Du vivant de Charles Maurras, la langue française n’était pas attaquée comme elle peut l’être de nos jours par l’hégémonie anglo-américaine. Il n’y avait donc pas là de danger immédiat, et Maurras n’en parlait guère, encore que nous ayons lu, dans un texte publié dans Candide en 1941, une vive attaque contre les anglicismes du langage courant.
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Aménités, amitiés, fiertés françaises
Par quel paradoxe se fait-il que la France soit enviée par le monde entier et si volontiers dénigrée par ses ressortissants ? Comment se fait-il qu’un pays à ce point jalousé par ses voisins, que les Dieux auraient si outrageusement privilégié le jour où ils ont répandu richesses et faveurs à la surface du monde, reçoive aussi peu de considération de la part de ceux qui partagent le privilège d’y vivre ? Pourquoi ces diables de Français vont-ils si volontiers chercher leurs modèles ailleurs, là où l’herbe serait plus verte, les lois plus justes, la société plus moderne, les libertés mieux garanties ?
Maurras s’est maintes fois posé la question… et lorsqu’il publie, pendant la Grande Guerre, le recueil Quand les Français ne s’aimaient pas, c’est à cela qu’il pense. Mais le public ne le comprend pas ainsi. Le contresens est général ; on a lu « Quand les Français se disputaient, étaient divisés, perdaient leur temps et leur énergie à des querelles intestines », là où Maurras écrivait : « Quand les Français, réunis pour le pire dans une même détestation d’eux-mêmes, s’accordent à n’encenser que ce qui vient de l’étranger ».
Le 9 octobre 1941, alors que la seconde guerre devient à son tour mondiale, il reprend la même interrogation, dans un article publié par le journal Candide sous un titre qui fait écho au précédent : Français, aimons-nous nous-mêmes. On retrouvera cet article en 1949 dans le recueil Inscriptions sur nos ruines paru aux éditions de la Girouette.
Pour ne pas heurter la censure, a fortiori en zone occupée, Maurras y adopte un ton très intemporel qui le rend étrangement contemporain. Si l’on en excepte quelques phrases qui évoquent le contexte de l’époque, le lecteur français d’aujourd’hui pourra croire qu’il lit une libre tribune parue le matin même dans son journal favori. Il est vrai que le sujet abordé est au cœur de ce « débat sur l’identité nationale » que le gouvernement français porte depuis plusieurs mois (le site qui lui est consacré a été ouvert le 2 novembre 2009).
Or, nulle part dans tout ce que nous avons jusqu’ici numérisé de Maurras, et cela commence à faire une masse considérable, nous n’avons trouvé les mots « identité nationale ».
Abstraction faite de ce que les mots souvent passent de mode, changent de sens ou cèdent leur place à un remplaçant venu d’ailleurs, ceci n’est pas sans signification. Pendant plus d’un demi-siècle, Maurras qui fut le théoricien du « nationalisme intégral » n’aurait-il jamais été confronté à ces questions omniprésentes aujourd’hui, « Qui est français ? » ou « Qu’est-ce qu’être Français ? ».
Mais si, bien entendu ! Ce fut pour lui un thème de prédilection, une source continuelle de polémiques et d’indignations. Simplement, les mots « identité nationale » n’avaient aucun sens pour lui. Ils n’ont surtout aucun sens en regard, tant des attendus que des fins, de la nature même de son combat :
Le combat qu’il soutint fut pour une Patrie,
Pour des Rois, les plus beaux qu’on ait vus sous le ciel…
La France existe, s’impose à nos esprits, héritage vivant à faire fructifier et à transmettre, et cela suffit ; le cœur et la raison l’entendent, la petite patrie (Martigues, puis la Provence) s’y insère, l’universel (la Méditerranée, la beauté, l’esprit classique) la prolongent, et nous ne sommes ni dans le débat, ni dans la volonté populaire, ni dans le consensus démocratique :
… la France des Bourbons, de Mesdames Marie,
Jeanne d’Arc et Thérèse et Monsieur Saint-Michel.Notre Paris jamais ne rompit avec Rome,
Rome d’Athènes en fleur a récolté le fruit ;
Beauté, raison, vertu, tous les bonheurs de l’homme…
Dès lors « être Français » devient extrêmement simple. Encore faut-il que ces Français comprennent la chance qui est la leur, et reconnaissent à la France toutes les aménités dont elle leur fait un don gracieux.
Moderne, utilisé dans le jargon des urbanistes, le mot aménité aurait pu être utilisé par Maurras, certainement pas le mot identité. Le terme qui en revanche revient constamment sous sa plume dès qu’il faut donner consistance à l’attachement patriotique est amitié, mot devenu de nos jours désuet, voire inconvenant.
Enfin, pour terminer ce survol lexical, il est un mot rare chez Maurras qui apparaît à une place centrale dans l’article d’aujourd’hui, c’est la fierté, la fierté française (et non nationale) qui vient faire écho à nos contemporaines « marches pour la fierté »…
Deux points donnent à ce texte de Maurras une dimension quasiment prémonitoire. D’une part, il fait l’éloge de la fierté sans fioritures ni raisonnements qui se cultive dans les chantiers de jeunesse, comme s’il pressentait que c’est précisément là que se forge l’énergie qui permettra à la France de rebondir après la Libération. De même, dans sa défense de la langue, Maurras semble être l’inspirateur de la loi 101 du Québec !
Ce qu’il y a de plus fort et de plus faible au monde
Ce qu’il y a de plus fort et de plus faible au monde, et qui reste, aux derniers jours de l’année 1941, le seul et dernier recours que Maurras parvienne à distinguer, alors que la guerre la plus furieuse et la plus implacable fait désormais rage dans le monde entier, c’est… le cœur de l’homme.
Le cœur de l’homme ? Voilà une abstraction bien incertaine et bien insaisissable, qui n’a rien de politique, encore mois de mobilisateur pour une opinion déboussolée. Et l’homme de 73 ans qui émet ce jugement pessimiste et désabusé est bien le même qui, à longueur d’éditorial, exhorte chaque jour les Français à faire bloc autour du gouvernement de Vichy pour reconstruire le pays et préparer la revanche, sur le modèle de ce que réussirent à faire les Prussiens après Iéna.
Aujourd’hui, dans notre confort d’observateurs connaissant la suite des événements, il est pour le moins malaisé de porter un jugement serein sur la validité de ce « pari politique » que prit Maurras et qu’il développa dans sa théorie de la « Seule France ».
Ce qui était jouable six mois après l’armistice, au moment de l’arrestation de Laval, pouvait encore le rester quand parut le livre portant ce titre, en avril 1941. Mais qu’en était-il le 22 juin, lorsque la Wehrmacht entre en URSS ? Et a fortiori qu’en reste-t-il le 7 décembre, quand les Japonais fondent sur Pearl Harbor ?
On connaît Maurras l’obstiné, celui qui ne dévie jamais de la ligne politique qu’il a choisie. Et c’est bien ce qu’il fait, en cette fin 1941, dans chacun de ses articles. Plus les événements apparaissent contraires, et plus il clame qu’il faut serrer les rangs, rester hors du conflit, ne penser qu’à la seule France et à son futur redressement.
Mais certains connaissent aussi le Maurras poète, l’auteur de contes et de fictions, où il est parfois loisible de discerner l’envers du discours public, le doute intérieur, voire une certaine moquerie de soi-même. Et ce sont souvent aussi les textes les plus aboutis, les mieux ciselés, les plus percutants.
Ainsi en est-il sans doute des Inscriptions sur nos ruines, qui paraît le 26 décembre 1941. Maurras n’y évoque la guerre présente que pour mieux parler de la guerre en général, de la fatalité qui pousse les hommes à s’entre-détruire, et de ce fantastique aiguillon de l’intelligence et de l’invention qui naît de la volonté de jeter toutes ses forces dans la bataille pour vaincre ou ne pas se laisser vaincre.
Jamais sans doute, depuis les quarante ans et plus pendant lesquels il a ferraillé contre le pacifisme français et la puissance allemande, il n’a évoqué la guerre avec tant de détachement et de sérénité. Dix-huit mois après un désastre militaire sans précédent, Maurras voit la France à travers les ruines qui parsèment la Provence, témoignages des orgueilleuses Cités de jadis, un jour mises à bas par de nouveaux envahisseurs. Et un jour reconstruites, par d’autres, au fil des siècles.
Cet article était peut-être esquissé depuis plusieurs mois. C’est en tous cas ce qu’il semble à la manière elliptique dont Maurras évoque l’actualité militaire ; la chronologie en est comme cryptée, les faits saillants estompés, pour n’en retenir qu’une gigantesque soif partagée de sang et de fureur, dans une partie qui se joue ailleurs, au loin. Et qui pourrait aboutir, c’est le seul trait prospectif que Maurras se risque à esquisser, à la domination du monde Jaune et à l’effacement d’une Europe déchirée dans son être depuis la Réforme.
On peut imaginer (fiction ?) qu’une première rédaction date de l’ouverture du front russe, et que Maurras se soit ravisé. Puis est venue la visite de Churchill chez Roosevelt, puis la guerre du Pacifique, qui l’auraient décidé, au lendemain de Noël, à publier cet article atypique.
Inscriptions sur nos ruines est le titre donné en 1949 à un petit recueil illustré d’articles écrits pendant la guerre, l’éponyme venant en premier. En 1968, il sera repris sous le nom d’Utilitatem Calamitatis dans l’ouvrage du centenaire Critique et Poésie préparé par Pierre Varillon, ancien responsable de la page littéraire de L’Action française. Il est douteux que Varillon ait inventé ce titre ; ceci corroborerait l’hypothèse qu’une première version, sous cet intitulé, ait sommeillé quelques mois dans les papiers de Maurras.
→ Le site archéologique de Saint-Blaise, évoqué par Maurras dans ce texte.