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Français,
aimons-nous
nous-mêmes

Juste au milieu de l'autre guerre, plus d'un quart de siècle écoulé !, un de mes amis fit un livre, aujourd'hui introuvable, où, voulant peindre l'atmosphère morale des trente années précédentes, il les résuma dans ce titre : Quand les Français ne s'aimaient pas 1.

Mais ce qu'il voulait exprimer était tellement loin de l'esprit de tous ses lecteurs, que ceux-ci firent aussitôt un contresens unanime ; ils se figurèrent qu'il allait leur parler du temps où les Français ne s'aimaient pas entre eux et, divisés les uns des autres, luttaient les uns contre les autres…

Certes, l'union nécessaire manque, beaucoup et trop, en France. C'est pourquoi son image y est toujours comprise et désirée, appelée et même fêtée. On aime à répandre des plaintes tout à fait légitimes sur les outrances des partis, leurs passions et leurs injustices ; on élève de grands soupirs vers la plus urgente et la plus légitime des concordes. Pieux désirs ! Valant ce qu'ils valent, ils sont courants.

En revanche, notre pays ne donne pas grande attention à ce dont parlait le livre. Nous passons, sans y prendre garde, sur la plus triste et la plus fâcheuse de nos habitudes d'alors, d'aujourd'hui, de toujours : les Français ne s'aiment pas eux-mêmes, comme Français. Ils ont peu d'affection et peu d'estime pour la nature de leur peuple, pour ses traits distinctifs et pour sa figure constante. Et s'ils y pensent, c'est pour regretter, pour déplorer ou même accuser le tempérament national : « Nos Français ! Vous les connaissez ! Tous les mêmes ! » Et en avant, notre légèreté, notre versatilité, notre manque de sérieux, de patience ou de profondeur ou encore de force…

Vieille maladie qui fut grave. On l'avait crue guérie par l'exemple extraordinaire des quatre années consécutives tenues dans les tranchées, au long d'héroïques batailles. Mais à peine nos provinces frontières étaient-elles dégagées, le même mauvais refrain a recommencé de courir.

De hautes autorités morales ont bien raison de prêcher, comme elles en ont le devoir, aux Français, nés Gaulois, plus de charité réciproque, moins d'acrimonie dans leurs rapports sociaux, un goût moins vif de la querelle et de la dissension, Mais quoi ! c'est la nature humaine, l'homme n'a pas fini d'être pour l'homme un loup. Ce qui est redevenu l'indice commun du Français, c'est un étalage de modestie excessive et même de véritable humilité toutes les fois qu'il s'agit de la valeur et du rang de notre nation. Le Français moderne est toujours prêt à s'effacer devant la première nation venue, en s'inclinant, en lui disant : Après vous, après vous, s'il vous plaît… Beaucoup comptent prendre un air distingué. Ils croient se dépasser en s'élevant, non au-dessus d'eux-mêmes, mais de leur peuple et de leur pays.

Bref, comme au temps du vieux livre, les Français sont encore nombreux à ne pas s'aimer, comme tels, à ne rien aimer qui soit de leur main ni de la main de leurs ancêtres, livres, tableaux, statues, édifices, poésie, philosophie, sciences ; il n'est pour eux de grands savants qu'en Amérique, de beaux châteaux qu'en Angleterre, de beaux jardins qu'en Italie, de belles églises qu'en Espagne ou au Portugal. À les entendre, si Descartes est allé chercher la mort en Suède, c'est que les royaumes du Nord sont les seuls berceaux légitimes de la « pensée ». Les littérateurs à la mode que les journaux interrogeraient sur leurs habitudes d'esprit feraient la même réponse qu'il y a cinquante ans ; ils doivent tout ce qu'ils aiment de la musique à leurs voisins de l'Est et leur peinture favorite vient de ceux de l'Ouest. Tels de nos anarchistes estiment que la patrie, pure expression géographique, est à la semelle de leurs souliers ; mais ils ont grand soin de spécifier que la nôtre est certainement la dernière, et la pire, et la moins avouable de toutes…

Parfois aussi cette rage de nous haïr et de nous mépriser est remplacée par une telle atonie, par une telle indifférence, que l'on regretterait le temps où un imbécile fameux 2 publiait, sans risquer les trognons de choux ni les œufs pourris, le misérable petit libelle intitulé : À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ? (Eh ! parbleu, elle tenait à ce qu'ils n'étaient pas Français !)

Car enfin, l'absurde fureur d'autrefois put contenir un reste d'amour filial, comme un ressouvenir des anciennes fraternités ; ce rappel en nous-mêmes, à nous-mêmes, nous accordait encore une ombre d'importance. Le détachement d'aujourd'hui semble effacer jusqu'au simple souci d'une valeur dite française.

N'en discutons pas. Mesurons la folle imprudence de cet état d'esprit, en nous rappelant ce qu'ont fait, depuis cent ans, tous les petits et les grands peuples de l'Europe et du monde. Ils ont passé leur temps devant le miroir à s'exciter sur leur beauté et sur leur puissance, à reconnaître leurs passions, à les légitimer, à chanter sur tous les tons leurs vertus et même leurs vices. Or c'est pendant le même temps que la grande masse de Français de toutes les classes, de toutes les catégories, de toutes les cultures se rabâchaient confusément, sans se douter du sacrilège, quelque variante des nostalgiques propos du Fantasio de Musset :

Ah ! que je voudrais être de ce grand ou de ce petit peuple qui passe ! Que ne suis-je cet Illyrien ! Ou ce Scandinave ! Voyez comme il est bien, voyez comme il est beau ! Ce peuple qui passe est charmant. Ses vêtements sont pittoresques ; ses chants populaires, originaux ; tout comme son théâtre qu'il a tiré tout entier de son propre fonds. Il n'est pas à la remorque des Grecs et des Romains, lui ! Il a des penseurs, lui ! Des poètes, lui ! Il a des maîtres dans tous les arts…

Et si, par hasard, auprès de ces romantiques désorbités, quelque innocent, quelque insolent osait murmurer un acte de charité ou d'amitié pour le génie de la patrie commune, la réponse du spirituel Fantasio était prête, il faisait la caricature du patriotisme français ; il dessinait le bon Chauvin, le brave Chauvin 3, il dévouait à un ridicule immortel quiconque tenterait de regimber contre les modes étrangères ou de manifester quelque fierté du nom français… L'orgueil national n'a pas survécu à notre victoire. Il est retombé à plat. La défaite va-t-elle le relever ?

On peut l'espérer à lire les bonnes nouvelles que notre René Benjamin nous a rapportées des Camps de Jeunesse.

Élan, franchise, résolution, simplicité, énergie, goût du labeur, dévouement à l'œuvre bien faite, fierté de sa perfection, ces vertus, ces merveilles sont bien de chez nous. Comment ne pas les reconnaître, les saluer, les applaudir ? Laissons les grincheux s'en prendre à je ne sais quelle absence de « doctrine », si la plainte leur fait plaisir ; j'avoue, pour ma part, que j'aime assez l'esprit d'insouciance joyeuse avec lequel un chef du jeune mouvement endosse, d'après notre ami, ce petit trou de la « doctrine ». Ce que l'on entend de nos jours par une doctrine est un habit tout fait, cousu vite et sans réflexion. Les uns veulent y faire concurrence à la religion. D'autres présentent la « doctrine » comme la fondation, l'escalier ou le toit de quelque noble édifice moral qui fait riche dans leur cervelle.

D'autres encore prétendent trouver en ces profondeurs arbitraires un ensemble de préceptes propres à régenter la vie de la France. Or, ils renversent les facteurs. C'est à la France elle-même qu'appartient ce rôle de direction : à la France éternelle. Il ne faut pas permettre qu'elle soit l'objet de prospections, de fantaisie, dérivées de théorèmes nébuleux dont on ne saurait montrer la raison, ni le droit, ni même le sens.

On me dira :

— Alors, il faut tout accorder au libre jeu des bons sentiments ? La fabrication de corps robustes, l'exaltation de bons cœurs, la correction des cœurs et des corps déviés, voilà, pour vous, les seuls objets de l'éducation nationale ?

Mais non ! Rien n'égale, certes, la nécessité d'un bon moral français, ce moral est plus précieux que le physique, puisqu'il le fait, mais il ne peut pas exister sans sa cause. Elle s'appelle le mental, et c'est tout autre chose que « la doctrine ». Les esprits ne seront ni illuminés, ni réglés, ni organisés au moyen des vagues contenus d'un manuel civique. Mais il leur faut, pour monter droit, une méthode.

Il leur faut l'art de mettre les choses à leur place, la charrue derrière les bœufs, l'action après la connaissance, l'avenir après le passé et la France avant les Français.

Il faut aux Français la méthode et la direction de la France.

Ce qui ne signifie point de simples exercices de patriotisme. L'amour de la Patrie est un effet. D'où naît-il ? De la Patrie elle-même, la patrie connue, si l'on commence par le commencement, qui est d'initier les jeunes Français à la notion de la France, à leur dette envers elle, à la haute valeur de tout ce que leur a donné cette mère de leur chair et de leur esprit, à ses honneurs, à ses bienfaits, à sa gloire et à ses trésors, à la bonté de sa terre, la plus vieille terre d'Europe, le charme de ses arts, de sa langue et de son esprit.

« La France est peut-être de tous les pays de la terre celui qui jouit au plus haut degré de toutes les faveurs de la Providence : sol, climat, productions, elle possède tout. » Qui dit cela ? William Pitt, qui fut un de nos plus grands ennemis, au Parlement de l'Angleterre. On ferait des volumes et des volumes avec les hommages de même valeur rendus à la France depuis les premiers linéaments de son unité. Dante, qui ne nous aimait pas plus que Pitt, parle comme lui, même quand il flétrit le mauvais plant de nos Capétiens fondateurs.

La faveur d'être nés Français compose une bonne fortune incomparable.

— Mais je n'ai rien, je ne possède rien en France, disait un intellectuel qui, en effet, n'était pas riche.

On lui répondit :

— Pardon ! vous possédez en France. Quoi ? Votre culture, votre langue, vos traditions, votre goût, et vous n'avez rien fabriqué ni mérité de ces biens. Ils vous ont tous été donnés gratuitement, avec quantité d'autres qui font de vous un privilégié de la mappemonde, et ce privilège immatériel vaut plus cher que le grand domaine ou les gros sous dont vous ne savez pas faire votre deuil.

Ce n'est pas la faute des Français s'il leur est aujourd'hui difficile de surmonter quelque mauvaise humeur. Un siècle et demi de démocratie, de règne de l'argent, les a dressés officiellement à l'envie, instruits à la jalousie, entraînés à toutes les bassesses inhérentes au régime individualiste des ôte-toi de là que je m'y mette. En revanche, on a beaucoup servi les vertus contraires, la fierté, la générosité, l'honneur, quand on a détruit le régime qui les favorisait à rebours. Reste seulement à savoir si on les favorisera beaucoup par des prêchi, prêcha trop directs ? « Soyez généreux ! Soyez magnanimes ! » Eh ! pourquoi l'être ? Si l'on n'en sent pas les raisons, il y manquera l'essentiel qui est leur fleur de spontanéité naturelle. On ne fait pas naître un rosier en plantant une rose par sa tige dans le gazon. La semence d'abord ! Et puis de l'eau ! De l'engrais ! Du soleil ! Le soleil des esprits et des âmes sera ici la vue de belles choses de la Patrie, leur connaissance exacte et leur méditation secrète. Ainsi, non autrement, peut être donnée une formation et, comme disent les paysans, une façon sérieuse à l'amour naturel du pays ; le nationalisme sera d'autant plus enthousiaste qu'il sera plus conscient.

C'est pourquoi l'Histoire, ici, importe plus que la géographie. Le plus brillant géographe du plus beau royaume qui soit sous le ciel, Michelet, par sa folle histoire, nous a brouillés pour longtemps avec nos ancêtres, et le corps de la Patrie porte encore les cicatrices de son erreur, car cette erreur, servant l'intérêt d'une secte religieuse et politique, a été répandue et défendue longtemps au prix de bien des efforts et des peines. Mais justice est faite. Malgré la résistance officielle des Gabriel Monod, des Buisson, des Steeg, des Pécaut, des Jaurès, l'autorité de Fustel de Coulanges s'est établie enfin, il n'y a plus qu'à suivre cette grande pensée dans laquelle la science scrupuleuse et désintéressée vient couronner les vœux du patriotisme et de l'esprit politique. Cette histoire, conforme à la règle de « chasteté », histoire Vraie, histoire pure, devient le recueil et l'album des innombrables beautés souvent parfaites qui, d'âge en âge, ont illustré la pensée, l'art et la vie héroïque de la Patrie, et leur vaste harmonie, honneur du monde et de l'homme, forme la conscience d'un capital moral immense, qui nous assure d'un point de départ sans pareil.

Les malheureux qui chantaient : « Du passé faisons table rase », ne savaient pas ce qu'ils disaient… Ils s'obstinaient à partir de zéro quand ils étaient nés à cent ou à mille ! Ils voulaient noyer dans l'oubli ou dans quelque sommeil frère de la mort, ces sentiments de haute supériorité native qu'ils avaient trouvés dans la pourpre de leur beau sang.

L'utile réaction est venue, ou elle vient, et les puissances d'enthousiasme de la jeunesse ne sont pas inférieures à la noble lumière qui lui est proposée. Elle y trouvera deux bienfaits ; la claire vue d'une belle route, découverte de haut, les rythmes naturels et les stades logiques de sa propre action.

Entre toutes les révélations de la France, il ne faudra pas oublier le merveilleux langage que nous avons reçu en naissant. Langue d'amour, dit Mistral de notre langue d'oc, Langue d'amour, a redit de la langue d'oil tout l'univers civilisé.

Veut-on avoir idée des justes passions amoureuses que le français a méritées ? Vers le commencement du XXe siècle, les Canadiens français, pourtant loyaux sujets de la reine d'Angleterre, défendaient avec âpreté le trésor venu de leurs pères, mais ils avaient affaire à forte partie. Les Canadiens de langue anglaise ne badinaient pas sur l'article ; malgré toutes les concessions légales ornées de signatures historiques, ils usaient de tous les moyens pour étendre la domination de leur propre idiome. Le sport en était un. Qui s'intéresse aux jeux du sport par tout le monde habité se condamne à parler anglais. Or, que firent nos Canadiens ? Patiemment, méthodiquement, ils se mirent à traduire dans le pur et beau français de chez eux, qui est si jeune d'archaïsme, l'immense vocabulaire sportif, à commencer par le mot sport lui-même, qui n'est que la moitié de notre vieux desport.

Il y a quelques années, des lecteurs de là-bas eurent la bonté de me faire parvenir ce beau travail. À mon tour, je le communiquai à notre cher ami regretté Lucien Dubech. L'exemple l'enflamma. Il se mit à l'école des Canadiens, s'appliqua au même effort de traduction. Il y réussit et, tant que Dubech a vécu, le vocabulaire sportif fut, dans une large mesure, épuré de ridicules anglicismes. Quelques faux sages ont profité de son départ prématuré pour revenir au vomissement, qu'ils trouvent facile et commode. Facilité ! Commodité ! C'est ce dont on crève fort bien !

Pour le même amour du français, une autre bataille a été livrée dans le voisinage du Canada, à la corne est de la Nouvelle-Angleterre, où beaucoup de paroisses américaines se sont peuplées d'émigrés canadiens, gens sérieux qui veulent que l'on prêche et que l'on chante en français dans les églises. Au début, ce fut dur. L'épiscopat irlandais, si hostile au britannisme en Europe, demeure en Amérique fidèle partisan de « ceux qui parlent anglais ». Peu à peu, la situation s'est modifiée, éclaircie. En 1937, un évêque irlandais du Massachusetts ou du Maine, Mgr Hough, en est venu à déclarer publiquement qu'il est salubre et sain d'user de la langue française. Notre ambassadeur à Washington a vérifié, l'an dernier, l'émouvante fidélité linguistique, religieuse et morale de nos bons nationaux lointains.

Est-ce que, par ici, on ne pourrait pas s'inspirer de si dignes exemples ?

On nous fait parler anglais à chaque instant de notre vie, sans la moindre nécessité. Est-ce que notre langue, ou ses patois, ou ses argots ne trouverait pas facilement un plus joli mot que girl pour désigner des jeunes filles de théâtre un peu dévêtues ? J'avoue que je n'ai pas pu me plier encore à séparer les membres d'une dépêche télégraphique par la syllabe anglaise stop. Pourquoi stop ? Est-ce qu'un point, une virgule, un tiret (comptés, comme stop, pour un mot), ne suffiraient pas ?

Rien ne me fera oublier une très belle après-midi d'une de ces dernières années, sur l'étincelante plage de Fos. De jeunes Provençales étaient là, toutes jolies, belles ou charmantes, types purs et fidèles du génie helléno-latin. Elles causaient, riaient, assises ou allongées dans le sable d'or. Tout à coup, la conversation me parut devenir plus grave ; je me rapprochai et demandai à savoir pourquoi.

— Il s'agit, me dit une baigneuse, de mon short.

— Pardon, Madame ou Mademoiselle, pourquoi ne dites-vous pas my short ?

— Mais je suis Française, je parle français !

— Mais short n'est pas français !

— Voudriez-vous que je dise mon court ?

— En effet, mon court, avouai-je, peut manquer de grâce, mais est-il impossible de chercher autre chose ? Voyons ! Après tout, pourquoi pas : mon bref ? Le mot dit tout ce qu'il doit dire. Il est noble, il est vieux, il est frais. On a Pépin le Bref, Mistral a son « Bref de sagesse ». Pourquoi n'aurions-nous pas un Bref de beauté et d'amour ?

Pourquoi pas ? La trouvaille fut loin de déplaire. Il fut question de l'adopter et de la propager. Sont-ce les malheurs de la patrie qui y mirent obstacle ? Ou la mode des plages n'a-t-elle pas tourné ? Le dernier accessoire de bain qui y ait été arboré par les dames portait, si j'ai bonne mémoire, un nom japonais.

Ah ! si l'on savait m'entendre !
Ah ! si l'on voulait me suivre !

Ah ! si seulement quelques patriotes le voulaient bien, l'article de Paris lui-même finirait, peu à peu, par retrouver des noms français, et qui sait ? notre Dictionnaire, dans le cas où la lettre B ne sera pas épuisée et dépassée quand toute l'Académie sera rentrée à Paris, portera une ligne nouvelle pour définir un nouveau sens du mot Bref

Mais la condition, le si seulement prime tout. Il faut d'abord que nos Français et nos Françaises veuillent, sachent s'aimer, dans leur titre et leur qualité de fils et de filles de la France, en tant qu'ils parlent français et qu'ils sont légataires et bénéficiers d'un naturel, d'un art, d'une histoire, d'une pensée que rien n'a jamais surpassés ni même valus.

On demande, parfois, aux optimistes d'où provient leur confiance dans l'avenir. On vient de le voir ; elle tient au passé, elle vient de l'acquis, et de cette force secrète qui dort dans nos tombeaux, qui sont tous des berceaux. C'est ce qu'il faut comprendre, c'est ce qu'il faut répandre et, ma foi, dans la mesure du possible, ce qu'il faut oser imposer.

Charles Maurras

 


 

ANNEXE
La Mort de Chauvin
d'Alphonse Daudet
dans les Contes du Lundi

C'est un dimanche d'août, en wagon, dans tout le commencement de ce qu'on appelait alors l'incident hispano-prussien, que je le rencontrai pour la première fois. Je ne l'avais jamais vu, et pourtant je le reconnus tout de suite. Grand, sec, grisonnant, le visage enflammé, le nez en bec de buse, des yeux ronds, toujours en colère, qui ne se faisaient aimables que pour le monsieur décoré du coin ; le front bas, étroit, obstiné, un de ces fronts où la même pensée, travaillant sans cesse à la même place, a fini par creuser une seule ride très profonde, quelque chose dans la tournure de bonasse et de ratapoil, par-dessus tout, la terrible façon dont il roulait les rr en parlant de la « Frrance  » et du « drapeau frrançais »… Je me dis : « voilà Chauvin ! » C'était Chauvin, en effet, et Chauvin dans son beau, déclamant, gesticulant, souffletant la Prusse avec son journal, entrant à Berlin, la canne haute, ivre, sourd, aveugle, fou furieux. Pas d'atermoiement, pas de conciliation possible. La guerre ! il lui fallait la guerre à tout prix.

— Et si nous ne sommes pas prêts, Chauvin ?…

— Monsieur, les Français sont toujours prêts !… répondait Chauvin en se redressant.

Et, sous sa moustache hérissée, les rr se précipitaient à faire trembler les vitres… Irritant et sot personnage ! Comme je compris toutes les moqueries, toutes les chansons qui vieillissent autour de son nom et lui ont fait une célébrité ridicule !

Après cette première rencontre, je m'étais bien juré de le fuir ; mais une fatalité singulière le mit presque constamment sur mon chemin. D'abord au Sénat, le jour où M. de Gramont vint annoncer solennellement à nos pères conscrits que la guerre était déclarée. Au milieu de toutes ces acclamations chevrotantes, un formidable cri de « Vive la France ! » partit des tribunes, et j'aperçus, là-haut, dans les frises, les grands bras de Chauvin qui s'agitaient. Quelque temps après, je le retrouvai à l'Opéra, debout dans la loge de Girardin, demandant le Rhin allemand, et criant aux chanteurs qui ne le savaient pas encore : « Il faudra donc plus de temps pour l'apprendre que pour le prendre !… » Bientôt ce fut comme une obsession. Partout, à l'angle des rues, des boulevards, toujours perché sur un banc, sur une table, cet absurde Chauvin m'apparaissait au milieu des tambours, des drapeaux flottants, des Marseillaises, distribuant des cigares aux soldats qui partaient, acclamant les ambulances, dominant la foule de toute sa tête enflammée, et si bruyant, si ronflant, si envahissant, qu'on aurait dit qu'il y avait six cent mille Chauvins dans Paris. Vraiment c'était à s'enfermer chez soi, à clore portes et fenêtres pour échapper à cette vision insupportable.

Mais le moyen de tenir en place après Wissembourg, Forbach et toute la série de désastres qui nous faisaient de ce triste mois d'août comme un long cauchemar à peine interrompu, cauchemar d'été fiévreux et lourd ? Comment ne pas se mêler à cette inquiétude vivante qui courait aux nouvelles et aux arches, promenant toute la nuit sous les becs de gaz des visages effarés, bouleversés ? Ces soirs-là encore, je rencontrai Chauvin. Il allait sur les boulevards, de groupe en groupe, pérorait au milieu de la foule silencieuse, plein d'espoir, de bonnes nouvelles, sûr du succès, malgré tout, vous répétant vingt fois de suite que « les cuirassiers blancs de Bismarck avaient été écrasés jusqu'au dernier… »

Chose singulière ! Déjà Chauvin ne me semblait plus si ridicule. Je ne croyais pas un mot de ce qu'il disait, mais c'est égal, cela me faisait plaisir de l'entendre. Avec tout son aveuglement, sa folie d'orgueil, son ignorance, on sentait dans ce diable d'homme une force vive et tenace, comme une flamme intérieure qui vous réchauffait le cœur.

Nous en eûmes bien besoin de cette flamme pendant les longs mois du siège et ce terrible hiver de pain de chien, de viande de cheval. Tous les Parisiens sont là pour le dire ; sans Chauvin, Paris n'aurait pas tenu huit jours. Dès le commencement, Trochu disait :

— Ils entreront quand ils voudront.

— Ils n'entreront pas, disait Chauvin.

Chauvin avait la foi, Trochu ne l'avait pas. Chauvin croyait à tout, lui, il croyait aux plans notariés, à Bazaine, aux sorties ; toutes les nuits il entendait le canon de Chanzy du côté d'Étampes, les tirailleurs de Faidherbe derrière Enghien, et ce qu'il y a de plus fort, c'est que nous les entendions, nous aussi, tellement l'âme de ce jocrisse héroïque avait fini par se répandre en nous.

Brave Chauvin !

C'est toujours lui qui, le premier, apercevait dans le ciel jaune et bas, rempli de neige, la petite aile blanche des pigeons. Quand Gambetta nous envoyait une de ses éloquentes tarasconades, c'est Chauvin qui, de sa voix retentissante, la déclamait à la porte des mairies. Par les dures nuits de décembre, quand les longues queues grelottantes se morfondaient devant les boucheries, Chauvin prenait bravement la file; et grâce à lui tous ces affamés trouvaient encore la force de rire, de chanter, de danser des rondes dans la neige…

Le, lon, la, laissez-les passer, les Prussiens dans la Lorraine, entonnait Chauvin, et les galoches claquaient en mesure, et sous les capelines de laine les pauvres figures pâlies avaient pour une minute des couleurs de santé. Hélas ! tout cela ne servit de rien. Un soir, en passant devant la rue Drouot, je vis une foule anxieuse se presser en silence autour de la mairie, et j'entendis dans ce grand Paris sans voitures, sans lumières, la voix de Chauvin qui se gonflait solennellement :

« Nous occupons les hauteurs de Montretout ». Huit jours après, c'était la fin.

À partir de ce moment, Chauvin ne m'apparut plus qu'à de longs intervalles. Deux ou trois fois je l'aperçus sur le boulevard, gesticulant, parlant de la revanche — encore un rr à faire vibrer ; mais personne ne l'écoutait plus. Paris gandin languissait de retourner à ses plaisirs, Paris ouvrier à ses colères, et le pauvre Chauvin avait beau faire ses grands bras, les groupes, au lieu de se serrer, se dispersaient à son approche.

— Gêneur, disaient les uns.

— Mouchard ! disaient les autres…

Puis, les jours d'émeute arrivèrent, le drapeau rouge, la Commune, Paris au pouvoir des nègres.

Chauvin, devenu suspect, ne put plus sortir de chez lui. Pourtant, le fameux jour du déboulonnage, il devait être là, dans un coin de la place Vendôme.

On le devinait au milieu de la foule. Les voyous l'insultaient sans le voir.

« Ohé, Chauvin !… » criaient-ils. Et lorsque la colonne tomba, des officiers prussiens, qui buvaient du champagne à une fenêtre de l'état-major, levèrent leurs verres en ricanant :

« Ah ! ah ! ah ! Mossié Chaufin… » Jusqu'au 23 mai, Chauvin ne donna plus signe de vie. Blotti au fond d'une cave, le malheureux se désespérait d'entendre les obus français siffler sur les toits de Paris. Un jour enfin, entre deux canonnades, il se hasarda à mettre le pied dehors. La rue était déserte et comme agrandie. D'un côté, la barricade se dressait menaçante avec ses canons et son drapeau rouge ; à l'autre bout, deux petits chasseurs de Vincennes s'avançaient en rasant le mur, courbés, le fusil en avant : les troupes de Versailles venaient d'entrer dans Paris…

Le cœur de Chauvin bondit : « Vive la France ! », cria-t-il en s'élançant au-devant des soldats. Sa voix mourut dans une double fusillade. Par un sinistre malentendu, l'infortuné s'était trouvé pris entre ces deux haines qui le tuèrent en se visant. On le vit rouler au milieu de la chaussée dépavée, et il resta là, pendant deux jours, les bras étendus, la face inerte.

Ainsi mourut Chauvin, victime de nos guerres civiles. C'était le dernier Français.

  1. Maurras s'amuse ici à parler de lui-même comme « un de mes amis ». Paru en 1916, le recueil d'articles réunis sous le titre Quand les Français ne s'aimaient pas eut plusieurs pages blanchies par la censure. Les « trente ans » n'en font en réalité que dix, le sous-titre de l'ouvrage étant Chronique d'une renaissance 1895–1905 ; il faudra attendre la réédition de 1926 pour que le lecteur puisse accéder au texte complet. Cette fois les trente ans y sont, depuis le début de la décennie concernée ; d'ailleurs une nouvelle préface parut à part, à la même date, sous le titre Après dix ans. La première édition, censurée, était sans doute sinon introuvable, du moins difficile à trouver en 1941. Ce qui n'était pas le cas de la seconde ; mais, la censure étant revenue, cette fois allemande et non française, Maurras préférait sans doute commencer par quelques précautions de style.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Il s'agit d'Edmond Demolins (1852–1907), chartiste, disciple de Frédéric Le Play et fondateur de l'École des Roches. Nommé directeur et gérant de la revue leplaysienne La Réforme sociale en 1884, il y publia son dernier article en novembre 1885, avant de faire sécession et de créer avec une partie de l'équipe une organisation rivale. Maurras l'attaquera de nouveau dans Le Pain et le Vin. Il est possible qu'à travers Demolins, Maurras exprime ici toute sa rancœur vis-à-vis des dissidences qui ont scandé l'histoire de l'Action française, et peut-être contre le principe de la dissidence elle-même, acte d'orgueil et d'aventurisme, nécessairement promis à l'échec, dont tout le monde sort perdant. L'ouvrage de Demolins sur la supériorité des Anglo-saxons date de 1897. [Retour]

  3. Chauvin était à l'origine un surnom donné aux plus braves, aux plus dévoués et en même temps aux plus simples d'esprit des soldats napoléoniens. Il y eut ensuite, dans la littérature d'après l'Empire, plusieurs Chauvin, de différents auteurs, dont Musset put avoir connaissance. Mais il est vraisemblable que Maurras pense plutôt à un Chauvin très postérieur à Musset : celui dont Alphonse Daudet décrit, dans les Contes du lundi, la triste fin sous les balles de la Commune, et dont nous publions le texte en annexe. [Retour]

Ce texte a paru dans Candide le 9 octobre 1941, repris dans le recueil Inscriptions sur nos ruines.

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