Jacquard, une préface en passant

Il y a peu de biographies de Joseph-Marie Jacquard, l’inventeur du métier à tisser. Si vous en recherchiez une, vous aurez de bonnes chances de tomber sur un livre édité à Genève en 1943. L’auteur en est un certain François Poncetton, et la préface est de Charles Maurras.

Mais que faisait donc Maurras en cette affaire ? C’est d’autant moins clair qu’il ne s’en explique guère, et qu’il précise au début de son texte qu’il n’est ni Lyonnais, ni en rien spécialiste du tissage, donc doublement peu qualifié pour cet exercice. Quant à François Poncetton, son nom est bien oublié aujourd’hui. On ne trouve pas trace de lui dans d’autres textes de Maurras, du moins dans les plus connus et accessibles.

Il se trouve que la Société des Gens de Lettres distribue chaque année un Prix Poncetton. Mais la documentaliste de cette Société s’est avérée incapable de nous en dire davantage sur cet auteur, sinon que son Prix avait été institué en 1970 à la suite d’un legs fait par sa veuve, suivant en cela ses dernières volontés testamentaires. Et aucune des références habituelles en matière de littérature ne semble contenir d’article Poncetton.

Nous n’avons pu réunir, par d’autres sources, que peu d’éléments. François Poncetton aurait été un médecin, né en 1875 et mort en 1950. Sa production littéraire est assez abondante ; outre Jacquard, il écrivit une biographie relativement connue de Duguay-Trouin, et de nombreux ouvrages traitant d’art ou d’ethnologie. Plus d’autres, sous des pseudonymes divers. Et, au milieu de tout cela, un opuscule paru en 1926, Paradoxes royalistes. Voilà qui nous rapproche du but.

Ces Paradoxes sont un dialogue entre deux interlocuteurs qu’il appelle « Moi » et « Mon Maître ». Sans préjuger davantage, on peut imaginer que les débatteurs y expriment des idées entre lesquelles l’auteur balance. Il y est question de la personnalité de Maurras, de la nature de la royauté, de la stratégie poursuivie par l’Action française et de son efficacité. Poncetton maîtrise parfaitement tous ces thèmes, montrant qu’il s’en tient informé, et qu’il a sans doute participé de près, mais on ne sait quand, aux activités du mouvement royaliste.

Ceci dit, Maurras ne s’en sort pas à son avantage. Certes, son génie est reconnu, de même que le courage et la droiture de ses compagnons ; mais en gros, Poncetton lui reproche de faire passer la France avant la royauté et d’avoir ainsi renforcé la République. Maurras n’aura sans doute que modérément apprécié la critique, même si Poncetton prend toutes les précautions nécessaires en la faisant endosser par le mystérieux « Mon Maître ».

En 1943, les nuages ont eu le temps de se dissiper et Poncetton, à la recherche d’un préfacier prestigieux pour son Jacquard, obtient l’accord de Maurras. Et celui-ci, qui ne peut ou ne veut se dédire, s’acquitte de sa promesse.

Mais on sent bien qu’il ne le fait pas avec le même enthousiasme qu’il mettra, quelques mois plus tard, à préfacer le Groumanduji de Maurice Brun. Un détail montre même qu’il n’a pas lu le livre, ne faisant que le feuilleter de loin ; lorsqu’il évoque le retour de Jacquard de l’armée, Maurras le décrit « heureux de retrouver sa chère Claudine », alors qu’il rentre désespéré par la mort de son fils qu’il avait accompagné au front. Et comme on comprend Maurras ! Le livre de Poncetton est fort médiocre. Si le style en est parfois brillant, ce style n’est mis au service d’aucun plan, d’aucune idée qui vaille. Les phrases s’allongent et s’égarent en festons inutiles ; ici l’on invente le détail d’un décor, là d’un paysage, ou même du temps qu’il fait. Ces images parfaitement inutiles et superflues n’ajoutent rien au sens, et ne parviennent pas à cacher la maigreur et les lacunes criantes de la documentation réunie.

Triste corvée dès lors, que d’écrire tout le bien qu’on pense d’un livre quand on n’en pense pas un mot ! Maurras ne se montre pas à son meilleur dans cet exercice de flagornerie. Et ceci nous renvoie bien entendu au contexte de cette fin de 1943, quand la guerre fait rage partout dans le monde, mais que la France, bien qu’entièrement occupée, semble rester miraculeusement en dehors du cœur du conflit. Maurras jouit d’un prestige inégalé, et les événements l’autorisent toujours à défendre, envers et contre tous, sa théorie de la ligne de crête, de la seule France, ni Axe ni Alliés ; isolé par sa surdité, par son entourage, par les hommages qu’il reçoit, ne voit-il pas que le monde bascule ?

Nous ne le saurons jamais, et nous ne connaissons que la suite de l’Histoire. Mais la voie reste libre, pour la fiction, pour l’uchronie. La préface du Jacquard nous en donne un petit élément.

La tentation de l’Orient

Charles Maurras, dont le frère cadet fut médecin militaire en Indochine et mourut à Saïgon, n’a jamais lui-même visité l’Orient, qu’il soit proche, moyen ou extrême. Tout ce qu’il en a vu se limite à la contemplation, depuis le sommet du mont Hymette, des îles de la mer Égée. Et ceci se passa une seule fois, en 1896. Au sens propre, c’est un Orient bien limité, bien occidental, même si la ligne d’horizon lui évoque, par delà les Cyclades, la côte de l’Asie Mineure et, encore au-delà, toute la litanie des peuples et des empires de l’Est du monde méditerranéen.

Cependant cet Orient, tout virtuel qu’il soit, prend alors une place précise dans l’esprit de Maurras. Ce qu’il voit d’un côté, au nord-ouest, c’est l’Attique, qu’il vient de visiter, et c’est la civilisation : l’ordre, la régularité, la mesure et la beauté. Et voici que de l’autre côté, au sud-est, lui apparaît un monde on ne peut plus différent ; l’Orient immense, fascinant mais flou, nimbé de mystère, barbare, inorganisé. Le dangereux Orient qui, tel Baudelaire, sera toujours pour Maurras une tentation, qu’il rejettera avec toutes les forces de la raison sans jamais pouvoir l’éradiquer tout à fait.

Le récit de l’ascension du mont Hymette ne figure pas dans Anthinéa ; il paraît cinq ans après le voyage de Maurras à Athènes, dans la Gazette de France du 14 novembre 1901, sous le titre L’Orient. Maurras qui a passé la trentaine atteint la plénitude de son art littéraire et, s’il est déjà fortement engagé en politique, il n’y consacre pas encore tout son temps ; la critique et la littérature restent son activité première.

Anthinéa connaîtra de nombreuses éditions, mais L’Orient n’y sera jamais intégré, sinon en 1918 sous le titre L’Hymette, dans Athènes antique, un ouvrage illustré de grand luxe qui reprend quelques passages d’Anthinéa. Entre temps, il aura été publié en 1916 dans Quand les Français ne s’aimaient pas, sous le titre Le Mystère d’Orient ; puis repris en 1937 dans Les Vergers sur la mer, cette fois appelé L’Orient du Mont Hymette, enfin au tome I des Œuvres capitales.

Baudelaire en Martigues

Le 15 septembre 1895, Charles Maurras qui est Parisien depuis dix ans évoque, dans la chronique littéraire de la Revue encyclo­pédique Larousse, les rémi­nis­cences baudelairiennes qui renaissent en lui lors de ses retours au pays natal :

Là, tout n’est qu’ordre et beauté
Luxe, calme et volupté.

Ainsi scande L’Invitation au voyage. Et cependant, Maurras fait ce qu’il peut pour chasser de lui-même ce « mauvais enchan­teur » de Baudelaire… Mais rien n’y fait. Ces vers, « autrefois aimés », qu’on veut morts « de vieillesse et d’ennui », reviennent et s’imposent, comme exhalés par le vent marin, les bosquets d’oliviers et les flottilles de pêcheurs. Maurras aura beau s’en défendre, plaider et argumenter, Baudelaire restera le plus fort. Mais tout jardin littéraire qui se respecte ne doit-il pas être parsemé d’îlots de plantes vénéneuses au charme fascinant ?

Ce très beau texte de 1895 sera connu du public vingt ans plus tard, lorsqu’il deviendra l’avant-propos de L’Étang de Berre. Il n’y porte pas de titre, et commence par des points de suspension. Nous lui avons donné un nom : Au flanc d’une colline.

Au flanc d’une colline est le premier des textes choisis en 1989 par le docteur Robert Fouque pour illustrer l’ouvrage On n’échappe pas à sa Terre qu’il donne à l’Association des Amis de la Maison du Chemin de Paradis. Nous vous en offrons quelques extraits, avec l’illustration d’Albert André pour L’Étang de Berre en 1927 :

Bonald, Maistre et Maurras

Le 22 septembre dernier, Tony Kunter était invité aux « Mardis de la Mémoire » de Dominique Paoli et Anne Collin sur Radio courtoisie, afin d’y parler de son récent ouvrage et plus généralement des rapports entre Maistre, Bonald et Maurras. L’autre invité de l’émission était Michel Fromentoux, rédacteur en chef de l’A. F. 2000.

Vous pouvez télécharger directement le fichier audio aux formats MP3 ou OGG-vorbis.

Signalons pour être complets que Tony Kunter rapporte sur son site un article sévère d’Alain Sanders dans Présent. Notre rôle n’est bien entendu pas de prendre parti, mais une polémique est, elle, toujours bonne à prendre : c’est d’autant plus que l’on parle de Maurras !