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Marianne se plaint
25 avril 1937

Un jour la pie dit au corbeau :

— Oh ! que tu es noir !

On se plaint des entraves à la liberté du travail, même organisé et réglé par la loi.

On déplore les occupations d'usines et de magasins.

On constate les excitations systématiques à la haine de classes, continues et suivies d'effet.

La fortune privée et publique périclite, sans qu'il y ait d'accroissement compensateur de la bourse des pauvres gens à qui la vie chère en fait voir de grises.

Seuls gagnent et profitent quelques gros spéculateurs voisins du pouvoir.

Les actes de violence se multiplient.

Des bambins sont rossés parce qu'ils sortent du patronage, des ouvriers sont estropiés ou torturés parce que la forme de leur nez n'est pas à l'ordonnance et déplait aux puissants du jour.

Les amateurs du drapeau rouge ou du drapeau noir peuvent organiser la tentative d'assassinat dont un officier de sapeurs-pompiers a été la victime.

Ce désastre public et le malaise qui l'accompagne ne font pas un très grand honneur au gouvernement du Front populaire, et ses défenseurs ne trouvent pas grand-chose pour les justifier. Ils s'appliquent alors à trouver quelque horreur à mettre au compte d'autrui.

Je ne crois pas faire d'injustice à nos confrères de  Marianne 1 en disant qu'ils ont dû dû penser à rappeler l'histoire éminemment suspecte du traquenard policier qui valut à Léon Blum une égratignure derrière l'oreille 2. Mais une lettre qu'ils ont trouvée dans leur courrier leur a paru moins défraîchie…

Cette lettre raconte que, le 30 mars, à Tende, frontière italienne, « des jeunes gens et des jeunes filles  » appartenant à une organisation royaliste (ce n'est point la nôtre) ont :

  1. adressé à des amis de  Marianne de « grossiers quolibets » ;

  2. enfoncé la porte d'une chambre d'hôtel ;

  3. bouleversé les meubles et la literie ;

  4. volé, oui, « volé du linge », et  Marianne déclare « penser » : du linge de femme ;

  5. lacéré de braves bouquins dont le signataire de l'article, M. Jules Romains, se trouve être l'heureux auteur.

Admettons ! On n'aurait pas le droit de l'admettre, sans enquête sérieuse sur le degré et la nature des « quolibets », enquête où les deux parties seraient entendues. L'accusation de vol, et de vol de linge, est particulièrement pauvre de vraisemblance, si l'on se réfère à la qualité des jeunes gens incriminés. Ne nous demandons même pas si les « voyous » de droite n'auraient pas été l'objet de défis ou de provocations de la part des blanches colombes de  Marianne. Ajoutons même de grosses couleurs à la petit scène.

En est-il moins ridicule d'appeler le délit (supposé) un délit royaliste, alors qu'il n'y a pas le moindre rapport entre les faits reprochés et l'opinion de ceux à qui on les reproche ?

Ici, et par tout le monde royaliste, on enseigne la nécessité naturelle, et, donc, le respect de la propriété. Quand on a rencontré des voleurs, alors même qu'ils sont puissants et peuvent faire tirer sur nous, nous crions :  à bas les voleurs ! Et, s'il nous arrive de relever un rapport fréquent entre les pilleurs de l'épargne publique et le régime républicain, c'est que nul régime n'a été plus fertile en vols, concussions, prévarications, escroqueries d'État, trafics d'influence que la République des républicains, depuis le temps où Arton achetait, chèque en main, toute une majorité de la Chambre, où Daniel Wilson trafiquait de la croix d'honneur dans le palais du président Grévy, jusqu'aux jours où l'escroc d'État Stavisky donnait deux millions et demi pour élire une Chambre, sans oublier le temps où le président Raoul Péret encaissait des mensualités de cent mille francs de cet Oustric, avec lequel Blum et sa famille entretenaient des relations fructueuses et constantes. Blum, marxiste, sait d'ailleurs, par Proudhon, que la propriété c'est le vol : la pratique suivant laquelle il s'approprie les capitaux de l'épargne n'est pas sans rapport avec cette doctrine. Il n'y a pas l'ombre d'une rapport entre l'historiette rapportée par Jules Romains et les doctrines des royalistes. À mettre les choses au pis, l'accident de Tende pourrait montrer que des voleurs se sont faufilés dans un groupe d'honnêtes gens, comme il peut d'y faufiler des policiers en service extraordinaire. Mais la volerie ne se faufile pas. La Volerie, elle se carre, elle s'étale et tend à devenir permanente dans un régime où tout dépend du Vote, qui dépend de l'Opinion, qui dépend de l'Argent, – Argent qu'il faut avoir et que le pauvre politicien besogneux se procure comme il peut.

Nous comparions tout à l'heure M. Jules Romains à la pie étonnée de la robe noire du corbeau. Son cas est bien plus singulier : c'est celui de la pie faisant honte à l'aigle blanc de quelques vagues macules de son plumage.

Où Romains va trop fort

Sans doute ai-je grand tort de répondre sérieusement à M. Jules Romains, qui se moque de nous, car il ne doit pas être dupe de sa confusion. Cependant, je n'en suis pas sûr. Écrivain distingué, il me paraît avoir toujours pêché par une disproportion qui doit tenir à une faiblesse du jugement.

En veut-on un signe un peu familier ? La nature ou l'histoire de ses ascendants l'ont doué, l'ont doté du nom charmant de Farigoule 3, c'est à dire, en provençal, Thym… Eh ! bien, s'appelant ainsi, comme un lettré d'Extrême-Orient, Monsieur Thym, il est allé se chercher le sobriquet de Jules Romains, avec une  s encore !… M. Jules Romains est connu, presque célèbre : il serait fameux si ses bouquins avaient été signés Jules Farigoule ou mieux Jules Thym. Pareille faute de départ ne saurait s'excuser que par un manque de coup d'œil. Il n'a pas vu ce qui lui aurait assuré les baisers rapides et soudains de la gloire. Étonnons-nous qu'il n'ait rien compris à la différence d'une anecdote insignifiante avec l'une des plus fécondes constantes du régime !

Ses livres !

Autre manque de sens critique et de flair : ce sombre accès de mauvaise humeur que lui a inspiré la lacération des volumes :

… Nous sommes fixés. Le jour où ces messieurs, leurs amis ou assimilés, viendraient enfin remettre de l'ordre dans la maison française, nous n'avons pas à craindre qu'ils se montrassent inférieurs aux brûleurs de livres d'outre-Rhin. Et c'est une belle rencontre que M. Charles Maurras ait écrit :  L'Avenir de l'Intelligence. Ses jeunes disciples nous donnent une vive idée de ce que serait cet avenir.

Jusqu'à M. Jules Romains, il était communément cru que les bûchers de livres avaient brillé ailleurs qu'« outre-Rhin », par exemple en Espagne, par exemple en Russie où l'Index judéo-marxiste n'a pas trop mal fonctionné : Romains est-il bien sûr de ce qui subsisterait là-bas de son œuvre ?… Un autre que lui eût pris gaiement son parti des sévices ainsi endurés par les enfants de sa cervelle ! Tous les grands livres de l'histoire humaine ont été plus ou moins brûlés par les mains des bourreaux. Ils s'en sont du reste tirés comme ils ont pu, mais, à peu près, fort bien ! Les menaces qui, il y a trente ans, m'ont paru compromettre  L'Avenir de l'Intelligence n'étaient certainement pas celles qui tiennent à la persécution directe de l'esprit. La grande, la seule menace est celle qui tend à asservir l'esprit dans l'intimité de ses profondeurs, l'essence de sa vie, son fonctionnement essentiel : une corruption indirecte et toujours facile, par l'Argent-Roi et par l'Argent-Dieu, dans une société où l'Argent est devenu la seule puissance, parce qu'elle règne sur les révolutionnaires comme elle règne sur les capitalistes : dans les deux cas, l'intellectuel ne subit ni un Code ni un Dogme, ni même une inhibition expresse : seulement, il se voit accorder, ou refuser, les moyens matériels non seulement de vivre (il peut aimer à mourir pour ses idées) mais les moyens d'exprimer, de publier, d'extérioriser sa pensée.

Le régime de la presse actuelle donne une idée de ce raffinement de tyrannie et d'inquisition. Du train dont on va, et par la loi que prépare le Front populaire, on ne brûlera ni on ne lacérera les livres ou les journaux : on les empêchera d'exister.

Patriotisme renversé !

Mais j'ai laissé M. Romains sur son dada.

Ayant cru rencontrer des voleurs de linge et des lacérateurs de bouquins dans un groupe de jeunes royalistes, il ne lui a pourtant pas suffi de mettre en cause l'honnêteté de leurs actes ou la correction de leurs propos, il lui faut saccager aussi leur patriotisme. Voici :

Je ne m'amuserais pas à grossir un tel incident  [zuze, s'il le grossissait 4], s'il n'était pas venu réveiller en moi par analogie toutes sortes d'impressions et de réflexions, fruits d'une expérience de voyageur assez étendue. Elles se résument ainsi :  les pires ennemis de la France au dehors, actuellement, ce sont les Français. Et, par un surcroît de singularité, des Français qui se considèrent comme les seuls dignes de ce nom, qui se proclament les seuls patriotes, et sui ont fait de l'exaltation du sentiment national l'alpha et l'oméga de leur doctrine.

Mon témoignage ne sera pas contredit, je crois,  par aucun de ceux qui ont un peu circulé en Europe et ailleurs. Ils se rappellent une scène qu'ils ont vécue bien des fois :

Ils arrivent dans un pays lointain. On les entoure ; on les interroge. Ils ont devant eux des visages fermés, ambigus, inquiets. Peu à peu, la conversation enhardit les gens. Leurs questions cessent d'être vaguement courtoises. Elles se font plus pressantes. Les arrières-pensées se délivrent. Le Français nouveau-venu s'aperçoit qu'il est sur la sellette. Il doit faire face à un interrogatoire serré, qui n'est pas une improvisation, mais qu'il sent appuyé de tout un travail antérieur dans l'esprit de ces gens. Soudain, la situation devient claire. L'accusé reconnait des phrases textuelles qu'il a lues dans certains de nos  hebdomadaires les plus répandus ; des accusations, mot pour mot, contre nos hommes publics.

Les innombrables amis extérieurs à qui nous avons fait aimer la France riront de la vertueuse tirade. Nous ne lui ferons pas grâce de l'objection préliminaire : ces  hommes publics que l'on entreprend de nous faire plaindre ont commencé par traîner dans la boue les adversaires qui étaient leurs prédécesseurs. Ni Briand à  La Lanterne ni Blum au  Populaire ne s'en sont fait faute. Et tous les chefs de file de l'histoire révolutionnaire ont fait comme eux.

Il est tout de même – pour parler comme M. Jules Romains – « étonnant » que les excitateurs et les bénéficiaires de la violente presse rouge songent toujours à se ranger dès qu'un Louis Veuillot ou un Léon Daudet se saisit de leurs armes et les tourne contre eux et leur en frotte le bas du dos à la même cadence dont ils ont abusé !

Quand ces bourreaux passés victimes se mettent à geindre en se frottant et à se frotter en geignant, ceux qui ont des lettres doivent entendre ronfler à leurs oreilles le grand vers cornélien :

quoi ! tu veux qu'on t'épargne et n'as rien épargné 5 !

Avouons que ces révolutionnaires nantis ont la peau délicate dès qu'il s'agit de la leur. Il est beau d'entendre ces Gracques se plaindre de la sédition ! ces parvenus du libelle et du pamphlet, ces enfants directs, ces légitimes héritiers de Marat et du Père Duchêne, qui ne seraient rien sans ces grands ancêtres poissards, faire les renchéris et les plaintifs pour une épithète gaillarde et un nom d'animal claquant au bon endroit.

Que l'on aille porter leurs basses élégies aux conservateurs libéraux ! Je ne serai jamais dupe de cette blague. Ce qui leur était bon pour détruire l'honneur, la patrie, l'armée, la famille, l'État, peut rendre des services pour les reconstruire. Je ne me passerai pas de ces armes-là.

Principe

Oh ! ce n'est pas qu'il faille les manier comme les bandits que nous combattons.

Il y a une loi, c'est la vérité. Si l'on peut et si l'on doit vouloir être juste, il n'est pas toujours facile, dans le dur combat de la vie, notamment de la vie publique, de mesurer exactement le tort et le droit, le dû et l'indu dans les coups destinés au mérite et au démérite de l'ennemi : la mêlée a des surprises, la vérité de la bataille peut avoir ses erreurs. Il serait d'un présomptueux ou d'un orgueilleux de se prévaloir, en tous temps, d'une exacte justice. Qu'elle soit dans les intentions, si elle n'est pas toujours dans les faits. Mais, en fait, on peut se tenir constamment en règle avec la vérité. Et cela est facile : il suffit de le vouloir, il suffit de se surveiller pour rester dans la certitude. Puis de s'astreindre à rectifier tout ce que l'on peut avoir, bien malgré soi, hasardé d'inexact.

L'erreur est déplorable. Du moins est-elle réparable. Mais la vérité doit être dite, redite, et, quand elle accable les hommes publics qui, à leur place, doivent donner l'exemple de la probité, c'est tant pis pour eux ! Il ne fallait pas qu'ils y aillent !

J'ai poursuivi Philippe Berthelot 6 pour sa concussion de la B. I. C. pendant tout le second semestre de 1921. Mes « accusations » (comme dit M. Romains, mais c'étaient des démonstrations) sont des premiers jours de juillet : je les ai renouvelées sans cesse jusqu'à décembre et janvier suivants où je l'ai eu, Philippe, et son maître Briand. Où était le scandale ? Dans la concussion des coupables, avérée et avouée ? Ou dans le fait de l'avoir dénoncée et châtiée ? Du moment que la faillite de la B. I. C. 7, accompagnée de désordres sanglants dans le Yunnan, n'était pas sous le boisseau et que tout proclamait que notre secrétaire général aux Affaires étrangères avait prévariqué, eût-il fallu montrer aux nations spectatrices un esprit public français insensible à cette honte ? Ne valait-il pas mieux une opinion révoltée, accusatrice, justicière ?

De qui cela dépend-il ?

M. Blum aurait pu ne pas être fameux à l'école normale pour ses mauvaises mœurs. Il l'a été, teste Théry cum Sibylla 8. M. Blum aurait pu ne pas être exclu d'un examen de licence, il aurait pu ne pas frauder à la composition. Il a fraudé. C'est un fait. L'exclusion a suivi, c'est un autre fait. Et Blum aurait pu ne pas être des familiers d'Oustric et ne pas en bénéficier, lui et les siens. Des documents publics officiels ont établi qu'il avait mariné dans ce joli monde. M. Blum aurait pu ne pas nier en pleine Chambre un acte plus que suspect en faveur de gens qui le rémunéraient. Il a fait cette dénégation impudente et des pièces écrasantes l'ont forcé à se démentir lui-même, à la séance qui suivit. Ce sont des faits publics. Aucune épaisseur de matelas n'en préserve la connaissance de l'univers.

— Mais le monde nous épie ?

— Eh ! oui. Et le monde pourrait avoir sous les yeux une France veule, résignée à toutes les indignités de ses maîtres. Alors le monde la mépriserait. Au contraire, sait-il, voit-il nos réactions, cela lui découvre, chez nous, une vitalité morale dont il sera obligé de tenir compte dans le calcul de ses convoitises : le morceau serait dur s'il y mettait la dent, et cette mise en garde fait un juste bouclier non seulement pour la France, mais pour la paix 9.

À un autre endroit de son article, M. Jules Romains se montre ému, componctueusement attristé d'avoir eu à lire, dans un hebdomadaire français trouvé à Lisbonne, un article intitulé « La boue ». « La boue » dit-il, c'était la France ! Mais non. M. Romains lit de travers. La France dénonçait la boue dont on la couvrait. Ce n'est pas la même chose. Si la France n'eût pas dénoncé cette boue, tous les Portugais informés eussent dit que cette boue, partout visible, et de fort loin, les Français d'aujourd'hui s'y vautraient, pis, s'y endormaient. Voilà ce qui doit être évité à tout prix : et ce sommeil funeste, et la réputation d'y avoir succombé.

Ambassades

Il est évident que le bruit de la vérité ne fait pas la jambe très belle à nos diplomates. Mais la vérité toute simple, la vérité sans bruit est connue, et elle leur joue de bien plus mauvais tours.

Ceux d'entre ces messieurs qui ne sont pas des empotés ni des salonnards sans cervelle ont mille façons d'écarter d'un revers de fleuret ce qui peut s'articuler devant eux de gênant contre  les hommes publics du pays qu'ils représentent. Mais le plus habile ne joue pas aussi facilement avec le réel !

Je fais toutes sortes de vœux pour que les affaires de la France à Washington n'aient pas à expier les compromissions ministérielles de M. Bonnet dans l'affaire Stavisky. Mais, qui en aura la responsabilité ? Ceux qui ont dévoilé le stupre ? ou ceux qui ont commis la trahison de confier de si hauts intérêts nationaux à un  homme public d'une aussi éminente vulnérabilité ?

Nous aurions pu fermer les yeux. Mais ceux du partenaire américain étaient fort bien ouverts. Le meilleur ou le seul moyen de parer aux dégâts est encore d'en calculer  publiquement l'éventualité.

Je sais, je sais, il y a d'autres cas. Briand représentait la France. Blum représente la France… On amoindrit Briand, on amoindrit Blum, et ce défaut d'autorité peut nuire au pays. Mais d'abord on suppose Briand et Blum loyaux, ce qui est en question. Et puis, ce n'est pas ce qu'on dit de Briand ou de Blum qui leur ôte de l'autorité, c'est ce qu'ils sont, c'est ce qu'ils font, c'est ce qui rayonne de toute leur vie et toute leur action.

Tant que l'Angleterre a cru Blum très solide en France, elle a fait du Chacal-Chameau-Chien sa véritable vache à lait, en lui accordant, en échange, quelques avantages de prestige personnel et d'ostentation particulariste. Depuis que l'Angleterre le voit branlant et menacé, elle est plus prudente, elle s'engage moins avec lui.

Peut-être que Stresemann aurait fait l'économie de quelques unes de ses ruses les plus subtiles et les plus dangereuses – celles qui ont fait Locarno, l'évacuation de Mayence et le reste – si l'opposition nationale française avait réussi à persuader l'Allemagne que Briand branlait dans le manche et finirait par un échec retentissant comme celui qu'il essuya au scrutin de Versailles.

Force et faiblesse

Les jeux de politique extérieure ne sont pas si simplistes qu'on l'imagine.

En 1871, Bismarck ne voulait pas entendre parler d'une « monarchie en règle » pour la France, qui eût été trop forte : mais il ne voulait pas non plus de « la République des ardents » qui ne lui eût pas payé son indemnité. Une certaine puissance était souhaitée à nos gouvernants, et aussi une certaine faiblesse. On redoute chez le voisin un degré de force. Mais un degré de faiblesse peut n'y être pas désiré pourtant. Affaiblir l'image internationale de Blum ou celle de Briand peut devenir utile à la patrie dont Blum et Briand sont, au surplus, les fléaux certains, – et ce n'est pas un mal pour la France que la grave pudeur britannique commence à se montrer choquée de ce qui est révélé de l'ignoble livre de Blum sur le mariage, les jeunes filles et l'amour 10.

La première réflexion est, naturellement :  — Comment les Français supportent-ils ce dégoûtant à la tête de leurs affaires ?…

La seconde :  — Mais il apparaît bien que cela ne les enchante pas…

Et la troisième :  — Ne misons pas trop fort sur ce mauvais cheval-là.

Et, sauf qu'il ne s'agit pas d'un cheval mais d'un Chacal-Chameau-Chien, le raisonnement est bon. Et il n'est pas défavorable à la France parce qu'il peut la sauver d'un certain nombre de tractations que l'on eût poursuivies avec Blum si on lui eût prêté un crédit qu'il n'a pas de notre côté de l'eau.

Le Vrai seul

Mais, sans entrer dans ce détail, que l'on peut estimer subtil et complexe, le reproche ultra-portatif et tout en mots qu'utilise M. Jules Romains se brise comme verre contre le rocher d'airain de la vérité.

Ou il faut élever autour de la France une muraille de Chine semblable à celle qu'ont bâtie les Soviets autour de leur empire, et alors rien ne se sait, rien ne se voit, rien ne filtre des indignités sanieuses ou sanglantes des  hommes publics – ou le pays est libre, et les communications le sont aussi, et l'honneur du pays est intéressé, hautement, à ce qu'il soit bien connu, d'Oslo à Tombouctou et de New-York à Yokohama, que le pays légal n'est pas le pays réel et que – prise au réseau du césarisme administratif le plus dense et le plus stérile qui soit au monde — la France dispose encore d'une tête et d'un cœur assez libres pour juger, condamner, et sans doute un beau jour, exécuter une toute petite poignée de salauds qui vit d'elle.

… Et maintenant, tournez la page de  Marianne et sautez de l'article de M. Jules Romains à la jolie image qui en garnit la partie supérieure : vous y verrez un ami de Pellisson dans sa prison 11, en tête à tête avec des rats, une miche de pain, un broc, que sais-je ! L'invention est assez sotte. Je la crois utile. Elle me paraît couronner la leçon de délicatesse et d'honneur français que voulait publier M. Jules Romains…

Je viens de la découper et de la fixer, par quatre fines pointes, à mes murailles, et, je le dois déclarer, elle ne les quittera qu'avec moi : si donc, l'un de mes visiteurs, partant pour Lisbonne ou pour Honolulu, me demande de lui confier cet échantillon des élégances intellectuelles et morales du Front populaire et de ses journaux, – M. Jules Romains peut être tranquille – je ne me démunirai pas de ce document dont il vaut mieux lui barbouiller le museau entre nos frontières.

Charles Maurras
  1. Journal « politique et littéraire » de gauche, fondé en 1932 par Gaston Gallimard. Emmanuel Berl le dirige jusqu'en 1937 ; Pierre Bost en est le rédacteur en chef, André Malraux concourt à la maquette et à la réalisation. S'il était bien connu du grand public pour des photomontages d'actualité publiés en une, le journal qui souffre d'une image élitiste et d'un certain confinement dans les milieux intellectuels de gauche et parisiens, se révèle un échec commercial. Si bien que Gallimard le vend en 1937. Devenu moins politisé, il paraîtra jusqu'en août 1940.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Allusion à la prise à partie de Blum par des membres de l'Action française lors des obsèques de Jacques Bainville, le 13 février 1936. Que Blum eût pu se trouver par hasard mêlé au cortège a toujours été considéré par l'A. F. comme très douteux, d'autant que cet épisode devait servir à motiver, dès le lendemain, la dissolution par décret de diverses organisations d'A. F. : d'où le terme de « traquenard policier » employé par Maurras. Précisons que lorsqu'il écrit cet article, Maurras est emprisonné pour avoir déclaré que Léon Blum serait à abattre « le jour où  » sa politique aurait valu à la France une guerre contre l'Italie — et rappelons que le thème de l'alliance française avec l'Italie pour la détacher de toute alliance possible avec l'Allemagne était alors un des clivages politiques importants. C'est parce qu'il est emprisonné mais arrive quand même à faire passer ses articles au journal que Maurras use alors d'un pseudonyme, stratagème qui ne trompait pas grand monde mais sauvegardait les convenances politiques et les règlements pénitentiaires. [Retour]

  3. Jules Romains était de son vrai nom Louis Henri Jean Farigoule. Maurras, qui en prison ne dispose pas de documentation, orthographie à tort  Farigoul, nous corrigeons. [Retour]

  4.  Zuze : pour  juge, c'est du français prononcé en provençal avec un fort accent marseillais ; le mot ainsi formé était déjà burlesque pour Roumanille, entre interjection et verbe servant à la prise à témoin de l'interlocuteur. [Retour]

  5.  Cinna, acte IV, scène 2. [Retour]

  6. Philippe Berthelot (1866–1934) fils du célèbre chimiste, fut diplomate et l'une des figures marquantes du quai d'Orsay. [Retour]

  7. Il s'agit de la Banque industrielle de Chine (à ne pas confondre avec la Banque d'Indo-Chine, désignée par le même acronyme, et qui figurera, elle, en bonne place dans le scandale des piastres sous la quatrième République). Afin de ne pas être trop dépendant des financiers anglais, le gouvernement chinois favorisa la constitution de la banque française en 1913, apportant une partie du capital. Philippe Berthelot et son frère André faisaient partie des fondateurs. Des épargnants français apportèrent de leur côté 45 millions de francs. On devait découvrir plus tard que la part du capital apportée par le gouvernement chinois reposait sur un prêt de la B. I. C. elle-même, ce qui rendait cette participation chinoise quasi-fictive. La banque leva en outre 600 millions de francs dans le public pour construire la ligne ferroviaire Canton-Chungking. Les désordres politiques en Chine permirent de présenter au public le délai dans la mise en route du chantier ferroviaire comme une précaution nécessaire, mais dans le même temps la banque prêtait les sommes collectées au gouvernement chinois affaibli, de plus en plus impécunieux et bientôt incapable de rembourser. Le scandale éclata en 1921 et la banque dut être placée en 1922 sous le contrôle du gouvernement français. Les titres seront cotés jusqu'en 1934 dans l'espoir toujours déçu qu'ils retrouvent une valeur quelconque. La banque ne sera officiellement démantelée qu'en 1950, certaines activités résiduelles concourant à la formation de la Banque Française Commerciale Océan Indien, liée à la Société Générale. Berthelot, accusé d'avoir caché la gravité de la situation et d'avoir trompé l'administration en usant de sa position de secrétaire général du Quai d'Orsay – c'était un grand classique de la troisième République et de ses scandales financiers – dut se démettre mais seul le directeur de la banque, Pernotte, fut condamné à trois ans de prison. [Retour]

  8. Référence au début du  Dies irae, en substituant l'avocat Gustave Théry au roi David :

    Dies irae, dies illa,
    Solvet saeclum in favilla,
    Teste David cum Sibylla !

    Quantus tremor est futurus,
    quando judex est venturus,
    cuncta stricte discussurus !

    Soit : « Jour de colère, ce jour là — réduira le monde en poussière, — David l'atteste, et la Sibylle. — Quelle terreur nous saisira, — lorsque le juge apparaîtra — pour tout scruter avec rigueur ! » [Retour]

  9. Rappelons que c'est précisément pour avoir menacé de mort Léon Blum au cas où sa politique précipiterait la France dans une guerre que Maurras est alors en prison à la santé. [Retour]

  10. Léon Blum,  Du mariage, 1907. [Retour]

  11. Maurras parle bien sûr ici de lui-même. [Retour]

Article paru dans L'Action française le 25 avril 1937 sous le pseudonyme de Pellisson.

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