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L'Hospitalité
6 juillet 1912

Que le Juif de crottes de chien 1 auquel Léon Daudet a dit des vérités si pures soit un ancien homme de génie, aujourd'hui dévoré par le cafard et par l'araignée, ou qu'il faille réduire son histoire au charlatanisme de la science, de la réclame et de la juiverie, c'est une question de petit intérêt. La vraie question, celle qui se pose vraiment, c'est la vie ou la mort d'une quarantaine de millions de Français.

Il s'agit de savoir si nous sommes chez nous en France ou si nous n'y sommes plus ; si notre sol nous appartient ou si nous allons perdre avec lui notre fer, notre houille et notre pain ; si, avec les champs et la mer, les canaux et les fleuves, nous allons aliéner les habitations de nos pères, depuis le monument où se glorifie la cité jusqu'aux humbles maisons de nos particuliers. Devant un cas de cette taille, il est ridicule de demander si la France renoncera aux traditions hospitalières d'un grand peuple civilisé. Avant d'hospitaliser, il faut être. Avant de rendre hommage aux supériorités littéraires ou scientifiques étrangères, il faut avoir gardé la qualité de nation française. Or il est parfaitement clair que nous n'existerons bientôt plus si nous continuons d'aller de ce train. Comme l'a dit dans une ferme réponse Henri de Varigny 2, « les étrangers tiennent déjà beaucoup de place – et de places – dans le monde scientifique, il ne faut pas en augmenter le nombre ». Voilà le bon sens même. Ce pays-ci n'est pas un terrain vague. Nous ne sommes pas des bohémiens nés par hasard au bord d'un chemin. Notre sol est approprié depuis vingt siècles par les races dont le sang coule dans nos veines. La génération qui se sacrifiera pour le préserver des barbares et de la barbarie aura vécu une bonne vie. Pour notre part, voilà vingt ans que nous ne servons pas d'autre cause, en littérature et en politique.

Les deux questions se tiennent de très près pour les hommes de notre formation. En général, d'ailleurs, la crise nationaliste débute souvent par une crise professionnelle. Le jeune médecin s'aperçoit que tout est pris, conquis par des étrangers. Le jeune ouvrier, le jeune employé prennent garde que l'Allemand, l'Italien, le Suisse, le Belge, le Polonais, le Juif leur font la guerre économique dans les rues de Paris, ou sur les chantiers de Marseille, dans les campagnes du Nord ou dans les usines de l'Est, tantôt en travaillant à des salaires de famine inabordables pour eux, et tantôt, au contraire, en occupant les sinécures les plus grassement rétribuées. Par en haut, par en bas, le Français est bloqué. Il ne perd plus beaucoup de temps à se plaindre, car si haut que puisse monter sa réclamation, il voit qu'elle est soumise, avant d'être écoutée, à quelques délégués des quatre États confédérés, – juif, protestant, maçon, métèque – avec qui s'identifie nécessairement le pouvoir réel.

Eh bien ! ce qui se voit partout, aujourd'hui, se voyait déjà, il y a vingt ans, dans les Lettres. Mais plus encore que les intérêts de carrière, les idées, le goût, l'esprit français étaient compromis. Certes, l'étranger savait déjà prendre notre bon compatriote par la faim : Institut, Université, Revue des deux mondes, maisons d'édition, toutes les portes étaient soigneusement gardées et surveillées par les hommes de confiance de la barbarie et de la météquerie. Des directeurs et des libraires qui se croyaient et se disaient loyaux patriotes avaient autour d'eux une bonne garde de secrétaires et de « lecteurs » devant qui rien d'un peu national ne pouvait circuler en paix. Un professeur d'histoire devait passer sous la férule de Gabriel Monod et des tudesques ou se résigner à moisir dans les bas grades. Un professeur de philosophie subissait un contrôle analogue exercé par des juifs étrangers ou des protestants dénationalisés, mais tout cela aurait compté pour peu de chose si la tyrannie du barbare n'avait tenté de pousser jusqu'à cette âme de notre âme qui est l'architecte et l'ouvrière de l'idée, de l'art, de l'action. Là, barbares et métèques ne se bornèrent plus à nous dépouiller et à régner sur nous. Ils voulurent régner en nous, et ce fut leur perte. Nous frémîmes de voir utiliser leurs grandeurs insolentes pour imposer et propager un mépris brutal ou une indulgence ironique à l'égard de notre héritage. Des milliers de jeunes Français sans défense étaient littéralement abrutis d'esthétique wagnérienne, de morale ibsénienne, de politique tolstoïte, et c'est la vue de ces massacres d'innocents qui nous irrita et qui nous arma. Mais qu'elles qu'aient été nos campagnes des années 1892–1900, il était trop tard. L'essence du toxique put donner son effet. On eut la génération lamentable des intellectuels de l'Affaire Dreyfus, arrière-faix du romantisme et de la Révolution.

La jeune France d'aujourd'hui est en réaction complète et profonde contre ce double mal. Elle rentre chez elle. Ses pénates intellectuels, ses pénates matériels seront reconquis. Il faut que l'ouvrier français, le savant, l'écrivain français soient privilégiés en France. Il faut que les importations intellectuelles et morales soient mises à leur rang et à leur mérite, non au-dessus de leur mérite et de leur rang. L'étiquette étrangère recommande un produit à la confiance publique : c'est à la défiance du pays que doit correspondre au contraire la vue de tout pavillon non français. Qu'une bonne marque étrangère triomphe par la suite de cette défiance, nous y consentons volontiers, n'ayant aucun intérêt à nous diminuer par l'ignorance ou le refus des avantages de dehors, mais l'intérêt primordial est de développer nos produits en soutenant nos producteurs. Le temps de la badauderie à la gauloise est finie. Nous redevenons des Français conscients d'une histoire incomparable, d'un territoire sans rival, d'un génie littéraire et scientifique dont les merveilles se confondent avec celles du genre humain.

Notre profession de fierté nationale est écrite tout au long dans un excellent livre de 1903, qui fut l'un des premiers échos répondus à notre pensée, l'Enquête de Jacques Morland sur l'influence allemande. On trouvera cette profession à la page où le biologiste René Quinton 3 répondait :

Les principales sciences biologiques sont : la chimie, l'anatomie comparée, la paléontologie, la zoologie, l'embryogénie, l'histologie, la microbiologie. Or, un homme fonde la chimie : Lavoisier ; un homme fonde l'anatomie comparée et la paléontologie : Cuvier ; un homme fonde la zoologie philosophique : Monet de Lamarck ; un homme fonde l'embryogénie : Geoffroy Saint-Hilaire ; un homme fonde l'histologie : Bichat ; un homme fonde la physiologie : Claude Bernard ; un homme fonde la microbiologie : Pasteur. À Lavoisier, nous devons toutes les connaissance que nous avons sur la constitution fondamentale du monde ; à Cuvier les méthodes et les lois qui ont permis la classification des êtres aujourd'hui vivants et la reconstitution de ceux qui peuplaient le monde aux époques disparues ; à Lamarck la grande pensée de l'évolution ; à Geoffroy Saint-Hilaire, la notion du parallélisme entre les transformations embryonnaires et les transformations antérieures des espèces ; à Bichat la révélation des tissus organiques ; à Claude Bernard l'introduction du déterminisme organique dans les phénomènes physiologiques ; à Pasteur la conception de la maladie, en même temps que la découverte, par la seule induction, de tout un univers invisible. Ainsi, les conceptions fondamentales sur lesquelles repose notre conception même du monde vivant ont une origine qui est française.

Ces fiers propos, dont on pourrait étendre la portée à d'autres sciences que la biologie, aux arts, aux Lettres, aux industries telles que l'aviation ou l'automobilisme n'élèvent pourtant pas de muraille de Chine. Elles n'excluent personne d'utile ni rien de bon. Elles mettent un terme à cette fausse modestie que nous affections autrefois pour notre patrie. Si nous avons le goût d'être modestes, soyons-le pour notre compte personnel. Nous n'avons pas à l'être sur le dos de nos frères et de nos aïeux. Ce n'est pas ce juste orgueil d'être nés Français qui nous empêchera d'imiter, quand il le faudra, nos pères romains que Montesquieu loue très justement d'avoir changé d'épée « quand ils connurent l'épée espagnole », qui « n'oublièrent rien pour avoir des chevaux numides, des archers crétois, des frondeurs baléares et des archers rhodiens ». La bonne internationale est celle qui est mise au service de la nation. Mais la nation commence à examiner si l'on n'a pas mieux ou tout aussi bien sur le territoire de la patrie c'est ainsi qu'on accueille Mazarin ou les Broglie, c'est ainsi qu'on se délivre des Concini. La valeur de la sélection dépend de son principe. Il ne faut pas qu'elle soit livrée au hasard. Il ne faut pas non plus qu'elle dépende d'un principe anti-national comme le gouvernement de nos Quatre États confédérés. Avec le principe nationaliste de l'intérêt public, l'hospitalité est féconde. Sans quoi c'est la dépossession.

La suppression des Concini, l'accueil fait à Mazarin et aux Broglie ont heureusement coïncidé avec le puissant effort d'intégration nationale marqué par Louis XIII et le ministère de Richelieu. Ni l'intelligence, ni la modération, ni le discernement du bien et du mal n'y manquèrent. Ce n'est pas à ces bons français qu'on eût fait croire qu'il n'y a point de différence entre bons Métèques et mauvais Métèques 4. On ne leur eût pas fait admettre le raisonnement singulier en vertu duquel un étranger qui ne nous a fait que du mal, Rousseau, par exemple, doit nous conduire à méconnaître les étrangers amis et les étrangers bienfaisants. J'ai eu la confusion de voir un lettré comme Téry 5 commettre cette confusion. Elle a été naturellement reprise et adoptée, à ma grande joie, par l'homme à la conscience dans le tiroir 6, par les gens du Sillon, toute canaille parlementaire qui se moque de la poésie et de l'art comme de la patrie et qui n'a d'autre rêve que d'ajouter au déchirement des factions pour contenter ses vanités ou se remplir les poches. Mais, très précisément, la renaissance nationaliste à laquelle nous avons pris part, celle que Barrès a puissamment favorisée, tire une partie de son mérite et de son honneur de ce qu'un hôte de la France respectueux de notre langue et de notre goût, nous ayant apporté de profondes raisons nouvelles de comprendre et d'aimer le chœur de nos poètes, nous l'avons écouté, suivi et fait suivre de notre mieux. Aucun cosmopolite n'a rendu plus que nous et nos nationalistes justice pleine et généreuse à « l'Athénien honneur des Gaules Moréas ».

C'est que Jean Moréas n'était pas un parasite de la France, ni un perturbateur du repos national. Rien n'égalait sa discrétion et sa réserve pendant nos plus dures querelles. Bien que le secret de ses yeux fut pour l'armée, pour l'ordre, pour la monarchie, il en trahissait peu de choses. Il vivait presque uniquement du revenu de sa maison de Patras. Il n'entretenait ni ambition ni cupidité. Un désir fier et sans intrigue lui faisait concevoir, au bout du chemin, l'entrée de son Iphigénie aux Français, plus tard sa propre réception à l'Académie. C'était le seul terrain sur lequel il voulut concourir et rivaliser, non par une brique quelconque, mais à coups d'œuvres, de services et de bons avis.

J'ai confiance que l'on mettra quelque jour son œuvre critique au même prix que celle du bon Malherbe. On verra ainsi ce qu'il a ajouté à la musique du vers français, non seulement dans les Stances de sa maturité, dans le Bocage et l'Ériphyle de sa perfection, mais dans les essais, dans les tâtonnements, dans les gammes incomparables de son Pélerin passionné. Éternel « homme grec » dont parlait Lucrèce, il est l'artisan d'une reanissance dont nous lui savons gré : preuve que nous ne fermons pas notre porte à quiconque n'est pas Français naturel, comme essaient de le faire croire les Juifs Étrangers, mais parent très proche par l'adoption et par le sang, en tout cas bienfaiteur, nous pouvons établir toutes les raisons de notre gratitude profonde, preuve que notre règle légitime comporte une exception qui ne dépend ni du hasard, ni du caprice, ni de lubies inconséquentes comme voudraient l'insinuer une poignée de diffamateurs envieux. Ce que nous admettons, ce que nous excluons, se justifie au nom du même principe, la France.

Charles Maurras
  1. La formule est une allusion à un article de Léon Daudet dans L'Action française du 21 juin précédent, sous titré « un Juif de crottes de chien ». Cet article s'en prenait à Élie Metchnikoff (1845–1916), juif d'origine ukrainienne, découvreur des phagocytes et de la phagocytose en 1883. Il partagea un prix Nobel avec Paul Ehrlich : tous deux sont considérés comme les fondateurs de l’immunologie. Malgré des capacités médicales bien réelles donc, et à côté de travaux universellement jugés sérieux et importants, Metchnikoff semble ne s'être curieusement jamais départi d'un intérêt certain pour la pharmacopée de l'immonde usant de substances excrémentielles ou corrompues, qu'on appelle du nom allemand de Dreckapotheke et qui relève aujourd'hui du charlatanisme ou de l'ethnologie. Il faut préciser à sa décharge que ses travaux étaient fondés sur l'étude des bactéries de l'intestin. Aussi a-t-il évoqué dans de très sérieuses communications scientifiques les vertus du lait rance absorbé en grande quantité, recommandé pour rester jeune et en bonne santé diverses substances à des stades variés de pourrissement, ainsi que l'usage comme médicaments de divers excréments. Daudet réagissait à une communication à l'Académie des sciences résumée sobrement par lui : « Moyen de supprimer la vieillesse et de retarder indéfiniment la mort en avalant des crottes de chiens  » ; comme l'affirme Daudet, Metchnikoff semble bien avoir essayé de s'enrichir en exploitant la vente de tels produits. Maurras hésite donc dans ce court paragraphe introductif : Metchnikoff est-il un vieux fou au passé scientifique glorieux ou un juif d'Europe de l'est dont on souligne d'autant plus l'origine que l'antisémitisme largement partagé alors lui associe spontanément un caractère d'escroc cupide, voire d'empoisonneur ? Cette pharmacopée étrange amena plusieurs articles dans l'A. F. à l'époque, et l'indignation était d'autant plus grande que Metchnikoff, par ailleurs savant reconnu, bénéficiait d'une sorte de caution que lui fournissait son poste à l'Institut Pasteur.

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  2. Henry de Varigny (1855–1934) était journaliste et a longtemps tenu une rubrique hebdomadaire dans le Journal des Débats. Il reste surtout connu pour avoir été un partisan et un vulgarisateur des théories darwiniennes. [Retour]

  3. René Quinton (1866–1925), naturaliste, physiologiste et biologiste. Il est le créateur du « sérum de Quinton ». [Retour]

  4. Rappelons qu'au-delà de la dénomination, le mot renvoie avant tout pour Maurras à l'institution antique. [Retour]

  5. Gustave Téry (1871–1928), normalien, journaliste, il reste connu surtout pour son soutien au Sinn Fein irlandais, pour ses dénonciations virulentes de plusieurs scandales et, ensuite, pour son pacifisme. Il fut le premier éditeur du Feu de Barbusse. [Retour]

  6. Allusion à un épisode des polémiques contre le Sillon. [Retour]

Article paru dans L'Action française le 6 juillet 1912.

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