sur la pensée très claire de Pie X à mon égard.

Le décret exhumé nous donne la date à laquelle se réunit la congrégation de l'Index pour me juger : 15 janvier 1914. Précisément ce même jour, le Pape Pie X recevait en audience particulière un religieux éminent, ami de l'Action française, et lui disait :

— Ils sont aujourd'hui réunis pour le condamner…

— Je le sais, Saint-Père, dit le religieux, mais que feront-ils ?

— Ils ne feront rien.

« Faranno niente », répondit le Pape avec une extrême vigueur de regard et d'accent.

Avant de se retirer, le moine, agenouillé pour la bénédiction, dit :

— Très Saint-Père, si j'osais, je vous demanderais une bénédiction spéciale pour Charles Maurras.

— Oui, répondit-il, envoyez-la lui de ma part.

Le surlendemain, 17 janvier 1914, je reçus lettre et bénédiction.

Assurément, Pie X aurait pu changer d'avis, aux dates plus récentes marquées par les documents retrouvés : 26 janvier, 29 janvier 1914. Mais, en juillet suivant, moins de six semaines avant la mort de Pie X, un autre Français recevait de la même bouche sainte des déclarations aussi précises que les premières. C'était en réponse à mes remerciements pour la condamnation épargnée :

— Elle est là, dit le Pape, en montrant son bureau, et elle n'en sortira pas.

Pie X ajouta :

— Ils venaient, en colère, comme des chiens, me dire : « Condamnez-le, Très Saint-Père, condamnez-le ! » Je leur répondais : « Allez vous-en, allez lire votre bréviaire, allez prier pour lui. »

Le second témoin fit comme le premier. Il implora du Pape Pie X une bénédiction spéciale pour moi. Elle lui fut accordée avec beaucoup de grâce, et c'est à cette occasion que le Pape Pie X prononça sur moi la parole extraordinaire : « E un bel defensor della fede. 9.  »

Entre l'audience donnée le 15 janvier à mon premier témoin et les paroles, si bienveillantes, dites au second, au mois de juillet, se placent ces mots d'une lettre du cardinal de Cabrières 10, rapportant une audience de Pie X, juin 1914 : « Nous avons parlé de Maurras, et j'ai vu le Saint-Père très résolu, et heureux de l'avoir protégé. »

On sait que, tout dernièrement, La Vie catholique essayait d'invoquer contre moi des témoignages du cardinal de Cabrières. On n'a pas oublié comment des textes formels lui ont fermé la bouche. La Vie catholique a murmuré d'obscures menaces. Elle n'a pas osé nous resservir le plat. Que répondre, en effet, à l'accablante vérité qui ruisselle du texte que nous plaçons au frontispice de ce numéro 11 ? Peu de temps avant la fin d'une belle vie, le Cardinal de Cabrières terminait sa lettre publique du 6 août 1920 par ces mots : « Au revoir, mon cher Maurras, et bien respectueusement à vous dans le souvenir du pape Pie X dont la volonté expresse vous a gardé pendant la guerre pour le bien de notre pays. »

Après les témoins qui vivent encore, voici donc le texte toujours vivant du noble témoin qui milite du fond du tombeau. En présence de telles dépositions, il me faut bien me demander ce que valent des documents qui ont dormi dans l'ombre pendant treize années, exposés à tous les outrages, et qui en sont sortis de façon aussi opportune que merveilleuse : le Pape qu'ils ont trompé en a dû faire état. Mais, comme je l'ai dit hier soir à nos confrères de la presse, tous les gouvernements, toutes les chancelleries se ressemblent, et les bureaux embarrassés ont rarement péché par excès de scrupule, qu'il s'agisse de solliciter 12, de forger ou de maquiller ! En 1914, quand la France était absente du Vatican depuis dix ans entiers, l'intrigue allemande, tenue en respect par Pie X, était déjà très forte. D'autres raisons nouvelles l'ont aggravée et fortifiée aujourd'hui.

C'est donc à S. É. le cardinal de Bordeaux qu'a été adressée la primeur (ou les « prémices ») des nouveaux documents dont on vient de voir la valeur et la portée. Ces pièces, dont on peut dire tout au moins qu'elles sont suspectes, consoleront-elles le vénérable prélat d'Aquitaine d'avoir innocemment copié les mensonges et les faux de l'agent allemand Fernand Passelecq 13 ? Cette copie est démontrée au peuple français depuis avant-hier 14. Ces mensonges et ces faux soulèvent par toute la France une dérision triste et un rire amer que nous n'aurions pas voulu déchaîner. Ceux qui nous reprocheront de n'avoir pas tenté d'obtenir justice par d'autres moyens moins publics établiront par ce reproche qu'ils ignorent absolument tout le secret de notre histoire au long des quatre derniers mois.

Quoi qu'il en soit, la preuve est faite. C'est d'un agent pangermaniste belge que tout a découlé. Sa brochure, propagée par l'abbé Trochu en supplément de l'Ouest-Éclair, a trompé le métropolitain de Bordeaux, l'erreur de Bordeaux a trompé la Métropole romaine, et la cabale boche, pro-boche et philo-boche a tout aggravé et envenimé.

Ce n'est pas nous qui, en nous plaignant de Rome, voudrions accuser Rome. Les malheurs de la France et des Français à Rome sont dus au régime qui a laissé la France sans représentation et sans influence là-bas. Notre confiance, égale à notre respect, est supérieure à l'épreuve. Le fait d'être momentanément méconnus en un des lieux du monde dont nous avons attendu les biens spirituels et moraux les plus élevés ne peut absolument rien changer à nos idées là-dessus. À peine nous semblent-elles un peu plus difficiles à défendre.

Je ne parle certes pas au nom des catholiques. Comment un catholique serait-il ébranlé ! L'un d'eux me disait, l'autre jour :

— Le Pape est infaillible en matière de foi et de doctrine parce qu'il est informé par le Saint-Esprit ; il est faillible dans le reste, comme un homme, parce qu'il a des hommes pour informateurs.

Les non-croyants savent, d'autre part, que l'idée générale que l'on se fait d'une institution doit être tirée de l'ensemble de son développement et de son action.

La monarchie française nous est apparue bonne parce qu'elle a été le bien de la France pendant mille ans.

La Papauté nous est apparue excellente parce qu'elle représente un bienfait universel pour l'humanité pendant près de deux millénaires.

Aurions-nous cessé d'être monarchistes au lendemain de Rossbach 15 ? Comment cesser d'honorer et de vénérer le catholicisme au lendemain d'une petite erreur concernant quelques livres et leur auteur ?

Ces condamnations respectent nos devoirs à l'égard du Saint-Siège. Elles ne peuvent effacer aucun de nos devoirs envers la patrie. Je ne cesserai pas de la défendre ni de la mettre en garde contre la barbarie dont elle est menacée. Je n'arrêterai pas mon sillon, je n'interromprai pas mon œuvre, je ne trahirai pas une pensée dont la fécondité n'est pas discutable et dont l'Église même a eu des profits que je ne cherchais pas. Il y a un dossier de conversions catholiques opérées par l'Action française et même par son directeur indigne. Il y a un dossier des vocations sacerdotales qui se sont produites parmi nos jeunes gens. On nous apporte, ce soir même, de la part de la présidente générale de l'Association des jeunes filles royalistes, étroitement unie de tout temps à l'Action française, un dossier des entrées en religion de leurs membres depuis dix ans ; ces jeunes filles sont au nombre de 251, sur lesquelles 33 carmélites, 2 trappistines, 14 bénédictines, 7 dominicaines, 2 clarisses, 3 franciscaines, 8 visitandines, 18 augustines (Sacré-Cœur), 9 filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul, 3 missionnaires, 13 auxiliatrices du Purgatoire. Les 140 autres se partagent entre des congrégations régionales. Ces jeunes Françaises nous lisaient : leurs belles voix pures diront si ce journal ou si nos livres les détournaient de leur devoir !

Je lis avec stupeur que non seulement Anthinéa et Le Chemin de Paradis, mais L'Avenir de l'Intelligence, La Politique religieuse sont signalés comme des livres très mauvais. J'y vois aussi Les Amants de Venise… Il y a là-dessus un bon conte, qui est une histoire vraie.

En 1912, quand ma Politique religieuse arriva à Rome (c'est le livre qui m'avait valu la faveur de Pie X), un saint religieux de nos amis, bien connu sous le nom du Père Pie de Langogne 16, écrivit à un de mes maîtres les plus chers :

— À la bonne heure ! Voilà comment on aime à lire M. Maurras… Mais pourquoi s'amuse-t-il à écrire des livres frivoles et immoraux comme Les Amants de Venise ?…

Mon bon maître fut pris d'un fou-rire. Poste par poste, il répondit :

— Mais le titre de ces Amants vous a trompé ! Mais c'est un livre archi-moral ! Mais, sans le mettre indistinctement dans toutes les mains, il peut servir beaucoup à détruire quelques-uns des pires sophismes du sentiment…

En union à cette pensée, je lisais, tout dernièrement, sous la plume d'un Prince de l'Église de France, une allusion transparente à ce petit livre :

« Nul n'a mieux flagellé la fausse dignité de l'Amour romantique qui prétendait valoir pour lui seul, quelque indigne que fût son objet ou pernicieux que fussent ses ravages, thème antisocial qui a présidé à la destruction légale de la famille dont nous sommes les témoins épouvantés 17. »

Que Rome, évidemment trompée, censure le modeste appoint que portent nos faibles forces à la défense intellectuelle et morale de la civilisation contre l'anarchie, encore une fois, c'est son droit. Il ne m'appartient pas de protester. Il ne m'appartient pas non plus de cesser. À côté de Rome, il y a la France. Je n'ai pas le droit de cesser la défense de mon pays. Kiel et Tanger n'a pas été censuré, et c'est bien heureux ! Nous nous tiendrons, très fermes, sur ce bout de rempart qu'a respecté la germanophilie devenue maîtresse de quelques avenues et antichambres du Vatican. Mais nous n'arrêterons pas non plus de redire à Celui qui a cru lire de mauvais sentiments dans les cœurs, qu'il dépendrait de Lui de les connaître directement et de les aimer.

Charles Maurras
  1. Nous reproduisons cet article d'abord publié le dimanche 9 janvier 1923 dans L'Action française d'après le texte du recueil de 1927 L'Action française et le Vatican. (n.d.é.) [Retour]

  2. Il y a ici une erreur manifeste dans le texte de 1914 : depuis 1908 où commença L'Action française quotidienne, la revue, auparavant bimensuelle, ne parut plus qu'une fois par mois jusqu'à la guerre. (n.d.é.) [Retour]

  3. Pie X était mort entre temps. (n.d.é.) [Retour]

  4. Luc, 2, 35 — présentation de Jésus au Temple : « Siméon les bénit et dit à Marie sa mère : il est là pour la chute ou le relèvement de beaucoup en Israël et pour être un signe contesté. Toi-même un glaive te transpercera l'âme. Ainsi seront dévoilés les débats de bien des cœurs. » (n.d.é.) [Retour]

  5. Voir supra note 2. (n.d.é.) [Retour]

  6. Première épître à Timothée, III, 15 : « colonne et fondement de la vérité ». (n.d.é.) [Retour]

  7. Voici le texte de cette circulaire que Le Temps, notamment, reproduisit in extenso dans son numéro du 10 janvier :

    Il était question de nous condamner, l'Action française et moi.

    Mais je ne pensais pas que le coup pût être porté en plein débat sur le discours du Nonce et la politique de Locarno.

    Je tiens à affirmer que rien ne nous fermera la bouche et que l'Action française défendra pied à pied l'intérêt national.

    J'ai toujours professé le plus profond respect pour l'Église et pour le Saint-Siège, et ce n'est pas sans un effort pénible que je cède au devoir de rétablir les vérités de fait qu'il m'est impossible de méconnaître ici.

    Que S. S. le pape Pie XI porte sur ma personne, mes écrits, ma pensée, tels jugements qu'il estimera nécessaires, ce n'est pas à moi de les contester. Mais j'ai lu avec un étonnement douloureux les documents par lesquels le nom et l'autorité de Pie X sont invoqués et utilisés contre moi.

    S. S. Pie XI nous apprend que le 20 décembre il ignorait encore ces documents qui n'ont été remis que d'hier. Leurs retards lui paraissent facilement explicables. Quant à moi, je ne puis m'empêcher de trouver suspects des textes dont le sens est en contradiction flagrante avec les témoignages que je possède depuis treize ans, et qui n'ont jamais varié, sur la pensée très claire de Pie X à mon égard.

    Je laisse de côté les affirmations orales et écrites du cardinal de Cabrières, qui est mort.

    Voici deux témoignages de vivants.

    Le décret exhumé nous donne la date à laquelle se réunit la congrégation de l'Index pour me juger : 15 janvier 1914. Précisément ce même jour, le pape Pie X recevait en audience particulière un religieux éminent, ami de l'Action française, et lui disait :

    — Ils sont aujourd'hui réunis pour le condamner…

    — Je le sais, Saint-Père, dit le religieux, mais que feront-ils ?

    — Ils ne feront rien.

    « Faranno niente », répondit le pape avec une extrême vigueur de regard et d'accent. Avant de se retirer, le moine, agenouillé pour la bénédiction, dit :

    — Très Saint-Père, si j'osais, je vous demanderais une bénédiction spéciale pour Charles Maurras.

    — Oui, répondit-il, envoyez-la-lui de ma part.

    Le surlendemain, 17 janvier 1914, je reçus lettre et bénédiction. Assurément, Pie X aurait pu changer d'avis, aux dates plus récentes marquées par les documents retrouvés : 26 janvier, 29 janvier 1914. Mais en juillet suivant, moins de six semaines avant la mort de Pie X, un autre Français recevait de la même bouche sainte des déclarations aussi précises que les premières. C'était en réponse à mes remerciements pour la condamnation épargnée :

    — Elle est là, dit le pape, en montrant son bureau, et elle n'en sortira pas.

    Pie X ajouta :

    — Ils venaient, en colère, comme des chiens, me dire : « Condamnez-le, très Saint-Père, condamnez-le ! »Je leur répondais : « Allez-vous-en, allez lire votre bréviaire, allez prier pour lui ! »

    Le second témoin fit comme le premier : il implora du pape Pie X une bénédiction spéciale pour moi. Elle lui fut accordée avec beaucoup de grâce et c'est à cette occasion que le pape Pie X prononça sur moi la parole extraordinaire : « E un bel defensor della fede. » Voilà ce qui a été dit et fait. Devant ces témoignages vivants, je le répète, je suis obligé de me demander ce que valent les documents dont le sort a été ignoré pendant treize ans et dont le pape, trompé, a dû faire état : tous les gouvernements, toutes les chancelleries se ressemblent, et les bureaux dans l'embarras ont rarement péché par excès de scrupule, qu'il s'agisse de solliciter, de forger ou de maquiller.

    En 1914, quand la France était, depuis dix ans, absente du Vatican, l'intrigue allemande, tenue en respect par Pie X, était déjà très forte. Par des causes nouvelles, elle est devenue plus violente encore aujourd'hui. Mais nous en tenons quelques fils. J'ai publié à L'Action française la preuve matérielle de la mystification qu'un avocat germanophile belge infligea au vénérable cardinal Andrieu. Ce faux matériel a été porté aux pieds du Saint-Siège. Puisse l'erreur être très courte ! Puissent les conséquences en être aussi limitées que possible dans l'intérêt commun de la religion et de la patrie !

    CHARLES MAURRAS

    [Note de L'Action française et le Vatican, absente de l'article tel que publié dans le journal. (n.d.é.)] [Retour]

  8. Voir en particulier l'article de Charles Maurras sur « Le discours du nonce à l'Élysée »dans L'Action française du 3 janvier 1927. (n.d.é.) [Retour]

  9. « C'est un beau défenseur de la foi. » (n.d.é.) [Retour]

  10. François Marie Anatole de Rovérié de Cabrières (1830–1921), évêque de Montpellier en 1873, créé cardinal par Pie X en 1911. Ami de Mistral et du Félibrige, il n'avait pas hésité à faire ouvrir les églises aux viticulteurs grévistes pour qu'ils y passent la nuit lors de la grande manifestation de ces derniers à Montpellier en 1907. (n.d.é.) [Retour]

  11. L'Action française portait habituellement, en haut à droite de sa première page, une citation frappante et le plus souvent liée à l'actualité. Le numéro du 9 janvier 1927 porte la citation qui va suivre du cardinal de Cabrières. (n.d.é.) [Retour]

  12. Quelles que soient les étrangetés du texte de la délibération du 26 janvier (les Éminentissimes Pères laissant la publication du décret à la sagesse du Souverain Pontife !) on peut le tenir, sauf réserve, pour exactement rapporté.

    Ce qui doit inspirer tous les soupçons, c'est le témoignage de l'Allemand Esser quant au langage pontifical qu'il rapporte.

    [Note de 1927. Esser : le cardinal allemand Herman Joseph Esser (1850–1926), devenu Thomas Esser quand il prit l'habit chez les dominicains, cardinal en 1917, responsable de l'Index au moment des délibérations de 1914 invoquées par la condamnation romaine. (n.d.é.)] [Retour]

  13. Rédacteur d'une brochure malveillante contre l'A. F. dont la lettre du cardinal Andrieu avait repris plusieurs arguments. (n.d.é.) [Retour]

  14. Bien que la réponse de Maurras au cardinal Andrieu ait été prête dans ses grandes lignes et ses arguments principaux depuis plusieurs mois, elle n'avait été publiée que les 5 et 7 janvier 1927 dans L'Action française, soit après la condamnation romaine. Voir notre édition de ces articles sous le titre, repris du recueil de 1927, Charles Maurras et le cardinal Andrieu. (n.d.é.) [Retour]

  15. Bataille qui vit en 1757 la défaite des armées franco-autrichiennes coalisées contre la Prusse. (n.d.é.) [Retour]

  16. Blaise-Armand de Sabadel (1850–1914), il prit le nom de Pie en devenant capucin et était né à Langogne, en Lozère. Confesseur de Pie X, archevêque de Corinthe en 1911, il meurt peu de temps avant d'être créé cardinal. (n.d.é.) [Retour]

  17. Le cardinal Charost. [Note de 1927. (n.d.é.)] [Retour]

Article paru dans L'Action française du 9 janvier 1927, repris dans le recueil L'Action française et le Vatican.

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