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Madame
Paule Minck

Oui, c'est dans un omnibus jaune 1 que j'ai rencontré pour la dernière fois Paule Minck ; comme l'écrit quelqu'un au Gil Blas, la rencontre fut orageuse. On était en pleine Affaire. Mme Minck tenait vivement pour Dreyfus. Cette « sainte révolutionnaire » ne me parlait que du martyr. Elle croyait à ce martyr de toute son âme, qu'elle avait exaltée, généreuse et tendre.

Comment non ? Toute l'éducation qu'elle s'était donnée lui demandait de prendre chaque fantaisie de son cœur pour règle du vrai. Elle était fille spirituelle de Michelet, de Quinet, de Sand, de Hugo, de tout ce que le XVIIIe siècle et le XIXe ont compté de déistes, de romantiques et de libéraux depuis Jean-Jacques. Elle avait découvert, aspiré et compris cette philosophie de la sensibilité venue du pays de la Réforme, et, si l'on remonte plus haut, des tabernacles de Sem. Elle avait ou détruit ou laissé se détruire en elle tout souvenir des traditions politiques civilisées. Elle était devenue comme une barbare, au sens où Le Play dit que les enfants nouveau-nés sont de petits barbares ; comme une protestante au sens où Comte dit que le protestantisme est la sédition de l'individu contre l'espèce. À la civilisation comme à la nation, Paule Minck préférait a priori la cause de l'individu. Comment eût-elle pris un autre parti que celui de l'intéressant individu arrêté, jugé, condamné, déporté ? Quel qu'il fût, il avait raison.

Je ne craindrai jamais d'y insister. Il est trop simple d'expliquer les maux de l'affaire Dreyfus par les millions du Syndicat que Liebknecht a vus opérer d'un bout à l'autre de la planète. Croit-on qu'en un siècle moins sot et moins imprégné de philosophie libérale, ces millions auraient aussi bien opéré ? Il faut admettre à la base du dreyfusianisme les moyens financiers de la Jérusalem terrestre ; mais la Jérusalem céleste, le chœur de ces idées juives vulgarisées de 1517 à 1789, à 1848, à 1898, explique et peut seule expliquer un succès si profond et si général de l'or juif. La psychologie d'une Paule Minck ou d'un Ranc 2 est autrement riche et curieuse, elle a des racines historiques autrement compliquées que n'imaginent nos amis nationalistes ou royalistes qui croient avoir tout dit, dès qu'ils ont dit : « vendu ».

Il ne faut pas croire avec Lucrèce que le savoir ou l'intelligence des causes procure le bonheur parfait, le pouvoir absolu. Mais si le savoir n'est pas tout, il est quelque chose. S'il ne remplace ni la force ni la vertu, il les dirige et seul les empêche de se dépenser en vain. Pourquoi nos amis s'obstinent-ils à fermer les yeux à des vérités évidentes ? Pourquoi refusent-ils le secours qui naîtrait de la connaissance exacte de nos fléaux ? La cause une fois dégagée, il reste, assurément, à batailler contre elle. Mais qui lutterait avec avantage contre un adversaire qu'il ne voit pas ?

On n'a pas voulu voir les causes, les vraies causes du dreyfusianisme. On n'a pas voulu voir qu'avant même qu'Alfred Dreyfus ne fût au monde, la France était bien infectée du virus dreyfusien. On n'a pas voulu voir que le grand secret de notre faiblesse, pendant les trois années tragiques de l'Affaire, tenait à ce que le parti national était dénué d'idées directrices qui fussent propres à balancer la doctrine des dreyfusiens. Le parti national subissait à son insu la loi d'un anarchisme fortement systématisé. Mais, depuis que l'Affaire est ou paraît finie, il subit cette loi plus vivement encore. Il travaille donc contre soi, contre la nation. En votant à l'unanimité l'affichage des Droits de l'Homme, la Droite de la Chambre vient d'accroître les chances du futur syndicat. En buvant à la « démocratie » française, de pauvres royalistes boiraient également à la ruine française. Et la Ligue de la Patrie française a certainement fait la même brillante besogne, lorsque, deux ou trois jours après la condamnation de Dreyfus, elle afficha sur ses estrades tous les détritus libéraux.

Ah ! je tiens qu'une Paule Minck valait mieux que ces patriotes inconséquents. Intellectuellement, politiquement et moralement, cette femme savait du moins ce qu'elle désirait ; elle cherchait, d'une passion qui avait sa noblesse, à se confirmer dans cet utile savoir et elle s'appliquait de toute son âme à réaliser son désir. Voulant certaines choses, elle en voulait aussi les conditions, sans déclarer l'une trop dure ni l'autre trop difficile. Si tu veux ceci, consens à cela, disent les lois de la nature. Mme Minck souscrivit toujours à toute condition qui lui sembla incluse dans ses rêveries. Pour le bonheur du genre humain elle prit part à la Commune, comme, pour le bonheur des malheureux d'Auteuil, elle installa un merveilleux petit hospice dans sa maison.

Désordonnée par rapport à la structure des sociétés, alarmante pour la patrie et la tranquillité publique, la philosophie politique de Mme Minck établissait du moins en elle un ordre constant. Elle ne vivait pas pour se nier ou s'affaiblir. Si sa manière d'être pouvait déterminer les mêmes ruines qu'un explosif, ce n'était pas une de ces pâtes chétives privées de consistance comme d'activité, dont les prétentions et les ambitions politiques ne semblent faites que pour fournir des types à la comédie. Nos libéraux bourgeois qui veulent l'ordre sans les conditions de l'ordre, la patrie sans les conditions de la patrie, la prospérité et la force sans les conditions de la force et de la prospérité devraient être contraints de suivre le cortège de Mme Paule Minck en chemise, la corde au cou, un cierge de quinze livres à la main.

Les journaux révolutionnaires annoncent pour ce soir la dernière cérémonie. Je ne sais s'il me sera possible d'y prendre part. Du moins aurai-je écrit quelques notes de souvenir.

J'ai connu bien des fanatiques. Celle-ci fut peut-être la plus ferme, la plus raisonneuse, la plus pratique. C'est à l'automne de 1894, rue Paul-Lelong, dans les bureaux de La Cocarde, que je la vis pour la première fois. Cette Cocarde de Barrés était alors le plus amusant des journaux. Il était révolutionnaire et conservateur, nationaliste et insurgé. « Nous sommes » déclarait Barrés au premier article, « individualistes et décentralisateurs ». Des gens de toute condition, de toute culture et de tout parti se coudoyaient sur le jeune et hardi bateau. Depuis le blanc, pur de tout individualisme que nous représentions, mon grand ami regretté Amouretti 3 et moi, jusqu'au rouge incarnat de M. Gabriel 4, ancien député de Nancy, champion du socialisme, jusqu'au rouge sanglant de Pierre Denis, l'ancien secrétaire du Général 5, mais champion de l'anarchisme, il n'était pas une nuance qui fût oubliée. L'Empire même avait les deux Pascal, Paul et Joseph, les fils de l'ancien préfet de Bordeaux, et je ne suis pas sûr qu'en cherchant bien, le libéralisme honni, l'opportunisme méprisé et vomi chaque soir, n'eussent quelque suppôt dans notre joyeuse Cocarde. Antisémitique, elle comptait, ainsi qu'il convient, ses bons juifs ; on les admirait sur des bouts de tables. La campagne antiprotestante n'allait pas sans des marques de considération données à M. Renouvier et, bien que nous eussions fortement appuyé les tragédies tauromachiques alors en fleur dans le Midi, La Cocarde priait Mme Séverine ou M. Eugène Fourmère de présenter les plaintes de la Société protectrice des animaux.

C'est dans ce monde étrange que, plus étrange encore, apparut Paule Minck. Son énergique petit visage parcheminé, ses traits aigus comme ses yeux et sa voix disaient sans phrase d'où elle était, d'où elle venait, où elle courait.

— La Révolution, n'est-ce pas ?

Elle se montrait fort surprise toutes les fois qu'on omettait de répondre :

— Parfaitement.

Ce fut mon cas. Chargé de recevoir, d'examiner et de classer la rédaction philosophique et littéraire, ce nouveau collaborateur m'embarrassait. À sa prière et à la mienne, on changea Mme Minck de service. Elle fut classée dans la rédaction politique ; ce qui me fut d'un très grand prix, car les sujets de discussion immédiate étant écartés entre nous, Mme Minck put librement, et à mon vif plaisir, m'exposer sa doctrine, tandis que j'essayais sans grand succès, de lui montrer combien son « idéal » était un rêve dépourvu de toute beauté… Le béret basque sur l'oreille, la natte battant les talons, tout en feignant de corriger les épreuves de son mari, Mme Willy 6 écoutait quelquefois ces doctes déluges ; ni Claudine à l'école ni Claudine à Paris ne diront jamais de quel air.

Je revis Paule Minck en octobre 1895, au Congrès inter-fédéraliste international de la rue du Helder. Mais on s'était groupé sur une double équivoque :

Dans ce Congrès, quelques révolutionnaires ne consentirent d'abord point à donner son vrai sens au mot d'internationalisme, qui veut dire l'alliance entre les nations, nullement la destruction des nationalités historiques. Une seconde équivoque, assez plaisante celle-ci, était née entre proudhoniens sur le sens de fédéralisme ; les uns, défenseurs de la fédération ibérique ou de la balkanique, ne songeaient qu'à unifier des États distincts, au lieu que d'autres, partisans d'une France fédérative, aspiraient à donner un régime distinct à chaque fraction naturelle de l'unité française. Le même mot était donc pris en sens inverses.

Ces remarques sont tirées d'une brochure sur l'idée de la décentralisation. L'auteur, qui est de mes amis, oublie de dire que Mme Minck se signala à l'extrême gauche par la vivacité de ses déclarations anti-nationales.

Selon la rude logique des démocraties, Mme Minck était, tout au fond, favorable à l'uniformité centralisatrice. Elle montra, au cours de cette réunion et dans le banquet qui suivit, la frénésie presque religieuse de sa pensée ; je sais quelqu'un (ce n'est pas moi) qu'elle traita comme un coupable : le malheureux avait osé soutenir au dessert que, si les peuples doivent s'estimer et s'aimer, ils ne doivent pas se confondre !

Il y a peine à concevoir que tant d'ardeur, tant de passion, tant de charité ne fasse plus demain qu'une pincée de cendres. Non, ce n'est pas son dur Lucrèce, c'est Virgile consolateur que je réciterais au bûcher de Mme Minck, si toutefois c'est lui verser une consolation que de prédire à cette ombre tumultueuse de nouvelles agitations :

Hic quos durus amor crudeli tabe peredit
secreti celant calles et myrtea circum
Silva tegit
 7

His Phaedram, Procrinque 8

Qui fut mieux destinée à la forêt des myrtes que cette âme, qui fut brûlée toute sa vie par le même poison ? La mort même ne lui ôtera aucune inquiétude, car, plus folle que Phèdre, que Procris, qu'Evadné, qu'Ériphyle et que toutes les autres anciennes victimes d'Amour, ce n'est pas seulement sa vie particulière qu'elle a voulu suspendre à l'autel du fragile dieu, c'est la vie même des cités, des nations, des sociétés. Il n'y a pas d'erreur plus fausse. Il n'y en a pas de moins belle. Cependant elle est d'un grand cœur.

1er mai 1901.

Charles Maurras
  1. Omnibus aujourd'hui disparu, comme les autres ; j'avais aussi l'avantage d'y rencontrer M. Eugène Ledrain se rendant du fond de la rue de Vaugirard, à l'École du Louvre où il faisait son cours. [Retour]

  2. Arthur Ranc (1831–1908), républicain exalté, figure majeure de la Commune, puis chef de file des opposants au boulangisme, fut l'un des principaux soutiens du capitaine Dreyfus. (n.d.é.) [Retour]

  3. On ne sait si Amouretti, très malade, était déjà parti se retirer à Cannes en fin avril 1901. Mais il ne devait y mourir que deux ans plus tard ; il est donc vraisemblable que l'adjectif « regretté » ait été ajouté par Maurras dans l'édition de Quand les Français ne s'aimaient pas, en 1916. (n.d.é.) [Retour]

  4. Alfred Gabriel (1848–1915), né à Nancy, député de cette ville de 1889 à 1893, voisin et ami de Barrès. Républicain socialiste, il se rallia au général Boulanger. (n.d.é.) [Retour]

  5. Il s'agit toujours du général Boulanger. (n.d.é.) [Retour]

  6. Née en 1873, la future Colette avait épousé en 1893 Henry Gauthier-Villars, dit Willy, dont elle divorcera en 1906. La série des Claudine a été d'abord publiée sous le nom de Willy, bien que Colette en soit le seul auteur. (n.d.é.) [Retour]

  7. Vers de Virgile, Énéide, 442–444, à propos de la descente de Didon aux Enfers : « à cet endroit, tous ceux qui ont été cruellement rongés par un implacable amour sont cachés le long de chemins secrets et tout autour abrités par des forêts de myrtes »… (n.d.é.) [Retour]

  8. C'est la suite de la description du « Champ des Pleurs », que Maurras prolonge au paragraphe suivant :

    …curae non ipsa in morte relinquunt.
    His Phaedram Procrinque locis maestamque Eriphylen
    crudelis nati monstrantem vulnera cernit,
    Evadnenque et Pasiphaen

    Soit : « même la mort ne pourra les délivrer de leur désespoir. En ce lieu, voici Phèdre, Procris, la triste Ériphyle montrant la blessure que lui fit son fils cruel, Evadné et Pasiphaé... » (n.d.é.) [Retour]

Texte de 1901, repris dans Quand les Français ne s'aimaient pas.

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