Quelle journée que ce dimanche d'hier ! Ni excitation, ni ivresse, rien qui sortît des mesures de la grave raison. On ne rit pas, on ne chante pas à l'heure où coule un si beau sang ! Mais de tous les points de la ville, semblait monter un cri de joie, qui, arrêté au fond des gorges, s'échappait des yeux et des fronts comme un trait de lumière ardente. #
Nous avions appris, la veille au soir, Altkirch, puis Mulhouse 1 et, les débris 2 de notre rédaction ajoutée au reste de notre équipe de linotypistes, nous avions, au petit matin, bu un verre de vin de France en l'honneur du retour des drapeaux en Alsace et des poteaux frontières bienheureusement arrachés. Le jour s'étant levé, un fiacre attardé nous rapatriait Pujo et moi, dans notre quartier, mais au coin d'une rue nous sommes tombés sur un détachement assez considérable, un bataillon peut-être, de soldats qui, traversant Paris, prenaient quelques minutes de repos. Les premiers feux de la matinée tenaient déjà toutes les pentes du ciel et la bonne nouvelle faisait apparaître plus beau le jour d'aurore que reflétaient ces visages étincelants du patriotisme de la jeunesse. Au fur et à mesure que nous passions devant eux, nous les saluions tous, presque un par un, avec un mélange de respect profond et de confiante amitié ; et puis, comme il nous souvenait que sur la même route, quatre mois plus tôt, s'était déroulé le cortège de Jeanne d'Arc et que nous avions fait halte en ce même point pour regarder passer nos amis des grandes Écoles, qui nous adressaient leurs signes d'intelligence et de sympathie, nous eûmes la grande joie de reconnaître, dans la troupe en armes, parmi certains qui répondaient avec plus de vivacité à nos salutations chaleureuses, trois ou quatre de nos Camelots et de nos Étudiants. Plusieurs noms nous vinrent aux lèvres. De quel cœur nous nous fussions arrêtés pour tenter de serrer telles et telles mains amies ! Il nous sembla meilleur de ne pas déranger la perfection matérielle, la pompe stricte et l'ordre sévère de la petite armée au repos, et non loin, la statue de Jeanne d'Arc, deux fois dorée sous le baiser de la lumière, sembla nous faire signe que, en effet, mieux valait suivre notre chemin sans rien mêler qui fut d'amitié personnelle à la grande amitié française unie sous le drapeau, en marche contre l'ennemi. #
La journée qui suivit ce splendide matin fut remplie tout entière des mêmes effusions, de leur ardeur soutenue, de leur plénitude exaltante. Quand elle s'acheva, comment ne pas sentir et ne pas se redire à soi-même combien une allégresse nationale apaise, réunit, réconcilie les citoyens quand surtout elle s'interdit, par sagesse, de trop se répandre au dehors !… Minuit n'a pas sonné que les clairons de l'est envoient un nouveau cri de bonheur : le col de Bonhomme couronné par nos troupes, Sainte-Marie-aux-Mines reconquise par nos couleurs et, de cette crête des Vosges qui domine Colmar, les plaines de l'Alsace appelées du regard comme le champ sacré des résurrections de la France. 3 #
Charles MaurrasLes premiers événements d'août 1914 pouvaient laisser croire à une guerre de mouvement rapidement victorieuse, du moins dans la reconquête des provinces de l'Est. On lit dans ce même numéro de L'Action française du 10 août 1914, sous la rubrique de « la situation des armées » :
Le ministère de la Guerre nous donne les détails suivants, à onze heures et demie du soir, sur la situation générale de nos armées développées depuis Mulhouse jusqu'en Belgique :
Nos troupes tiennent toujours Ferney, Mulhouse, Altkirch, ayant devant elles la lisière de la forêt de Hart qui paraît sérieusement organisée. (…)
Dès le lendemain Maurras tempérera cet enthousiasme.
Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]
Il faut comprendre que la mobilisation avait éloigné du journal de nombreux collaborateurs de L'Action française. [Retour]
Nous donnons le texte tel que paru dans le premier volume du recueil Les Conditions de la victoire (1916) : le texte est conforme à celui du journal, mais il est suivi dans L'Action française de deux éléments : d'abord quelques lignes publicitaires pour le journal, ensuite une lettre patriotique « d'un de nos amis », que Maurras n'introduit qu'en quelques mots convenus. [Retour]