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Inscriptions sur nos ruines

S'il est vrai que la paix soit le plus grand des biens, c'est qu'il est le plus rare et le moins naturel de tous, le plus difficile à réaliser. Nous n'y prenons point garde par habitude de distinguer et de dissocier les effets d'avec les causes, sans trop nous aviser que tous les états un peu arrêtés et définis de l'existence des hommes sortent directement de crises sanglantes et ne font qu'en prolonger les antagonismes secrets, parfois les perpétuer. Nous prenons pour des trêves les hostilités couvertes, entretenues par dessous et dans lesquelles nous continuons à vivre en acteurs et en générateurs de nouveaux conflits, qui ne tardent pas à paraître et à s'irriter. C'est notre faute ! nous écrions-nous quand nous nous en apercevons. Mais faute qui est souvent imposée ! Faute née de notre humaine nature et des ressorts mêmes de notre vie. Ni vice ni vertu. Ni haine ni amour. Le simple fait que nous sommes nous-mêmes une guerre éternelle. Si nous pouvions nous donner la paix, il y a des siècles que nous nous serions fait ce présent. Nous l'avons longtemps demandée au Seigneur, et nous la lui redemandons. C'est qu'il l'a. Nous n'en avons même pas l'image ni l'idée. Nous n'en connaissons pas le moyen. Elle pleut du ciel, comme le Juste. Elle n'est pas fabriquée de la terre.

Dans cet égorgement des nations, dans ce tremblement des continents, des grandes et des petites îles, qu'y avait-il de neuf, ces derniers matins ? Eh bien, en France, de nouvelles dispositions légales prises à l'égard des chefs militaires qui auront capitulé en rase campagne. En Allemagne, la centralisation du commandement et, en considération d'initiatives anciennes, prises par Hitler en Pologne, en Norvège, aux Balkans, en Crète, en Afrique du Nord, le transfert au chef politique de toutes les attributions de chef militaire ; nouveau petit caporal, nouveau petit maréchal des logis-chef ! En Amérique, le principe et les premiers essais de construction d'un commandement interallié qui sera sans précédents historiques à la suite du voyage inouï de M. Churchill. Au bord du Pacifique, la plus violente des ruées qui se soient jamais élancées d'une race relativement petite, mais tendue et forte, à la conquête de vastes espaces riches, peuplés, vivants, mais distendus et, dans une certaine mesure, ouverts, offerts. En Afrique, le retour d'ondes offensives, égales en énergie à leur retraite d'il y a six mois. En Russie, une fausse stabilité sous laquelle se multiplient les disputes et les arrachements du terrain. Partout, sous toutes les formes les plus diverses, pas un des vastes mouvements ainsi engagés ne peut signifier autre chose que le perfectionnement, l'aiguillon, la puissante amplification du même fléau détesté. Le désir de la paix peut exister ou plutôt stagner partout. Ce qui vit et veut être avec une véritable passion, c'est la faim et la soif d'une avide bataille. Ne disons pas seulement que ces passions enflamment ; elles règlent et meuvent tout. La seule loi présente, ces passions la font. En plongeant dans ce tourbillon furieux, le genre humain recouvre quelque chose comme l'aspect vrai, le sentiment exact de sa réalité éternelle : un masque est tombé, une hypocrisie est dissoute, et voilà tout.

Cinq ou six semaines ont passé depuis une promenade poignante à ce tragique plateau de l'Avarage sur lequel reposent notre classique Mur Grec et ses vingt-cinq siècles chargés des mystères de la première Provence hellène, déterrés en 1934 par notre ami Henri Roland 1. Nous venions de longer les 800 mètres de belles pierres blondes, admirablement taillées, dignes sœurs de celles qui soutiennent encore l'Acropole d'Athènes. Par un admirable après-midi de soleil, la double solitude de la terre et de l'air étendait ses arceaux de lumière stratifiés sur les couches vert sombre de kermès et de genévriers alternant avec le rocher nu. Au bas de la falaise, reposaient dans leur pourpre et leur aigue-marine les quatre étangs salés, Lavalduc, Engrenier, Citis, plus loin la Stouma et, toute dorée, la grande mer latine dont nous séparait une langue de terre, sous le château de Fos ; vaste monde immobile où la végétation comptait peu, où l'homme était à peine discernable, et qui offrait, avec son cœur, la pure et simple image du repos que rien ne trouble, pacem, solitudinem, la paix, la solitude, comme dans Tacite 2… Mon compagnon ne se défendit pas de ce qui devait pénétrer de douleur toute mémoire humaine :

— Quelle paix ! dit-il. Et, là-bas… !

Oui ! Là-bas ! Quels massacres ! Mais pourquoi s'y massacre-t-on, sinon parce qu'on y est en nombre ? Pourquoi, ici, ce calme, ce silence, cette plénitude et cette profondeur du repos, sinon parce que l'homme n'y est presque rien ?

Presque plus rien !

Car enfin, ce désert a été populeux. Pas une anfractuosité de cette côte, pas une embouchure de ces étangs, στοηαλίμναι 3, qui n'ait possédé ville, citadelle, entrepôt ou comptoirs. D'Arles à Marseille, l'Itinéraire d'Antonin compte toutes sortes de postes et d'habitats, et il faut bien que des échanges importants y fussent faits, puisque cette voie littorale était doublée d'une autre route, intérieure, également frayée par la jeune Rome, et qui suivait, entre Aix et l'Étang de Berre, à peu près le même tracé qu'aujourd'hui la grande ligne de Paris-Lyon-Méditerranée. Et c'était aussi l'époque où Gaulois, Ligures, Grecs, Romains, sans parler des anciens habitants des factoreries phéniciennes, vidaient leurs longues querelles séculaires, incorporant aux besoins de leur vie la verve inexorable de l'éternel combat. Sur l'horizon couchant, brille le seuil de Galéjon d'où partaient, jusqu'au pied des Alpilles, les canaux et les galères de Marius, qui s'y était retranché contre le premier flot germain.

On ne peut regarder cette plane étendue des terres et des eaux sans évoquer le mouvement perpétuel des populations, descendant sur la rive quand les corsaires arrêtaient d'y promener la dévastation, remontant à la hâte vers les hauteurs et s'y fortifiant dès que les barques suspectes réapparaissaient à l'horizon. Voilà, au loin, le Fort de Bouc. Il a été construit par Vauban. C'est seulement au XVIIe siècle qu'une tour solide a mis nos étangs à l'abri des Barbaresques ; encore s'y remontrèrent-ils de temps à autre tant qu'Alger ne fut pas conquise. En 1830, c'est d'hier.

Ici, sur le plateau des ronces et des roches on peut faire le compte des constructions et des destructions. Aucun vestige punique n'y a été relevé sans doute. Peut-être un habitat ligure, dont le nom d'Avarage et, plus loin, Varège a gardé la trace. Ensuite, la grande ville grecque attestée par cette Acropole, derrière laquelle aucune fouille n'a percé jusqu'à présent ; ville innomée encore (si ce n'est la première Marseille), à laquelle succède une ville latine, probablement Maritima Avaticorum, dont Martigues, là-bas, dans la plaine, fut la « colonie ». Puis, un oppidum bas-latin ou du haut moyen âge, Castellium Vetus, avec ses rondes tours barbares, couronnant le Mur Grec de leur suite presque continue et qui se retrouve encore un peu au delà, sous le nom de Castel Veyre… Castel Veyre a été saccagé au XIVe siècle par les bandes du vicomte de Turenne 4. Mais la vie ne s'est pas éteinte, elle y subsiste dans un village appelé Saint-Blaise, couronné d'une chapelle du XIIe siècle, réparée en 1614, et qui se trouve dédiée, comme par hasard, à Notre-Dame de Vie ! Qu'en reste-t-il ? Un pèlerinage, tous les 8 septembre, une procession, avec des vêpres en plein air qu'on chante sous les pins… Voilà sur un territoire si bref ce qui florit durant deux mille ans, murs écroulés l'un sur l'autre, remparts renversés près de leurs merlons, et sous lesquels, au delà de longues nécropoles creusées dans la roche vive, il faut bien situer des guerriers sans lesquels on n'imagine point les places où se sont entassés tous ces monuments ! La guerre ! L'homme ! L'homme ! La guerre ! Il faut que l'homme se retire, tranchons le mot, qu'il meure, pour que la paix recommence à rayonner. Tant qu'il est là, tantôt il prépare la lutte, tantôt il la répare. Mais il ne se décolle pas de l'une ou de l'autre nécessité. Les Sages de Grèce disaient : ὁ πόλεμος πατήρ παντῶν 5, la guerre est la mère de tout. Encore faut-il observer que la paix la moins boiteuse et la moins mal armée est celle qu'auront imposée ceux qui auront le mieux guerroyé. C'était leur récompense. Elle restait parfois acquise à ceux qui avaient su maintenir les causes de leur victoire, quiconque s'en déprenait ou s'en désintéressait étant condamné au sort très prochain de vaincu…

Ce ne sont que des inscriptions ajoutées à nos ruines. Pour les comprendre un peu, il faut se rappeler la page de Phédon 6 qui dit que, en de pareilles difficultés, l'homme ne peut se tirer d'embarras, il ne réussit point à passer le gué difficile ni à franchir le bras de mer dangereux, qu'avec l'assistance d'un Dieu. Tout ce que peuvent faire les plus sages d'entre nous est de n'en pas désespérer. Gardons d'édulcorer ce qui est : l'avenir est cruel, car, si l'humanité ne s'accorde déjà plus sur l'intérêt du partage des choses humaines, il y a bientôt quatre siècles que l'accord est perdu sur les choses divines, et ce n'est même pas un Islam fraternel, comme au VIIIe siècle, c'est le Monde Jaune, radicalement différent, qui apparaît à l'horizon du XXe et semble bien présager à une Chrétienté divisée, lacérée et ensanglantée quelques nouveautés inouïes, uniformément assez sombres, au delà desquelles ne peuvent surnager que les plus inconnus des soleils.

Lesquels ? Et sur quoi reposer un regard ?

Sans prétendre rien trancher, il ne me semble pas possible d'envisager une autre réponse que celle-ci : sur ce qu'il y a de plus fort et de plus faible au monde, sur le cœur de l'homme, quand il est grand !

Charles Maurras
  1. Henri Rolland (1887–1970) et non Roland (contrairement au texte, que nous avons respecté), archéologue provençal, membre de diverses sociétés savantes et ami de Maurras. Il est notamment à l'origine de l'exhumation du « mur grec » de Saint Blaise.

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  2. Allusion à un passage célèbre du discours de Galgacus, dans la Vie d'Agricola, XXX : « Auferre, trucidare, rapere, falsis nominibus, imperium, atque, ubi solitudinem faciunt, pacem appellant.  » Soit : « Enlever, massacrer, piller, voilà avec des mots trompeurs ce qu'ils appellent l'empire, et là où ils font un désert, ils l'appellent la paix.  » [Retour]

  3. Littéralement : les bouches des étangs. [Retour]

  4. Raymond de Turenne (1352–1413), personnage considérable de l'époque de la Papauté d'Avignon. Suzerain d'un domaine couvrant une grande partie de l'actuel Sud-Ouest de la France, son orgueil et sa rigidité d'esprit l'amenèrent, par respect de la lettre du droit féodal, à ravager la Provence au cours de la dernière décennie du quatorzième siècle. [Retour]

  5. « Le conflit, père de toutes choses. » [Retour]

  6. Voir L'Amitié de Platon, texte écrit par Maurras en 1933 en préface d'une traduction du Banquet et du Phédon. [Retour]

Texte du 26 décembre 1941.

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