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Le « Lecteur » Jacques Bainville

Les aînés de Jacques Bainville, qui ont eu le malheur de lui fermer les yeux, se comparent eux-mêmes à des porteurs de gerbes et de couronnes qui, dans la foule qui le pleure, ne peuvent avancer qu'avec lenteur sous le poids de trop de regrets. Nous considérons successivement toutes ces magnifiques valeurs éteintes. Chacune appelle et nous retient. Nous ne nous résignons à passer de l'une à l'autre qu'avec effort. Il est plus difficile encore de nous en reculer pour essayer de ressaisir, dans sa clarté, le bel ensemble des puissances arrachées et évanouies. Que si l'on parle autour de nous, la discussion nous importune. Et presque la louange ! Sait-on bien ce que nous savons ? A-t-on reçu les éblouissements de cette jeune apparition et de cette croissance, l'une et l'autre si merveilleuses ? Nous-mêmes, trop de souvenirs nous oppriment. Nous accueillons, puis repoussons les vieilles remarques d'admiration faites autrefois, et surtout celles qui affectaient de rendre compte de tout : Jacques Bainville était ceci, cela, ceci encore ! L'essentiel ou le principal tenait à telle faculté maîtresse, le reste en serait expliqué… Non, non. Ici, toute « clef » prétendue aurait exactement ce qu'il faudrait pour faire manquer le réel, le chaud, le vivant. Un avenir prochain ferait grêler la correction, le démenti.

Ce premier livre posthume, si beau et surtout si neuf, doit en faire prévoir beaucoup d'autres, pareils et différents. Ne peut-on désirer quelque recueil de lettres, dont l'intérêt serait très haut ? Peut-être aussi y aurait-il lieu de retrouver certaines notes prises en courant et dont beaucoup de pages vaudraient de gros Mémoires ! Il n'est pas téméraire non plus de compter sur le reliquat de telle et telle œuvre laissée en plan, et sur tels copeaux rejetés, qui étaient réservés… Ceux qui ont admiré et aimé Jacques Bainville ne renonceront pas facilement à ces renouveaux successifs de survie accessoire, apparue à la marge de son autre vie immortelle, celle où depuis longtemps l'ont fait entrer ses grands livres achevés. D'un tel esprit, à qui était inné et toujours présent LE PARFAIT, aucun vestige n'est sans prix : tout vaut, tout compte.

Ce qui sera sauvé apportera nécessairement, avec le charme du naturel et du familier, cette pure nappe de lumières égales dont il nous a donné le goût et qui faisait sa marque, ensuite ces échappées, ces vives sorties de détail au sens net, dur, définitif, enfin quelque chose de plus secret qu'il faut bien appeler « la divine surprise », qui était sa poésie même 1. Du tiroir visité, du battant d'armoire tiré doit voler immanquablement une cendre très riche en nouvelles révélations. Elles n'ont même pas manqué à la réédition que voici.

C'est en 1929, pour sa chère Revue universelle 2, qu'à la manière des professeurs de notre moyen âge, Bainville a inventé de se faire « lecteur » et de publier, chaque mois, en alternant avec Massis, l'impression qu'il avait de ces grandes « lectures », qu'il faisait à longs traits.

De loin, d'en bas, cela peut paraître simple : lire, annoter, commenter, parfois transcrire. Mais ce « lecteur » va tout changer. Parce qu'il la tient dans sa main, cette feuille devient fourmillante de signes et de sens inconnus. À son tour, elle imprimera au visage de son lecteur des traits et des accents, inaperçus jusqu'ici, quelques-uns tout neufs. De ressemblances approfondies en contrastes inattendus, ce Bainville inespéré se développe et se complète d'une page à l'autre. La matière est multiforme. Comme il est né Protée, elle l'aide à varier la métamorphose.

Le beau livre ! Et le grand esprit !

Nés du choix ou de l'aventure, ou de l'un et de l'autre, ces brefs regards en plongée rapide ramènent quelquefois un fait brut ou bien certains faits travestis et défigurés, que notre « lecteur » rend, d'un seul mot, à leur vraie nature. Le plus souvent, il s'agit d'idées générales, surtout de celles que la gangue des choses tient prisonnières et qu'il faut délivrer, extraire, mettre au point : opération où ce « lecteur » est passé maître. En voilà un, pour qui s'est vérifié le grand mot de Sainte-Beuve : La critique est une création perpétuelle ! Sans oublier son humble et prudent avis préalable : « Le critique n'est qu'un homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres. » Mais les trois quarts des autres savent-ils se lire eux-mêmes ? Sentent-ils tout ce qu'ils ont écrit ? Si le quatrième quart est aimé des dieux, on peut confronter au texte de n'importe qui le commentaire de Bainville ; on ne fera de tort à personne en confessant que les plus brillantes décades de nos Tite-Live pâlissent au Discours de ce Machiavel. « Livres nouveaux, livres vieux et antiques » ouvrent des perspectives si étendues, font jaillir tant de mystérieuses sources de réflexions, que l'on se défend mal de rêver des livres entiers qu'il eût pu en écrire et que son départ nous refuse. À cinquante ans, il continuait à décevoir, par la vigueur de la maturité réalisatrice, autant que par un feu de jeunesse en ébullition. Que l'on songe, de grâce, à ce que pouvait murmurer le vieil habitué de Louis II de Bavière, ou de Bismarck et la France, ou de l'Histoire des deux peuples 3, se rebiffant, s'indignant presque :

— Eh quoi ! chez lui ce goût ? Quoi ! ce dégoût ? Faut-il qu'il ait aimé et senti cela ?

Certes ! et encore bien d'autres choses, et pour de très vives raisons ! Il n'a jamais cessé d'étendre le clavier des nerfs, le champ des visions cérébrales. Plusieurs n'en sont pas revenus. Un bon juge, Lucien Moreau, disait « C'est le développement personnifié, dans une culture de tous les jours. » Mais nous riions tous deux des jaloux qui, trente années auparavant, avaient fait le célèbre pronostic : « Il est fini parfait, noué ! Il ne se développera plus ! »

Ce progrès de toutes les heures fut cause que Bainville ne perdit jamais la fraîcheur de ses réflexes. Si affermi que fût son jugement, quelque chose allait plus fort et plus vite, c'était la belle course, de son Plaît et de ses Plaît pas.

La cruauté du deuil récent arrête le sourire au bord de la lèvre. Sinon, il y aurait un petit jeu de société à imaginer sur ce que Bainville aimait à prendre et à laisser. Oh ! le rejet était moins rare que l'élection, mais celle-ci toujours exquise :

Le seigneur Pococurante 4
Reçoit à salons ouverts…

Ce sobriquet à la Voltaire qu'il tenait de ma main l'avait diverti autrefois. M'en autoriserai-je pour aventurer ici comme un crayon sommaire du système de ses options ? D'après ce dernier livre que je viens de fermer, on pourrait faire demandes et réponses :

— Qu'est-ce que Jacques Bainville aimait le plus ?

— Le vrai.

— Après le vrai ?

— La langue française.

— Et qu'est-ce que Bainville mettait au-dessous de rien ?

— Le faux.

— Et immédiatement au niveau du rien ?

— La démocratie.

Il faut bien commencer par ce dernier terme.

Le plus gros mot de « Lectures », ou plutôt l'unique gros mot qu'on y trouve, la démocratie en a l'étrenne : la démocratie européenne de 1918, soulagée de la pression des trois Empires, libre de la longe prussienne et de la laisse germano-russe, s'y trouve admirablement comparée à un « veau lâché » !

Ce n'est pas à Bonaparte qu'en a l'auteur du Napoléon 5 ; c'est à la démocratie couronnée.

Qu'est-ce que l'histoire de la Troisième République ? Le simple combat entre les forces de nature ou d'histoire, qui soutiennent, tant bien que mal, un peuple orphelin, et la bestiale logique de la Souveraineté du peuple, de son suffrage-roi (un vote, un homme). Pareil combat comporte un risque perpétuel des soubresauts révolutionnaires attachés à l'incontestable et solennelle légalité de l'anarchie. Plus d'une fois, la République manqua de subir cette dictature du Niveau, véritable épée de Damoclès suspendue sur sa tête. L'épée tomba sur le régime de 1793 et de 1848. Par grâce et chance, l'arme fabuleuse et réelle est restée en l'air de 1871 à 1936… Encore depuis le 6 février 1934, Bainville la voyait-il distinctement s'abaisser, s'abaisser, et par degrés rapides… Mais quel destin pour un régime, que cette menace perpétuelle !

Il ne devait pas être nécessaire de prouver les désastres qui sont ainsi inhérents à l'absurde. La raison les dénonce, l'expérience les confirme. Inertie, agitation, confiance folle, simplification barbare, inconscience, mort de la mémoire, liquéfaction des volontés, régime de sommeil de brute coupé de convulsions de fauve, autant de truismes sur la démocratie. Pour quelles têtes bourrées, pour quels esprits bornés, sera-t-il besoin de les mettre au clair ? Hélas ! Pour presque tous. Jacques Bainville le vit bien ; il se mit courageusement à dire et redire l'oiseuse vérité première. Mais il le fit d'un ton de dégoût inexprimable.

Un point aggrava l'amertume. C'est le contraste relevé entre la prévoyance et l'économie des Français dans leur vie personnelle, à la maison, aux champs, au bureau, à l'atelier, et cette démocratie toujours murée dans le présent ! Il n'en peut aller autrement. L'institution dénature notre peuple ? Soit ! Elle se devait de le dénaturer. Fils ou petit-fils de rustiques, nous venons tous de la charrue, comme disait le bon Coulanges à Mme de Sévigné. Nous restons attachés à l'argent, à l'argent-signe, tout autant qu'à l'argent qui tinte dans les cassettes. Eh bien ! le propre de la démocratie est de perdre à coup sûr le bon argent des Français. Elle en a besoin, étant fort dépensière ; elle est envieuse, il ne faut donc pas que les gens en aient. Elle sait que le capital est né, plus ou moins, du labeur, de l'épargne, du sacrifice. L'idée de ces mérites lui est insupportable, car elle vit du moindre effort. La paresse démocratique déteste naturellement un peuple alerte, actif, industrieux, que toutes les passions et toutes les fonctions de la République démocratique tendent à mettre sur la paille.

En le pressurant tant et plus, elle lui impose un Tout à l'État qui se charge de lui découper toute sa destinée en petites tranches, comme de lui distribuer outils, machines, lopins de terre et troupeaux. La vue de cet énorme État, engraissé de tant de dépouilles, fait écrire à Bainville le mot de gigantisme. Et ce géant penche au néant. Quelle autorité aurait force et moyen de le tenir ? L'étendue et la complexité de ce grand corps distendu ôtent tout ressort à son centre. Il est insaisissable, il est ingouvernable, il est voué aux luttes civiles ; l'invasion étrangère guette tous ses points cardinaux. C'est un cataclysme vivant. La démocratie, c'est la mort, la démocratie, c'est le mal.

Bainville admettait sans peine qu'un vulgaire profane, aveugle, sourd, perclus, ne comprît rien à cette vérité criarde. Mais des possédants ! Des bourgeois ! Des gens ayant pignon sur rue ! Étant censés avoir fait leurs études ! Qu'ils en soient encore à fourbir de creuses distinctions entre la démocratie et la démagogie ! Simplicité ? Distraction ? Notre ami qui avait de la dent, et dure, aimait à le faire payer. Un conservateur du régime, homme politique teinté de positivisme, ayant un jour brodé en songe de vagues festons d'espérance gratuite et de foi sans objet, Jacques Bainville se borna à l'avertir qu'il courait le risque d'être fortement dérangé. Le même chimérique ayant vanté l'esprit modérateur qui pénétrait certains éléments ouvriers et les détournait de la Révolution au profit de l'Évolution.

— Bon ! dit Bainville, c'est cela l'étatisation lente, le régime progressivement socialisé !

Mal d'autant plus profond qu'il est indolore et que le patient n'en est pas averti ! L'anarchie brute est moins funeste que la dissociation graduelle et l'érosion légale du morbus democraticus.

De quel doigt léger, fin et vif, Jacques Bainville suit les détails de ces cas privilégiés pour dégager la chose vraie du mot trompeur ! Il le fait sans colère. Il ne le fait pas sans passion.

Aussi son horreur de toute démocratie s'explique-t-elle, presque en entier, par cette immense horreur du faux qui l'anima toute sa vie. Quelque petit nom complaisant que l'on employât, Jacques Bainville ne faisait grâce ni à la Fable, ni à la Blague, ni au Mythe, ni à la Nuée. Néanmoins cet esprit profondément juste n'en venait à détester l'erreur qu'en raison directe de son volume et du dommage de ses effets. Plus le faux était général, plus il en voyait le ravage étendu et répété. Parfois même indulgent aux préjugés particuliers, ou curieux de leur forme, de leur structure et de leur origine, il ne pardonnait pas à l'idée générale vide, au principe ambitieux posé et dressé sur le rien.

Né paradoxe, devenu hypothèse ingénieuse ou hardie, bientôt promu dogme de foi, avant de tourner au poncif, tel Système, si on l'utilise avec modestie, retenue et prudence, a bien pu aider à penser ; pourquoi ne tarde-t-il pas à empêcher de penser ? Bainville nous le dit. Un jour qu'il a rencontré le mot très portatif de Renan, sur l'Histoire et ses pauvres sciences conjecturales, Bainville le transcrit comme tout le monde l'a fait mille fois ; mais, ce que personne n'a fait avant lui, il demande à l'ombre de Renan :

— En va-t-il autrement des sciences naturelles ? Sont-elles moins conjecturales ?…

Les évolutionnistes en prennent pour leur grade. Ceux qui les plaindraient oublieraient que nous sommes à peine sortis d'un siècle où le nom de la Science a été pratiquement réservé à la Biologie et à ses contrefaçons variées, où le champ entier des connaissances lui a été subordonné, où il n'a été permis à aucun langage que le sien, à aucun principe que les siens, d'intervenir pour interpréter le passé ou l'avenir, heur ou malheur du genre humain, toutes les autres disciplines étant ainsi détroussées et exhérédées, au point que la poésie lyrique en devenait l'humble sujette de Lamarck par la grâce de Brunetière. Une histoire néo-romantique comportait l'application de mainte rêverie bio-sociologique, non sans s'exempter de toute critique des textes et même de leur connaissance ! Fustel y mit bon ordre, restaurant la suite naturelle des choses, la délivrant du moule de gaufriers de hasard, car les lois véritables de tout objet lui sont propres, et elles s'en dégagent au lieu de leur être imposées par la fantaisie du dehors !

La nature de ces vieilles lois n'autorise guère à en espérer de variation radicale. Bainville ne croyait que très modérément aux hégires, aux ères nouvelles, aux aurores de temps nouveaux, grands matins ni grands soirs. Jeune, je l'avais vu sourire du calendrier d'Auguste Comte. Son âge mûr ne s'était pas défendu de quelque étonnement à s'éveiller contemporain de l'an X ou de l'an XII, de la marche sur Rome, la Ville Éternelle pourtant !

Disant : Révolution française, comme tout le monde, le mot lui écorchait un peu la langue, il eût mieux aimé dire : l'une des révolutions de la France, il y en avait eu tant d'autres ! Sans le savoir, je crois, il rejoignait l'opinion de mon cher et vieil ami regretté Frédéric Amouretti, que M. Charles Benoist a corroborée et d'après laquelle l'importance de notre crise de 1789–1799 est exagérée fortement ; la révolution religieuse du seizième siècle lui paraissait avoir donné au monde une secousse beaucoup plus forte et plus importante. Mais nos convulsions du quatorzième et du quinzième siècles ne sont pas à mépriser non plus.

Il ne jugeait pas moins absurde de tout mettre au chapitre de la discorde, comme l'a fait, dans un bien mauvais livre, Henry de Jouvenel 6. De la cime des choses où l'on cueille le mieux la fleur de la vie, Jacques Bainville, on le verra, faisait ce calcul que, pour qu'un Français vécût en 1939, onze millions sept cent soixante-huit mille cent soixante-quatre ancêtres ont dû être mobilisés, sans remonter plus haut sur cette échelle que le règne de Louis VI dit le Gros. Cette arithmétique amusante, où les doubles emplois sont ironiquement négligés, donne d'ailleurs une fière idée de ce que remueraient les problèmes de la race si on les posait avec soin ! Mais ces nombres astronomiques ont un sens, ils comportent le règlement implicite de bien des litiges, la pacification de beaucoup de conflits ; il faut que la part de l'amour ait été plus efficace que la haine, le facteur d'entr'aide plus actif que la concurrence. Puisque, en définitive, la synthèse s'est faite et non le démembrement. Elle est là, et par elle, nous-mêmes nous sommes là ! Pour émerger ainsi de cette longue houle d'êtres vivants, que de batailles séculaires auront été coupées de plus longues trêves, la guerre et la paix alternant, pour tendre à l'harmonie des âmes et des corps ! Nul monisme rigide ne rend compte des larges vues que donnèrent à l'esprit de Bainville ces spectacles de l'histoire de la nature et des sociétés ! Mais si leurs contradictions ne sont pas irrésolues, pourquoi n'en pas tomber d'accord ? Que sert de parler et de trancher si haut ? Pourquoi ne pas sacrifier bon train des explications verbales et fautives ? Car le Faux, le Douteux, le Suspect et le Controuvé, tout ce monde indiscret d'erreurs prétentieuses, prennent trop vite le masque et la voix de l'autorité ; il importe de faire la police de ces fantômes. Cela est surtout nécessaire si l'on veut assainir et purifier les sauvages abords de l'autel reculé sur lequel le poinçon aigu du grand Sainte-Beuve inscrivit : Le vrai, le vrai seul ! Courtois, dans sa politesse glacée, Bainville n'entendit jamais plaisanterie sur les charlatanismes du siècle. D'esprit sociable, ce diplomate-né, qui aimait le monde et y vivait volontiers, y découvrait des coins subits d'agressive férocité. Je ne vois que le courtisan, historiographe et satirique Boileau-Despréaux à lui comparer là-dessus ; une conscience, servie par des accès de rage froide, travaille au bien des hommes beaucoup mieux que les cruelles miséricordes accordées à des poisons de sucre et de miel.

La vérité, qu'il aimait tant, saura-t-elle guérir les hommes ? Bainville eût répondu, en stoïque, qu'il l'aimait bien sans cela, pour son remède spécifique aux obscurités et aux perplexités de l'esprit. Né plus sensible qu'on ne l'est à ce noble médicament (parce que son contraire, le doute, la question, était amèrement ressenti au point de le faire souffrir dans sa chair) Jacques Bainville, dont je vois encore le front parfois brouillé, les yeux contractés par la résistance des problèmes, disposait de ressources incomparables pour leur solution générale et rapide. Peu d'hommes surent mieux démêler le même dans le différent, ni mieux exterminer de la fausse unité une différence réelle. L'agilité radieuse de son esprit s'appliquait sans effort sensible, et cette course, qui se frayait ses propres voies, tenait de la trouvaille et de l'invention.

On n'oubliera pas la manière dont il explique l'un des nœuds vivants de notre histoire : ce fatal engrenage par lequel Bonaparte fut emporté de guerre en guerre, voulant s'arrêter et ne le pouvant pas, parce que, ses prédécesseurs jacobins ayant conquis la Belgique, un pouvoir révolutionnaire comme le sien n'avait pas le moyen d'abandonner cette conquête… C'est de l'histoire. Et c'est de la géométrie. Et c'est aussi du drame moral, enfin tiré au jour. Dans la lutte violente que le génie de la guerre et celui de la paix se livrèrent en lui, l'esprit de César n'en était que le théâtre, sans être en mesure d'intervenir… Bainville avait le goût de ces faits choisis qui, à leur tour, en ont choisi des milliers d'autres. Les uns sont de grande taille et d'autres tout petits, comme cette histoire du pont de Suresnes que Bainville a exhumée de Rivarol. Le pont avait été construit pendant la Fronde, en bois, et il était resté toujours en bois pour cette raison définie qu'il devait pouvoir être détruit dans l'espace d'une heure si quelque parti de Parisiens hostiles à la Cour essayait d'y passer pour atteindre Versailles. Mais, au long du siècle suivant, tout le monde avait oublié ce sage calcul, si bien qu'aux 5 et 6 octobre 1789, les poissardes et leurs poissards empruntèrent sans difficulté une voie expressément construite pour leur être coupée. Rivarol fait admirer tant d'incurie et de bêtise. Bainville sourit, mais il s'attache à quelque chose de plus général ; sa méditation favorite sur le rôle éminent que joue dans la marche du monde cette force d'oubli qu'il lui arrivait de personnifier dans une manière de dieu.

Les Grecs étaient moins pessimistes : « Mémoire », disaient-ils, « Mémoire et Oubli, combien de grâces vous sont dues ! Quand l'une fait durer le bon de notre vie, l'autre en emportera les chagrins ! »

Ainsi cet homme de tant d'esprit jouait-il quelquefois des causalités minuscules. Mais l'ample chœur des raisons qui distribue leur fort et leur faible aux choses humaines va reparaître à chaque instant de ces commentaires, comme à toute page des grands livres de Bainville, où le passé propose ses expériences d'une physique rationnelle, que l'intelligence a conçue et qu'a vérifiée la vie. Il ne faut pas hésiter à confesser que ces exercices supérieurs composent une haute idée de l'Esprit, car l'homme, alors, cesse de ramper ; il s'élève jusqu'aux incidences sacrées de l'universel et du contingent. Alors, et à seule condition que l'on garde son bon sens, la connaissance réelle est aiguisée, vérifiée par l'usage de la raison. Certains anciens naturalistes voulaient qu'au-dessus des minéraux, végétaux, animaux, il existât un quatrième règne de la nature qu'ils appelaient l'humain, revêtu ou paré de certains privilèges irréductibles. Mais, à leur tour, nos animaux à deux pieds sans plumes se révèlent si curieusement inégaux entre eux que l'on vient à se demander s'il ne faut pas refuser d'appeler des hommes certains esclaves de la sensation et de l'imagination romantique, ou bien si, au-dessus de ces anthropoïdes, il ne conviendrait pas de mettre à part un type d'êtres raisonnables constitués par l'Homme classique, apte à tirer des nerfs et du cœur la véritable essence d'une idée générale. N'en disons point davantage. Plus de trois cent mille intellectuels ont été massacrés en Russie pour avoir témoigné d'ambitions moins égalitaires. Cela n'empêche pas Jacques Bainville d'avoir vécu ce haut degré de perfection que réalisèrent, pour les délices du monde, les élites d'Athènes, de Rome et de Paris.

À pareil temps de l'an dernier, la ville de Vincennes entendit s'élever de la bouche de Jacques Bainville un hommage, reconnaissant et tendre, au génie paternel de son Parisis. N'est-ce que pour cela et pour des raisons personnelles qu'il avait toujours entretenu en lui, autour de lui, dans ses amitiés et sous son influence, un culte pieux et un amour violent de la langue française ? Il n'aurait point cédé à la seule piété. Il avait un désir naturel de savoir juste et beau ce qu'il aimait à fond. Ainsi excella-t-il à motiver, à éclairer, pour les augmenter, ses plaisirs. Nos écoliers réciteront un jour par cœur la page de Jaco et Lori 7 où sont données les raisons suprêmes. Elles apparaissent sur le marché de Rio de Janeiro, quand « l'oiseau vert et or » a la surprise d'entendre sur des lèvres de jeunes filles, des sons qui n'avaient jamais frappé ses oreilles : « Nous avions, dit l'oiseau, rencontré des hommes de divers pays. Ils parlaient des idiomes différents par le vocabulaire, semblables par une sorte de chant dû à l'accentuation de certaines syllabes, semblables aussi par des aspirations qui appelaient des efforts du gosier et des grimaces de la bouche. La parole coulait des lèvres de ces femmes sans altérer leurs traits. Leur phrase était vive, harmonieuse et nette. La musique en était comme intérieure et spirituelle et ne tenait pas à une gamme montante et descendante, mais à une intonation donnée par le sens des mots. Bref, ce langage était aussi différent des autres que peut l'être des grognements animaux la voix des oiseaux parleurs. Nous ne tardâmes pas à savoir que c'était celui des Français… »

Tout le monde peut faire un beau compliment. Mais un compliment juste ! Celui-ci, qui va droit au cœur de la langue française, en dit le premier charme et la belle vertu, qui est de ne point chanter, elle qui chante comme pas une quand elle le veut bien et qu'on lui en donne le goût ! Dans son vers, dans sa prose, c'est au seul sens d'élever la voix et de la conduire ; très légère cadence, flûte idéale qui ne peut déformer la joue de la déesse. Bien peu ont vu cette beauté rare et unique. Il était encore plus difficile de la décrire. C'est fait.

Bainville n'a cessé d'approfondir sa théorie de ce charme. Critique, grammairien, lexicographe, étymologiste, il était d'abord un amant. On verra de quel soin il a pressé et exprimé le sens exact de l'adjectif morose dans délectation morose, lequel n'a rien de triste, les casuistes le savent bien, simple signe d'une application prolongée 8, conformément à la seule bonne racine, mora. On verra aussi quels grands ménagements sont apportés aux sérieuses réserves que mérite la gloire surfaite de Flaubert ; certes « les grosses chevilles de bois » ne sont pas dissimulées ni excusées, non plus que le style « forgé à la sueur du front », ni l'absence de naturel, ni peut-être surtout l'affreuse rime intérieure dans Un Cœur simple, ce « vol des cinq sols », sur lequel 9 le sobre Bainville multiplie les constats du scandale de son horreur ! N'importe. Tout cela nous est rapporté sur un ton, bien insolite, de conciliation presque amie. Pourquoi ? Parce que Flaubert a été bon artisan, bon amoureux de la langue, notre « lecteur » ne peut l'oublier. Il en va de même du petit père Faguet et, pour des raisons différentes mais très voisines, de La Bruyère.

Oh ! pas d'illusions. Jamais ! « Un auteur qui est un bon auteur, brillant, mais de la seconde lignée, qui annonce les pseudo-classiques… nous avons nommé La Bruyère. » Ce goût sourcilleux ne pardonne rien. Et Bainville n'en salue pas moins avec honneur un homme du métier, qui, travaillant dans sa partie, a su y démontrer une « main d'ouvrier ».

La dernière en date de ses « Lectures » est consacrée à cet auteur. Et l'aiguillon darde au plus vif. Quelle page ! Elle m'avait vivement frappé. À peine lue, j'en avais écrit à Bainville, ce qui arrivait rarement, parce que, au bon temps, nous nous voyions tous les jours. Mais, le lendemain ou surlendemain, de mauvaises nouvelles m'étaient arrivées. On m'avait parlé d'une crise. Avant donc d'aller au journal, je passai chez lui, mais sans demander à le voir. M'entendit-il ? M'attendait-il ? Il me réclama. Je le trouvai dans cet étroit petit lit qui devait recevoir l'empreinte de son dernier mouvement. Comment oublierai-je le profil si pareil, ce soir-là, à la belle gravure de Girieud, et découpant entre les pointes de l'oreiller, son mince trait décharné, simple signe du pur esprit, que fonçait, d'une ombre légère le magnifique mouvement de la chevelure, à peine ternie par l'âge moins que par le mal… Quelque dix-huit heures plus tard, j'allais assister à l'assaut de l'agonie finale, défaite et défense de tant de vigueur !… Tout semblait résister encore. Seule la voix, naturellement un peu sourde, avait faibli. Non la volonté. Non la pensée. Il voulait me répondre sur La Bruyère, les ancêtres de La Bruyère, et, parlant seul, d'affilée, sans une question qui l'interrompît de ma part, avec la liquidité et la limpidité d'un flot de cristal. Politique de la Bruyère, psychologie de cette politique ; la physiologie, peut-être, de ce fond secret d'opposant. L'aveu du côté peuple avait retenu Bainville. Il s'était reporté à la famille, aux traditions, à l'éducation probable ; un aïeul républicain catholique, l'un des Seize de la Ligue, obligé de sortir du royaume pour se dérober aux premières représailles, un foyer fondé hors de France… Faits, dates, citations textuelles coulaient dans un ordre parfait. Madame Jacques Bainville avait la bonté de tout me redire ; pour un mot oublié, qu'il eût lui-même mal choisi ou articulé de travers, ce prodigieux malade, ce mourant inouï rectifiait ou complétait. J'étais glacé par l'épouvante du pénible effort que rien ne nécessitait, et qu'au surplus rien n'avait trahi. Ce monologue sur La Bruyère dura près d'un quart d'heure.

L'admiration faisait trouver le temps trop court. L'angoisse l'allongeait effroyablement. Lui, alla jusqu'au bout. Il épancha toute la veine merveilleuse : critique, politique, moraliste, historien. Je mourais d'inquiétude. Il se tut. Je me retrouvai ivre d'espoir.

— À demain, dis-je.

Nous n'avons pas eu de demain.

Charles Maurras
  1. Cette citation de la fin de 1936 prouve à l'évidence que Maurras n'a pas inventé cette formule de la « divine surprise » le jour de l'arrivée au pouvoir du maréchal Pétain. Bien qu'il soit fort vraisemblable que de nombreux auteurs aient pu l'employer au cours des siècles antérieurs, Maurras se réfère sans doute ici à Jean Moréas, qui l'utilise dans Le Pèlerin passionné à propos du vers libre.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. La Revue universelle existe depuis 1920. Jacques Bainville en était directeur, et Henri Massis rédacteur en chef. [Retour]

  3. Ces ouvrages sur l'Allemagne datent respectivement de 1900, 1907 et 1915, dans leur première version. [Retour]

  4. Littéralement « qui ne se soucie de rien ». Ce personnage apparaît dans le Candide de Voltaire. [Retour]

  5. Ouvrage publié en 1931. [Retour]

  6. Huit cents ans de révolution française 987–1789, publié chez Hachette en 1932. À cette date Henry de Jouvenel est ambassadeur à Rome, après avoir été tour à tour sénateur, ministre et haut commissaire en Syrie et au Liban. Dans ce livre, cet homme de gauche qui fut le second mari de Colette défend la thèse que pendant huit siècles les classes moyennes ont tenté de prendre le pouvoir et qu'elles ont enfin pu le faire à la faveur de la Révolution. [Retour]

  7. Ouvrage publié en 1927. [Retour]

  8. Réflexion de Jacques Bainville issue d'une Lecture de 1929 :

    Il y a deux adjectifs morose. L'un vient de morosus, où le est long, et Quicherat donne cet exemple d'Horace : canities morosa, la vieillesse chagrine. L'autre, qu'on ne voit employé qu'avec délectation, vient de morari (tarder, arrêter, retenir), où le mo est bref. De là notre mot moratoire, ou moratorium, que tout le monde a appris en 1914 lorsque les payements ont été suspendus.

    Et plus loin Bainville cite Saint-Simon qualifiant le prince de Conti de morosif, voulant exprimer par là que ce personnage jovial et boute-en-train arrivait toujours en retard. [Retour]

  9. De la dernière « Lecture  » de 1936 avant la mort de Bainville, à propos de la dernière édition du Gustave Flaubert d'Albert Thibaudet. [Retour]

Texte d'abord publié en 1936 dans la Revue universelle, puis en préface à Lectures, 1937, ouvrage posthume de Jacques Bainville.

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