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15 janvier 1923
La Politique

I
Alexandre Ribot

Respectueux comme il convient devant la mort, je cherche à quel moment de cette longue existence parlementaire et politique l'esprit du patriote, du patriote réfléchi et prévoyant, aurait pu se sentir pleinement d'accord avec l'action et la parole de M. Alexandre Ribot.

Ce n'est certes pas à l'époque du Parlement, journal où le libéralisme aigu de l'ancien magistrat de l'Empire s'opposait à ce qu'il y avait de meilleur et ouvrait les voies à ce qui se préparait de pire. Ce n'est pas au moment où M. Ribot coopéra avec force et succès à la chute de Gambetta et de Ferry en deux occasions où, somme toute, les deux tombés avaient raison contre leur tombeur républicain, les non-républicains pouvant seuls invoquer le motif d'un intérêt supérieur. Ce n'est pas au moment de l'alliance russe, M. Alexandre Ribot ayant précisément fait immédiatement la faute qu'il ne fallait pas faire et s'étant laissé entraîner par Pétersbourg dans l'orbite allemande ; on dit partout que M. Ribot a déterminé le premier accord avec le tsar, on oublie d'ajouter qu'il a envoyé nos vaisseaux dans les eaux germaniques de Kiel.

À quel moment donc approcher M. Ribot dans un sentiment de sympathie un peu complète ? Sera-ce à l'époque du sauvetage des chéquards du Panama ? Choisirons-nous les quatre années d'opposition à Combes et à Jaurès ? Il est fâcheux que cette opposition ait revêtu un certain brillant seulement dans les questions morales, juridiques, religieuses, et ne se soit déployée qu'avec une extrême timidité, et avec moins d'éclat encore que de succès, dans les questions nationales. Son talent oratoire, son autorité parlementaire auraient pu signaler avec des accents efficaces le désarmement du pays sur terre et sur mer, le sabotage de notre matériel militaire et naval ; mais, dans ce domaine, M. Ribot restait muet ou effacé. Avec les idées qu'il avait, mieux eût valu lui donner à diriger un institut ou un monastère qu'un État ou un parti. Ou bien M. Ribot ne vit pas le carnage qui se préparait, ou il y était insensible, et ses coups incertains ne portèrent jamais. Avec quelle mollesse, avec quelle faiblesse, avec quelle indigence de vues, de raison, de passion, il avait essayé de s'opposer à la deuxième révision de l'affaire Dreyfus ! Les brutaux à la Jaurès et à la Combes se jouèrent de lui comme des chats robustes d'une énorme souris dénuée de crocs.

Il ne voyait donc pas l'État où l'État est et doit être. Son libéralisme juridique s'y opposait. Il croyait parvenir à empêcher l'État d'envahir le terrain propre des citoyens. Mais la logique de sa position était plus forte que sa pensée et que son cœur. Il devint radical, et l'étatisme eut raison de toute sa doctrine. Ses auditeurs des dernières années de la paix le voyaient évoluer peu à peu vers la position jaurésienne et s'empêtrer de plus en plus dans les fils d'une trame qu'il ne discernait pas. Comment une parole toujours claire pouvait-elle jaillir de cet esprit parfois brouillé ?

II
M. Ribot et la guerre

Printemps de 1914. M. Ribot pressent la guerre. Il a la gloire d'être, pour ce fait, renversé par la Chambre Malvy-Caillaux, alors toute neuve. Mais M. Ribot aurait pu « pressentir » cette sombre échéance d'un peu plus de deux mois, et, par exemple, manœuvrer autrement de 1901 à 1905.

La guerre arrive. Enfin, M. Ribot prend les finances ; nous payons aujourd'hui beaucoup, beaucoup d'erreurs flagrantes de M. Ribot financier. L'affaire de l'or de la Banque de France n'est pas éclaircie, et il y a de graves responsabilités 1. L'autre soir, Salle Wagram, le nom de M. Ribot venait tout le premier à l'esprit de Valois dans le dénombrement de nos grands gaspilleurs. 2.

Valut-il mieux comme politique ? Une fois au moins, fin 1916, de l'aveu conjoint du Bonnet rouge et du Temps, nous avons dû à M. Ribot le maintien de Malvy à l'Intérieur. Ce fait attesté par deux grandes autorités est probablement ce qui fait espérer à un admirateur de M. Ribot « que l'Histoire rendra pleine justice à sa clairvoyance », telle ayant été « la qualité maîtresse » de l'ancien président. Peut-être que l'auteur de l'éloge funèbre pensait à la phrase lapidaire par laquelle M. Ribot fit répondre à mon sage avertissement, quinze jours environ avant les mutineries :

— Non, le moral est excellent.

Ou encore à la formule, belle comme l'antique, par laquelle M. Ribot définissait la grande guerre : « un triple procès ». Peut-être, enfin, veut-on nous faire admirer le chef-d'œuvre de diplomatie auquel collabora M. Jonnart : cette déposition de Constantin de Grèce, que M. Ribot laissa aller vivre en espion prussien à Lucerne. Qu'eût bien pu imaginer de mieux M. Ribot si la clairvoyance n'avait pas été sa qualité maîtresse ! C'est encore M. Ribot qui, le premier, publiquement, sans que rien l'en pressât, lâcha, et renia, dès juin 1917, le principe qui eût soumis l'Allemand agresseur, envahisseur dévastateur, pillard, à une amende ou même à des dommages intérêts qui eussent force d'indemnité ! Et c'est par une contradiction dans les termes qui crie encore, c'est au nom de la justice invoquée, que M. Ribot désarma cette revendication de justice et frappa d'un coup violent mais définitif toute l'action préparatoire de l'armistice et du traité ! Ce renoncement spontané de M. Ribot autorisait le wilsonisme et lui ouvrait d'avance toutes les voies. On comprend qu'il ait combattu, si âprement, toute idée de la Part du Combattant. « Il ne faut pas, disait M. Ribot, faire concevoir trop d'espérances dans les fruits de la victoire… » Il s'appliquait déjà à la stériliser !

Sans doute, ce vétéran du barreau du second Empire avait le culte et la passion des formes. Quand il frappa injustement l'Action française, son collaborateur d'alors au ministère, M. Denys Cochin, homme excellent, nous dit : « Ribot m'écoutera, Ribot a le sens juridique… » Il l'avait en effet, jusqu'à un certain point. La révélation (visible depuis si longtemps) de la trahison du Bonnet rouge l'effara, quand il put la toucher de la main. Le chèque Duval 3 ne pouvait s'escamoter comme un chèque du Panama ; M. Ribot mit la justice en mouvement avec une hâte de somnambule, mais en continuant de se murmurer à lui-même de fortes réserves. Il fallut qu'on lui fît connaître, à cette place, le sens cambronnophagique du nom d'Almereyda 4 pour le délivrer de ses scrupules envers toute la bande ; elle manquait aux formes, elle était décidément capable de tout ! Mais, je le demande, un esprit aussi formel n'est-il pas, lui aussi, capable de s'ouvrir à tous les vents du mauvais conseil, de la détresse et du malheur ?

III
M. Ribot et la paix

Non : plus j'y songe, plus il me semble clair que ce Ribot du printemps et de l'été 1917, même ce Ribot justicier, n'était en rien notre homme. Cependant, à la même époque, se place un épisode qui fait le plus grand honneur à M. Ribot. Cet épisode, l'épisode Lancken 5, apparaîtra un jour le Thabor de sa carrière. C'est là que les patriotes les plus éloignés de lui pourront le prier de planter une tente commune afin d'y respirer un air sans agitation et sans différends.

On se souvient de la gaffe énorme commise alors par M. Briand. Au commencement de l'année, M. Briand, président du Conseil, avait suivi une bonne piste. D'Espagne, notamment, et aussi d'Autriche, il avait reçu des commencements d'ouvertures pour une paix séparée avec Vienne : avec raison, il ne les avait pas repoussés. Averti aussitôt de ces négociations en herbe, Guillaume II s'était hâté de faire commencer à Bruxelles une contre-négociation personnelle comportant les offres perfides d'une paix blanche avec Berlin. Tout autre que Briand eût senti que le roi de Prusse essayait de défaire ce que le roi de Hongrie avait ébauché. M. Briand se figura, tout au contraire, que les deux actions, au lieu de se contredire, se continuaient ! Il prit les offres de Bruxelles, les offres Lancken, pour la suite des offres Vienne-Madrid ! Quoique tombé du ministère, ou parce qu'il en était tombé, il se jeta aveuglément, avidement, dans cette fausse voie. Il eût pu y causer d'effroyables malheurs à la France.

L'équité politique exige donc de nous que nous répétions sur la tombe de M. Ribot ce que nous avons dit plusieurs fois de son vivant : M. Ribot s'honora en résistant ici à M. Briand avec la plus extrême énergie, en lui montrant son erreur folle et, comme l'autre refusait de comprendre, en le combattant et en le menaçant jusque devant la Chambre en comité secret. Voilà bien, il faut le redire, un moment où, sur un point, les patriotes réfléchis et clairvoyants ne firent vraiment qu'un avec l'esprit de M. Ribot.

Il est vrai que ce moment-là fut aussi le même où M. Ribot contraria avec la violence et l'esprit d'un novice les ouvertures espagnoles et autrichiennes, celles-ci apportées très directement par le prince Sixte. D'autres causes, dont plusieurs hors de France et hors de notre alliance, chez l'ennemi, contribuèrent à l'échec de cette mission, mais M. Ribot la traita constamment en adversaire. Au fond, son attitude fut celle de M. Briand, retournée. Où celui-ci avait dit oui à tout, M. Ribot dit non à tout. M. Ribot mit la main dans le sac, il traita par la même confusion les suggestions d'Alphonse XIII ou du prince Sixte et la manœuvre Lancken, la paix faussement dite « blanche » et la paix séparée, une paix criminelle et une paix humaine, l'intérêt de Vienne conciliable avec le nôtre et l'intérêt de Berlin, notre ennemi-né.

Comme M. Ribot n'avait pas les excuses de M. Briand, n'étant ni ignorant ni sot, on doit se dire qu'il savait ce qu'il faisait et ce qu'il servait ; il faisait, il servait la grandeur et la force de cette démocratie universelle, anti-autrichienne, pro-allemande, parce qu'elle est anti-catholique et anti-latine, qui devait démembrer l'empire des Habsbourg et resserrer l'unité de celui des Hohenzollern ; cette démocratie universelle, qui porta un instant le nom de M. Wilson et qui, démasquée lentement, a trouvé depuis peu un nouveau nom officiel. On l'appelle aujourd'hui la Finance internationale, celle qui nous collait à l'alliance anglaise et à laquelle l'alliance anglaise, reconnaissante, nous collait.

IV
Né au siècle de Trafalgar

Comme M. Ribot tenait à cette expression ethnique, religieuse, économique, financière de ses idées directrices profondes ! Il avait été faible envers l'Allemagne en 1895. Mais la vraie patrie des faiblesses de son cœur, c'était le monde anglo-saxon. Là étaient, là vivaient les choix naturels de ses goûts et de son esprit. Comme on comprend que, dans l'étrange affaire obscure de l'or de la Banque de France, il ait surtout réagi en ami confiant de l'Angleterre et de l'Amérique ! Amitié, confiance, abandon total à la loyauté de nos chers alliés ! Il était de ceux qui disaient le plus volontiers : alliances d'abord ! Notre politique lui semblait devoir être naturellement subordonnée à la conservation d'alliances si productives. Qu'il songeât à nous, à notre vie, à nos intérêts, rien de plus vrai ! Mais sa confiance en nous, Français, était petite. Il ne nous voyait point marcher droit tout seuls.

Tel fut le sens d'un de ses derniers discours au Sénat. En adjurant le gouvernement français de ne jamais se séparer de Londres, de ne jamais s'éloigner ni se détourner de Londres, son bras gauche démesurément étendu et prolongé dans la direction de l'Ouest et du Nord-Ouest semblait, au récit d'un témoin, jeter ou du moins amorcer quelque immense pont sur la Manche qui ferait la pige au fameux tunnel ! On comprendra peut-être un jour tout ce bizarre aspect de cet étonnant sénateur du Pas-de-Calais, si l'on s'avise que, peut-être, il représentait, plutôt que la terre ferme du noble pays artésien, la glauque étendue qui le borde, dominée depuis plus d'un siècle, depuis la fin de la Monarchie, par le pavillon concurrent. L'empire britannique s'imposait à lui comme une obsession de géographie naturelle. C'était toute sa réaction, depuis Trafalgar.

Soyons justes. Quel orateur ! Quelle facilité ! Quelle abondance ! Quelle mémoire ! Quel à-propos ! Quelle information ! Quelle promptitude dans l'exposition la plus détaillée, dans la contradiction la plus amère, dans la conciliation la plus gracieuse et la plus réfléchie ! Quel art de maître ! Et aussi quelle complaisante souplesse et docilité de disciple, s'il fallait absolument se taire, et écouter, et feindre de s'assimiler le contradicteur ! Puis, quel frémissement pour se redresser, contester, repartir pour une de ces grandes fresques dont la politique, après tout, n'est que le prétexte et qui font défiler toutes les plantes et les bêtes de la création devant le gros œil arrondi et charmé d'une vaste assemblée, qu'elle soit composée de jeunes conscrits ou de vieillards recrus !

Les grands succès de M. Ribot furent-ils au Sénat, à la Chambre, à l'Institut ? Un de mes amis que je sais, venu de province, royaliste très ferme, esprit d'une remarquable solidité, revint un jour du Luxembourg me dire ce qu'il avait entendu de la bouche de ce musicien : la musique de la persuasion… non pas même ! celle de l'expression toute pure, tressée d'idées communes qui semblaient distinguées et qui, bon gré, mal gré, par la qualité du discours, la tenue de l'éloquence, ne laissaient point d'élever le débat et d'obliger cet auditeur difficile à se dire :

— Enfin, voici du bon français ! voici enfin des propos clairs qui débrouillent et débarbouillent tout à la fois…

C'était la conclusion qui était souvent faible, en raison de la faiblesse des principes directeurs, pétris de toutes les erreurs de la période de 1860, année à laquelle M. Alexandre Ribot eut ses beaux dix-huit ans. Il y a longtemps de cela. Le monde a marché. Des expériences ont été faites. Elles ont instruit bien des hommes. M. Ribot n'en a guère été touché ni curieux. Pendant que son siècle passait de la révolution à la réaction, il faisait la route inverse, cette longue vie justifiant donc, à bien des points de vue, le trait barbelé que Jaurès lui lançait, il y a bien quinze ans : — Ô Phocion 6, tu es long et amer comme le cyprès. Prends garde de n'être pas comme lui stérile !

Est-il rien de plus amer, rien de plus stérile, aujourd'hui ni hier, que l'état d'esprit révolutionnaire chez ce bourgeois bien né, sinon son gros volume de fautes et d'erreurs multipliées au cours d'une guerre cruelle et ses gauches manœuvres contre les véritables conditions de la paix ?

Charles Maurras
  1. Cet or a été transféré aux Banques d'Angleterre et d'Amérique, en garantie (garantie étrangement superflue) des crédits que nous consentaient nos amis et alliés. [Note de 1928] [Retour]

  2. Volonté d'écarter le nom de Valois avec lequel la rupture était consommée ou simple effacement de la mention d'un événement tout circonstanciel, cette phrase a disparu de la version de 1928. (n.d.é.) [Retour]

  3. Émile-Joseph Duval, chroniqueur au journal anarchiste Le Bonnet Rouge fondé par Almereyda, fut arrêté à la frontière suisse en possession d'un chèque tiré sur une banque allemande. Il fut condamné pour trahison et fusillé le 17 juillet 1917. (n.d.é.) [Retour]

  4. L'anagramme est facile : Y a la… [Note de 1928] [Retour]

  5. Le baron von der Lancken, gouverneur allemand de la Belgique occupée, fut chargé au printemps 1917 par Guillaume II d'engager des pourparlers secrets pour une paix séparée avec la France. Il a beaucoup été spéculé sur la réalité et la sincérité de cette mission. Une rencontre en Suisse avec Briand aurait été prévue, elle n'a jamais eu lieu. (n.d.é.) [Retour]

  6. Général athénien contemporain de Démosthène et d'Alexandre. On le connaît par le récit de sa vie fait par Plutarque, car son œuvre elle-même, d'orateur et de philosophe, a été perdue. Mais il y a une imprécision, qu'elle soit de Maurras ou de Jaurès, en citant de mémoire la Vie de Phocion, XXIII, 2. Dans le texte de Plutarque, c'est Phocion qui dit à son adversaire, le démagogue belliciste Léosthène : « Jeune homme, tes discours ressemblent aux cyprès qui sont grands et hauts, mais qui ne portent pas de fruit. » Nourris de culture classique, Jaurès comme Ribot pouvaient s'échanger ce genre de perfidies. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru le 15 janvier 1923 dans L'Action française, repris dans Les Princes des nuées en 1928.

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