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Réponse de Lazare le ressuscité à Sénèque le Philosophe

NOTICE des éditeurs :

Dans la Plume du 1er avril 1891, Maurice Barrès publiait de larges extraits de ce qui ne s'appelait pas encore Le Culte du Moi. Parmi eux la revue détachait un extrait du Jardin de Bérénice, la Consolation de Sénèque le Philosophe à Lazare le ressuscité, puis publiait sous la signature de Charles Maurras une Réponse de Lazare le ressuscité à Sénèque le Philosophe. Afin de ne pas induire des lecteurs hâtifs ou des résultats de recherche en erreur, nous ne reproduisons ci-dessous que le texte de Charles Maurras. Les lecteurs qui désirent lire le texte de Maurice Barrès auquel Maurras répond ici et les courtes notices de la Plume qui l'accompagnent peuvent se reporter au fichier PDF correspondant.

 

Mon noble ami,

Votre consolation m'a plutôt troublé… Dans les jardins de Béthanie dont j'étais le seigneur avant que mon jeune maître y vint publier son royaume, vous vous êtes assis quelquefois. Les paisibles étoiles, plus sereines qu'au ciel romain, luisaient dans vos cheveux quand vous parliez avec mystère adossé à la columelle qui ombrage notre puits. Des fleurs de câpriers et de vignes brillaient dans la demi-lueur. Et je voulais savoir pourquoi chacun de vos propos s'en allait si directement à mon cœur : mais saura-t-on pourquoi ma sœur Madeleine n'a qu'à montrer ses cheveux roux pour que les jeunes gens la suivent, désireux, en semant l'air de ses louanges ?

Vous laissez ainsi après vous un sillage de cœurs insatisfaits et d'esprits qui demandent la certitude. Vous n'avez point quitté pour moi cette parure. Voici qu'avec la honte d'être blâmé par vous, j'ai encore l'ennui de n'en être sûr qu'à demi.

« Il me faut peser, dites-vous, si ce me sera un mode de vie plus abondant en voluptés de partir avec mes sœurs pour être fanatique en Gaule ou de demeurer à faire de l'ironie et du dilettantisme avec Néron… »

Là-dessus, vous comptez que dans les deux cas je puis être mis à mort, soit du chef des Gaulois qu'importunera mon nouveau plan de vie heureuse, soit par la main de César et par sa nonchalance à prouver qu'il me goûte. Ô Sénèque, pourquoi ce souci et ne savons-nous point qu'il est indifférent de mourir ou de vivre ? – Mais, dites-vous, le genre humain me sera obligé du mal que je vais lui faire ; je manipulerai la destinée des races. Joie orgueilleuse, et que vous envieriez si vous ne possédiez celle-là, qui est infinie aussi, de vous manipuler vous-même. Dans les solitudes de l'analyse, vous vous livrez sur votre personne morale à de tranquilles voluptés : les vertus et les vices arrivent en vous, y font leurs gestes dramatiques et vous quittent au jour tombant comme une troupe passagère de baladins, que d'autres remplacent.

Ma carrière a plus d'unité et de monotonie. Mais la vôtre n'est pas sans ennui, et vous le confessez. Vos incessantes vies nouvelles sont pareilles à celles de la terre-nourrice dont les moindres printemps sont conditionnés par l'hiver. À chacune des métamorphoses de votre cœur, vous avez reconnu, avec la naissance de quelqu'un, la mort aussi de quelque chose et, vous êtes-vous dit, pourquoi ceci qui naît aurait-il plus de prix que cela qui meurt ? L'idéal serait de posséder plusieurs printemps simultanés, et qu'ils durassent ! C'est pourquoi vous en venez presque à vous demander s'il ne vaudrait pas mieux persévérer dans un rôle une fois choisi et le représenter jusqu'au dernier souffle ?

Ô Sénèque, tout n'est pas vain de ce qui n'est point justifié par des preuves. C'est précisément parce qu'il n'y a aucune raison de commettre certaines actions où nous nous sentons entraînés qu'elles doivent être accomplies avec piété et zèle, nous venant sans doute de quelque dieu. L'homme divin dont nous sommes les fils, ce Zénon sous son Portique, ne nous incita point à agir d'accord avec la raison : maxime ridicule et digne tout au plus de M. Tullius 1. « Suivez la nature » nous enseigna-t-il. Vivre n'est pas résoudre un problème géométrique. C'est adapter son âme à des conditions dont elle n'est point la maîtresse. Que la mienne fut misérable pour avoir autrefois suivi la leçon des systèmes !

« N'ayez point de désir ! Ne formez aucun vœu ni aucune résolution. Ne faites point de gestes. Soyez vêtu de lierre et de mousse sauvage et restez immobile ainsi qu'une colonne. De là, soyez le spectateur du monde, absent et lointain. C'est la béatitude. » Des Sages ainsi me prêchèrent et je fus sous leur loi un pur gymnosophiste. Mon rêve s'éperdit dans la variété des choses. Mon âme fut dissoute en ce qui n'était point elle. J'avais la paix, celle de l'huître qui ne sait plus souffrir. Mais cette privation de douleur et de mouvement, à la longue, me fut honteuse. Et je me sentis criminel jusqu'au jour où, de l'ombre où je me renonçais, je rebondis vers la lumière de la connaissance et de l'amour de moi.

C'est alors que vous m'épanouîtes votre pensée : « Le monde n'est rien et les autres hommes sont peu. Mais vénère ton âme comme un temple de Pan. Tu en as dénudé scélératement les murailles. Il faut les recouvrir de tentures et des tapis les plus précieux. Tu y inscriras aussi tes louanges afin de pouvoir évoquer, en des heures de lucidité vigoureuse, toutes les formes de la vie, de manière à les vivre, en leur restant supérieur. » J'éprouvai de la sorte le cycle des idées et connus le jeu des passions. Jamais je ne me crus si proche d'être un dieu. Toutefois mon délire n'alla point jusqu'à l'affirmer. Je m'aperçus bientôt comme vous que jamais nous ne réalisons deux êtres à la fois, si agiles que nous soyons à varier notre attitude. Mais cette incessante métamorphose nous consume. Il faut penser presque en même temps le geste de l'amour et celui du détachement. Les nerfs ainsi tendus ne s'apaisent à rien savourer. Cependant, l'existence a des haltes qui ne sont pas dépourvues de tendresse ni d'agrément. Devant quelque vierge plus douce, ayant les yeux plus longs, ou devant une cosmogonie plus soigneusement agencée, ne vous est-il point arrivé de pousser un soupir : — Oh ! que cela n'est-il sérieux ! — Mais, de peur d'être dominé ou dupé, vous abrégiez ce charme. Et j'en faisais autant, et j'étais à la fois saoul et affamé.

Continuez, mon maître, vos personnages. Dussé-je demeurer un obscur ouvrier de l'infinie modification, je veux vivre. Je veux développer l'harmonie de mes volontés. Il se peut que la grande Force invisible où nous nous agitons revête comme vous des psychologies variées. Je ne suis qu'un pauvre élément de cette grandeur. Mon rôle est d'agir comme un oiseau bâtisseur de nids ou comme un castor constructeur de murailles : je pousserai mes rêves jusqu'à ce qu'ils aboutissent dans les choses réelles. Et je ne vous dirai point que le résultat me laissera indifférent. Je compte bien parvenir à aimer mon œuvre. Heureux, mes succès me précipiteront à de nouveaux labeurs. Déçu, je pleurerai comme une femme qui a perdu son fils. Tristesse et orgueil assurément bien convenables à la profession de mortel qu'il me faut exercer avant que d'aller chez Pluton.

Vainement direz-vous que cet exercice est stérile, que le labeur du tout ne mène à rien, que les nations travaillent pour le vide et que les peuples s'exténuent au profit du feu. Encore est-ce qu'il faut travailler. Tout ce que je suis souhaite d'agir. « Hé quoi, me dis-je, tu vois les nouveaux-nés tenter d'utiliser leurs bras et tu pourrais croiser les tiens, toi qui as vaincu les jours jusqu'à devenir un jeune homme et un homme fait ! » Mes années d'inerte mélancolie ont même gonflé dans mon âme et ma chair de tels trésors de volonté, que l'une et l'autre tout d'abord se sont élancées vers les actes empreints de la beauté mélancolique de l'Impossible. Sans contredit, vous pourriez discuter la justesse ou la bonté du plan imaginé par les sectaires auxquels je me mêle : vous en avez loué l'héroïque noblesse, par quoi je fus conquis. Que vaut, près de cela, l'objection dont vous me pressez ?

Ma résurrection ? Oui, je suis demeuré sous la terre jusqu'au troisième jour. J'ai vu que la racine des plus royales fleurs avait l'épaisseur d'un cheveu et je suis revenu d'illusions nombreuses. Mais je n'ai point perdu le talent de m'en former de nouvelles. Ce pouvoir, suspendu pendant ma sépulture, je l'ai recouvré dès le premier moment que j'ai revécu.

Revenu ? Revenu : est-ce à dire que je ne puisse repartir ? Les ruines sont hâtives à se costumer de verdure, à peine mises au sol. Les idées se refont plus promptement encore. Après les mécaniques et les physiques d'Ionie, Épicure, Épicharme, Evhémère et Lucrèce ont nié avec des serments les dieux des ancêtres. Mais ils se sont hâtés de leur substituer d'autres idoles. Au lieu de Vesta, Cybèle, Zeus, les faunes sacrés et les nymphes, ils ont placé l'éther, la matière, la force, les atomes — choses mystérieuses qu'ils n'ont point aperçues dans la fuite des apparences, que personne n'a éprouvées, et qui ne cèdent point aux dieux pour la vanité de l'explication qu'elles tentent du monde. Mais Zeus est mort. L'éther immense est oublié, et les hommes sont désireux de recueillir un avis nouveau sur ces problèmes où tout leur être est engagé. C'est pourquoi nous voici. Nous sommes arrivés à Massilia, nos sœurs Marthe et Marie, et Trophime, et cette Sara, que je vis prophétiser un soir d'extase devant vingt mille juifs de toutes conditions.

Sur mes antécédents et sur de telles compagnies, vous craignez que la foi ne vienne à me faillir. Mais celle qui transporte les montagnes est parfois transportée par elles. Je veux dire qu'il faut me laisser le temps de faire quelques prodiges et j'y croirai comme un chacun. Cette foi obtenue, quelle superbe vision de paradis aura remplacé mes bas souvenirs du sépulcre amer et sans jour ! Et, contemplant mon œuvre de siècle en siècle déroulée, comme j'entrerai glorieux dans la vie éternelle !

Le seul germe de trouble que je pressente désormais, pourra venir de ces mêmes compagnons que j'admire comme des dieux pour la placidité de leurs certitude. Ils sont tous, en effet, de bien jeunes gens. Ils commettent l'action sans avoir doute d'elle. Ils suivent le naturel, eux aussi, et, par moments, ne laissent point que de me sembler épouvantablement ridicules. Ô mon ami, ils ne comprennent rien a votre magnifique usage des voluptés : « Comme ce Sénèque est inconséquent ! » dit parfois Maximin. « Il prêche l'abstention, nageant parmi les plus sales délices de la cour de Néron » et le voilà qui part d'un rire où croît sa barbarie. Il faudra vivre avec ces gens ! Et s'ils réussissent, j'ai le pressentiment qu'ils seront d'un esprit moins étroit encore que sanguinaire.

Il est vrai que Néron, très doux et très sage, a versé plus de sang que n'en répandront mes amis et d'ici mile siècles, nul ne saura lui disputer le prix de son ridicule, lorsqu'il vient réciter ses vers, nu, la lèvre arrondie, sur la chaise d'ivoire, et que vous étouffez vos rires sous votre toge ramenée. Puis, que sert de haïr la stupidité et le sang ? Par delà ces erreurs, il y a quelque chose qui les identifie à la plus parfaite sagesse, et Propecie l'a invoquée :

Divine mort, où tout rentre et s'efface
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé
Affranchis-nous du Temps, du Nombre, de l'Espace
Et rends-nous le repos que la vie a troublé ! 2

À mettre les choses au pis, mon costume de fanatique me couvrira bien jusqu'à mon congé de la vie. Cependant, vous, ne tentez point de me regagner. Cessez de m'écrire. Vos papyrus m'ébranlent mieux qu'une catapulte, je les déroule avec anxiété, dans le crépuscule qui tombe, en longeant cette côte osseuse et dorée où s'élève Massilia. Les oliviers penchés sur la mer me regardent et ils comprennent que Minerve, leur sainte amie, parle par vous et, secouant sur mes chemins leurs feuilles pleines d'ironie, ils m'embrouillent de lents sophismes, assez humiliants pour un ressuscité qui se souvient de son aventure. Ah ! j'ai besoin de regarder, par dessus ces vergers où les arbrisseaux sont taillés trop attiquement, vers les montagnes lumineuses qui se jettent dans le soleil. Et j'imagine des centaines de montagnes pareilles, qui gravissent ainsi l'azur de la Gaule, couvertes de peuplades faites pour nous combattre et pour nous aimer. Tant de cimes à dominer, ô Sénèque, et tant d'âmes ! Ces hauteurs éclatantes me comblent de foi. Et je souhaite à leur spectacle de vous voir et de vous avoir ; je crie obstinément vers le Latium éloigné : Qualis artifex resurgo ! 3

Charles Maurras
  1. Cicéron : Marcus Tullius Cicero. (Comme celle-ci, les notes suivantes sont des notes des éditeurs.) [Retour]

  2. Ces vers, célèbres en leur temps, sont de Leconte de Lisle, Poèmes antiques (1852), Dies Irae. Propecie semble être un nom inventé à loisir. [Retour]

  3. Quel artiste ressuscite avec moi ! Pendant du Qualis artifex pereo, Quel artiste périt avec moi ! prêté à Néron et dont Barrès, d'après quelques traditions antiques, attribuait la composition pour Néron à Sénèque. [Retour]

Texte paru dans la revue La Plume, no 47 du 1er avril 1891, p. 130-133.

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