S’il est une attitude de Maurras qui a fait couler beaucoup d’encre, et cela continue, c’est bien son adhésion à l’Union sacrée. On se souvient en particulier de la thèse sans concession de Jean de Viguerie dans ses Deux Patries : 1914 marque l’adhésion définitive des forces de droite, au premier rang desquelles l’A. F., au patriotisme révolutionnaire, piège dont ni l’A. F. ni la droite ne sont depuis sorties, scellant la mort de la France, ou plutôt sa survie comme une ombre et un mot creux, dans un patriotisme de malentendus et de faux-semblants. Une danse autour du cadavre de la France, conclut l’auteur.
Et les citations apportées par Jean de Viguerie, reprises par d’autres depuis, ne sont pas niables : cette dimension existe par laquelle le patriotisme révolutionnaire, amour de la République, a vampirisé le patriotisme traditionnel qui était amour de la France. Le processus a servi d’instrument aux républicains et finalement à la gauche dans sa lutte politique intérieure, au milieu des prétextes extérieurs multipliés. On reconnaîtra même paradoxalement dans cette vue quelque chose de très maurrassien.
Mais existent aussi en 1914 des citations inverses, auxquelles les critiques de l’Union sacrée n’ont pas toujours été assez attentifs. Elles montrent que Maurras n’était pas dupe de cette Union sacrée dont il affirmait par ailleurs la nécessité urgente sur le moment. Ainsi notre texte d’aujourd’hui : « La Vérité », article du 4 août 1914. C’est précisément de l’articulation entre Union sacrée et critique du régime qu’il y est question.
« En proclamant hier, à cette place, une volonté d’amnistie nationale, nous ne prétendons pas amnistier les institutions destructives ni aucune des idées qui feraient descendre ce noble peuple au tombeau. »
Ainsi il ne faudrait pas tomber dans l’affirmation que ce sont les institutions allemandes qui sont la cause de la guerre, en croyant simplement qu’une république allemande, sœur idéologique de la République française, serait une solution au conflit ou l’aurait empêché. Si Maurras ne le dit pas expressément, on peut assurer qu’il pense ici à cet argument naïf comme aux rêves d’union des socialistes de Jaurès dont il a été question deux jours plus tôt : des nuées.
Rien de bien nouveau dira-t-on. Mais il faut prendre garde que nous sommes là au cœur du problème soulevé par Viguerie : le patriotisme révolutionnaire a vocation à s’étendre au monde entier, à l’Allemagne aussi – peut-être à l’Allemagne d’abord en ce début de XXe siècle — parce que partout où régneront les Droits de l’homme et la république, là sera la vraie patrie du républicain, la France n’en étant qu’une formulation historique — empirique diraient les idéalistes —, limitée et passagère, vouée au dépassement.
Or Maurras réfute cette vue avec une grande fermeté dont les critiques de l’Union sacrée ne semblent pas l’avoir toujours crédité. Que dit-il finalement ? la patrie que l’A. F. défend dans cette guerre, en participant à l’Union sacrée, c’est la France charnelle, « fleur réelle et vivante » et non pas « fleur idéale ». Et l’Allemagne n’est pas l’ennemi parce qu’elle est gouvernée par un empereur, mais parce qu’elle est peuplée d’Allemands, qui ne sont pas Français et dont les intérêts nous sont alors contraires au point de nous mener au conflit — et même un peu plus : l’Allemand serait en lui-même vicieux et méchant ; il faut ici faire la part des passions du temps de guerre et des souvenirs d’enfance du petit Charles dans l’après-1870.
Maurras est donc tout à fait lucide sur ce débat entre patriotisme révolutionnaire et patriotisme traditionnel, même s’il ne le formule pas en des termes aussi précis que Viguerie près d’un siècle plus tard.
On dira que cette lucidité n’a servi à rien : le piège s’est effectivement refermé. L’A. F. a versé à la guerre un tribut de sang dont elle sortira affaiblie, la patrie révolutionnaire en sortira elle renforcée dans des proportions considérables, les perspectives de restauration s’éloigneront plus en quatre ans de conflit qu’en plusieurs décennies précédentes. La guerre a servi la Patrie universaliste des Droits de l’homme. Sans doute. Mais « … voilà les pensées que l’on roule. Pendant qu’on les écrit, la porte s’ouvre, un Camelot du roi, un Étudiant, un Ligueur, un vieil ami se précipite, nous embrasse ou nous dit adieu et nous laisse pleurant de rage, mais obstinés dans notre ancien effort d’éclaircissement national. »
Fallait-il souscrire à l’Union sacrée ? Si la description cruelle de ce qui paraît un siècle plus tard une situation insoluble est historiquement et philosophiquement indispensable, la question, elle, en dépit de toute la lucidité possible dans l’instant, n’avait qu’une seule réponse possible à l’été 1914. C’est aussi en cela que la Grande Guerre est une tragédie, au sens antique : les choses étaient nouées, les dieux cruels, et il n’y avait pas de solution satisfaisante pour des patriotes sincères. Il n’y en a toujours pas.