La Bataille de la Marne

Maurras décrit longuement la genèse de La Bataille de la Marne dans sa préface de La Musique intérieure et se demande s’il la finira un jour. Non seulement elle restera inachevée — la septième partie se poursuivant, après la quatrième strophe, par des pointillés suggérant que de nouveaux vers sont attendus — mais elle ne sera plus republiée en intégralité. Dans les Œuvres capitales, Maurras se contente de reprendre les quatre strophes de la première partie.

La première édition date du 1er septembre 1918, dans la revue Le Feu. Elle comprend les trois premières parties et une strophe de conclusion qui deviendra ensuite la première de la quatrième partie. La totalité des 47 strophes est publiée dans l’Almanach de l’Action française pour l’année 1919, et reprise sous forme de fac simile du manuscrit en 1923, aux éditions Édouard Champion, puis dans La Musique intérieure. La fin de la rédaction date donc des derniers jours de 1918.

La Bataille de la Marne se veut un poème épique. Maurras ne s’y contente pas de chanter la bravoure et le mérite des armées françaises, il insulte, il détruit, il anéantit l’ennemi allemand. Derrière le langage poétique, toujours plus difficile à décrypter en première lecture que ne peut l’être un article de journal, l’expression de Maurras est d’une très rare violence, d’une outrance pleinement revendiquée. L’Allemand est resté un Barbare, un être malfaisant, un bâtard, impropre à recevoir les bienfaits de la civilisation ; il fut certes jadis, grâce à la Chrétienté, sur le point d’accéder à une pleine humanité, mais la révolte nihiliste de Luther l’a fait retomber dans son Walhalla primitif d’où rien de beau, rien de construit, rien de pensé ne peut sortir.

C’est dans la troisième partie que l’attaque atteint son summum ; un seul vers sur ces soixante justifierait aujourd’hui une indignation planétaire !

Ce n’est que dans la strophe de conclusion que l’on retrouve un peu de rationalité ; comme l’a fait en d’autres temps Tyrtée le Spartiate d’adoption, le poète en armes se doit d’insuffler chez le soldat une haine inexpiable de l’ennemi. L’acte de guerre doit être sublimé en œuvre pie, en croisade civilisatrice. C’est à ce prix que le combattant pourra se surpasser.

Maurras cependant développe aussi une leçon politique ; que l’on ne s’apitoie pas sur le triste sort de l’Allemand ! Celui-ci cherchera à nous amadouer, à regagner par la négociation et la fourberie de son caractère ce qu’il a perdu sur le champ de bataille. Non, il faut être sourd à toute compassion, et ne rien lâcher.

Mais il ne faut pas que la violence du propos occulte trop, pour le lecteur d’aujourd’hui, la qualité poétique intrinsèque de l’ode. Dans son dernier article, publié dans Le Mercure de France du 1er novembre 1918, soit huit jours avant sa mort, Guillaume Apollinaire rend un vibrant hommage à l’écriture de Maurras :

(…) Ce long fragment offre d’autant plus d’intérêt qu’on y peut voir que le goût légitime de M. Charles Maurras pour les règles et la tradition ne l’aveugle point sur l’utilité de les observer superstitieusement. Ces vers ressortissent au genre de ce qu’on appelle « le vers libéré ». On y fait rimer le pluriel avec le singulier, et la rime devient parfois si faible qu’elle confine à l’assonance ; l’hiatus même y laisse se heurter deux voyelles.
Du reste, la liberté avec laquelle M. Charles Maurras a osé aborder le ton de l’ode n’ôte rien au nombre de ses strophes, à la fermeté de sa langue, à la recherche d’une pensée qui même en pindarisant sait s’exprimer simplement et harmonieusement. Ses modèles, à mon sens, ne se trouvent ni au XVIIe, ni au XIXe, ni au XXe siècle ; ce sont Pindare et Ronsard. Mais tout le monde n’a pas compris la qualité de ces divertissements. Le goût de la jeunesse est aujourd’hui si divisé ! Ils aideront toutefois à combattre la tendance que l’on a, dans certains milieux, à se laisser troubler beaucoup plus que de raison par les centons et les pastiches dont la perfection n’emporte nullement la légitimité et qui peuvent bien amuser le lecteur sans honorer leur auteur, chez qui ils décèlent plus d’habileté et de bonheur que de talent.

L’autorité d’un Maurras peut encore servir, quand on remarquera la simplicité de ses vers, à se laisser aller avec moins de complaisance et seulement en souriant, à goûter la subtilité et l’excessive afféterie des courtes pièces de vers de certains prosateurs qui gongorisent sans mallarmiser le moins du monde. Enfin, les astuces d’un maître si traditionaliste que l’est le rédacteur en chef de l’Action française, montrent assez que l’audace est bien dans la tradition des lettres françaises et que les innovations peuvent bien être et sont généralement le fait des plus cultivés, de ceux qui, tout en ayant le plus de dons ont également le plus de métier.

Quand on laboure un champ, il faut que la terre soit promptement retournée, de façon à ce que toutes les particules du sol soient tour à tour et d’année en année exposées au soleil. Il en est de même de la langue. Du moment qu’un auteur se conforme à l’usage du point de vue de la syntaxe et du vocabulaire, et sauf les exceptions qui viennent confirmer cette règle, il doit, dans une matière aussi conventionnelle que l’expression poétique, être laissé libre d’en approfondir toutes les ressources, de tout remanier à son gré, pour le plus grand bien de la langue qu’il travaille à rendre plus nette, plus claire, plus riche et plus belle, et pour le plus grand profit de l’esprit humain.

Au contraire, les prétentions des puristes et des grammairiens, quand elles vont à des excès, ne servent de rien qu’à appauvrir le langage, qu’à éteindre l’imagination des poètes et qu’à préparer la mort de la langue. Les poèmes de Maurras donnent une leçon de mesure. On peut en faire son profit dans tous les camps littéraires.

Ces lignes, écrites juste avant l’Armistice, répondaient aux seize premières strophes, parues dans Le Feu deux mois auparavant. S’il avait pu lire les trente et une suivantes, Guillaume Apollinaire n’aurait sans doute pas changé d’avis.

Une nouvelle copie du jeune Maurras

André Chénier a toujours tenu une place importante dans la hiérarchie des « maîtres de la vie d’esprit » de Charles Maurras, qui lui a consacré de nombreuses études.

Le « cahier d’honneur » du collège d’Aix nous révèle que, dès sa quinzième année, le jeune Maurras portait à Chénier un attachement plus que purement scolaire.

La dissertation qu’il a composée sur le thème de La Jeune Captive est datée, d’après la transcription du chanoine Côté, de janvier 1883. Le vieil homme, à qui l’abbé Penon transmit à l’approche de la mort ce précieux document, en a publié le texte quarante ans plus tard dans les Cahiers Charles Maurras ; mais contrairement à la dissertation sur Tacite, nous n’avons pas vu l’original, si tant est qu’il ait été conservé, hypothèse au demeurant fort improbable. Il est donc possible que le texte que nous reproduisons contienne des erreurs de lecture ou de retranscription.

Maurras et la mort du duc d’Orléans

Maurras publie en 1927 un recueil de ses articles sur la mort l’année précédente de Philippe d’Orléans.

L’année 1926 aura été pour Charles Maurras « annus horribilis » : sur un fond d’attaques incessantes du dissident Georges Valois et de sanglants affrontements de rue consécutifs à l’affaire Schrameck, elle commence par la mort du duc d’Orléans pour s’achever par la condamnation vaticane. Le lion Maurras, qui a 58 ans, combat sur tous les fronts, mais il semble désormais acculé à la défensive. Plus agressif que jamais dans ses éditoriaux contre le régime, tentant tant bien que mal de conserver vis à vis de l’Église un ton de déférence contenue, il ne peut se retenir, au sujet de la mort de Philippe VIII, d’exhaler un sentiment aigu de tristesse et d’accablement.

Les deux hommes avaient quasiment le même âge. Quand Maurras se pose en théoricien du royalisme, le Duc d’Orléans est actif depuis quelques années déjà. Ses deux collaborateurs André Buffet et le comte de Lur-Saluces seront les premiers et les principaux contributeurs à l’Enquête sur la Monarchie, dont la parution commence en 1900 dans la Gazette de France. Le 18 août de la même année, le Duc d’Orléans envoie de Marienbad une lettre de soutien au jeune polémiste :

Mon cher Maurras,

C’est avec le plus grand intérêt que j’ai suivi votre enquête sur la Monarchie et lu les déclarations que vous ont faites Buffet et Lur-Saluces.

Tous mes amis peuvent différer sur des nuances d’opinion ou des prévisions de réformes ; c’est leur droit, mais ce qui ressortira désormais, c’est l’unité profonde de la conception royaliste. Elle est réformatrice. Réformer pour conserver, c’est tout mon programme.

Je ne me prononcerai pas sur le détail. Un prince qui aurait la prétention de le régler d’avance serait peu de chose. Un prince qui ne se déclarerait pas sur les principes ne serait rien.

Je me suis déjà expliqué sur quelques questions essentielles à la vitalité du pays. J’ai défendu l’Armée, honneur et sauvegarde de la France. J’ai dénoncé le cosmopolitisme juif et franc-maçon, perte et déshonneur du Pays.

Il en est d’autres sur lesquelles les Français ont le droit de me demander une détermination nette et catégorique.

De ce nombre est celle qui vous tient le plus au cœur : la décentralisation.

La décentralisation ? C’est l’économie, c’est la liberté. C’est le meilleur contrepoids comme la plus solide défense de l’autorité. C’est donc d’elle que dépend l’avenir, le salut de la France.

Aucun pouvoir faible ne saurait décentraliser. Appuyé sur l’Armée nationale, constituant moi-même un pouvoir central énergique et fort, parce que traditionnel, je suis seul en mesure de ramener la vie spontanée dans les villes et les campagnes et d’arracher la France à la compression administrative qui l’étouffe.

La décentralisation dépend en partie du pouvoir royal et du sentiment qui l’anime, comme de la direction que le Roi peut imprimer de lui-même ; mais c’est aussi un problème d’organisation politique et géographique.

J’y donnerai ma première pensée. La question sera mise sur le champ à l’étude, avec la ferme volonté, non pas seulement d’aboutir, mais d’aboutir rapidement. Je tiens à ce qu’on le sache.

Croyez-moi, mon cher Maurras,
Votre affectionné
PHILIPPE

Maurras restera très attaché au duc d’Orléans, lui témoignant une admiration voisine de la piété. Nous en avons donné un aperçu en publiant La Barque et le Drapeau, brochure de 1911. En 1927, Maurras publie Le Tombeau du Prince, recueil d’une quinzaine d’articles parus dans l’Action française au cours des semaines suivant la mort du prétendant, le 28 mars 1926. L’ouvrage est conclu par une synthèse de la vie du prince en exil, sans doute rédigée pour la circonstance, et un récit des cérémonies ayant marqué le premier anniversaire de sa disparition. Il s’en dégage un ton de longue complainte sur les occasions perdues : il eût fait, Maurras ne cesse de le répéter, un si grand roi, et donné un si grand bonheur à la France…

xx

Le Tombeau du Prince fut publié deux fois : d’une part comme première partie du tome 1 de La Politique de Charles Maurras, recueil d’articles publiés en 1926 et 1927 (il n’y aura jamais de tome 2) ; d’autre part sous forme d’un livre d’art publié chez Jean Variot, bibliophile à Versailles, dont une partie du tirage a été distribuée aux premiers souscripteurs du tome 1 précédemment cité. On y trouve un portrait du prince et un projet de monument funéraire, lithographiés par Pelou-Courbet sur des maquettes de Maxime Real del Sarte.

xx

Le texte contient de nombreux récits de rencontres avec le duc d’Orléans, qui sont autant de témoignages de la fascination que celui-ci pouvait exercer sur ses visiteurs. Maurras aurait pu y ajouter celui-ci, venant d’un homme méfiant au départ (l’extrait de texte que nous reprenons commence par un évocation de Louis XVI) :

(…) Et c’est le Roi, saint monarque, mais homme faible, qui a laissé tomber sa couronne, et qui nous a livrés à l’émeute, à la terreur, à la tyrannie, à la guerre, et enfin au gouvernement des banquiers, par un acte d’impardonnable bonté. Pourquoi nous a-t-il abandonnés aux Tuileries, nous, le vrai peuple de France ? Il ne voulait pas que le sang coulât pour lui ? Il avait donc oublié que son sang était protection du nôtre ? Je veux bien que nous ayons des torts ; mais nos princes ont les leurs. Je décide donc que, lorsque je serai devant celui qui est aujourd’hui le chef de la maison, il n’y aura dans mon regard aucun regret. Il est notre père ; je ne veux pas être un enfant repentant.

Il ne resta rien de ces pensées lorsque je fus devant le prince. Il entrait chez lui plein de cette majesté simple, alerte, qui est celle que le peuple français aime à trouver chez ses rois ; son visage, encadré d’or roux, était illuminé par un regard jaillissant du bleu limpide de ses yeux. Il serait au milieu d’une foule, vêtu de bure, que l’on irait droit à lui, disant : voici le Roi !

Il avait la main tendue, m’attira à lui, m’embrassa, selon sa coutume. Il m’interrogea sur la France, sur cette partie de France que je connaissais particulièrement. Toutes les questions que je posais la veille étaient résolues, un simple geste de Mgr le duc d’Orléans les avaient tranchées. J’avais adhéré à la monarchie, mais j’étais aujourd’hui conquis par la personne du prince.

Me voici donc prêt pour l’action. Il y a un chef : c’est le chef même de la maison de France. Il est en exil ; mais sur la terre où il doit régner, il y a un chef qui veille à l’action quotidienne, c’est Charles Maurras ; auprès de lui, des hommes ardents, énergiques, chefs eux aussi d’une troupe encore peu nombreuse, mais qui croît déjà rapidement. Objectif : le renversement de la république, et la restauration, nous dirions presque, tant la monarchie nous paraît rajeunie et même jeune, l’instauration de la monarchie. Moyens d’action : refaire un esprit public, d’abord ; ensuite, tous les moyens même légaux. Chefs et troupe : les Français de toute condition ; dès 1906, en effet, l’Action française réunissait des hommes venus de toutes les maisons de France, et tous, qu’ils vinssent de la Sorbonne ou de la rue Grange-aux-Belles, de l’atelier, de la ferme ou du château, avaient répondu à un appel de l’intelligence. (…)

Ce texte publié en 1921 et relatant des faits remontant à 1906 est de Georges Valois, dans son recueil de souvenirs politiques D’un siècle à l’autre. En 1921, Valois dirige la rubrique économique et sociale de l’Action française. Plus tard, séduit par le régime mussolinien, il fait dissidence et, brûlant ce qu’il a adoré, il réserve à l’A.F. les pires de ses invectives. Maurras le lui rend bien : « Gressent-Valois » est le traître, l’homme à abattre, et les noms d’oiseaux qui s’échangent préfigurent les grandes dissidences des années 30. Mais ceci n’enlève rien à son témoignage sur le charme magnétique du duc d’Orléans.

Une rapide analyse lexicale vient illustrer ce qu’une première lecture du Tombeau du Prince laisse percevoir : la primauté du sentiment, de l’attachement charnel à la France et à la personne du prétendant ; le coeur bien avant la raison. Les termes usuels de l’exposé politique maurrassien arrivent, en nombre d’occurrences élémentaires dans le texte, loin derrière :

101
France
94
français, française
82
nation, national, nationalisme, nationaliste

88
Prince
76
Orléans
24
Philippe

37
monarchie, monarchiste, monarchisme
22
royalisme, royaliste
20
royal
11
royauté

39
République, républicain
35
politique
8
démocratie, démocrate

54
cœur
17
raison
6
sang

Peut-on néanmoins en inférer que, pendant plus d’un quart de siècle, les relations entre Maurras et le duc d’Orléans n’ont jamais été empreintes de nuages ? C’est peu vraisemblable, mais Maurras est là-dessus d’une totale discrétion.

xx legend : Portrait du duc d’Orléans, publié en frontispice de l’ouvrage du Docteur Récamier L’âme de l’exilé paru en 1927. Dans cet épais volume de souvenirs, le confident le plus fidèle du duc d’Orléans relate les différentes expéditions du Prince, ses exploits de chasseur, son œuvre d’explorateur et de naturaliste, mais ne dit mot de la politique française.

On sait que dans l’entourage immédiat du Prince, comme dans les milieux où il cherchait à organiser des réseaux de sympathisants, de nombreuses voix regrettaient ou cherchaient à combattre l’influence de Maurras et de ses idées. Lorsqu’elles émanaient de détenteurs de grandes fortunes, leur poids n’était pas négligeable et sur ce point-là, Maurras n’avait pas de quoi rivaliser. Il semble en particulier que l’aventure des Cercles Proudhon ait fortement indisposé certains soutiens conservateurs du duc d’Orléans et que ceci ait conduit Maurras à la plus grande prudence du côté de l’ouverture vers les anarcho-syndicalistes.

Quoi qu’il en soit, et bien qu’étant très lié avec certains cadres d’Action française, comme Maxime Real del Sarte, Philippe VIII n’a jamais choisi ses plus proches conseillers parmi eux. À plusieurs reprises dans ses articles, Maurras évoque des cabales, des calomnies, des attaques, pour les regretter amèrement, mais il n’en dévoile jamais rien.

xx

De même il ne dit rien du mariage du duc d’Orléans. Celui-ci, resté sans descendance, aura mené les vingt dernières années de sa vie d’explorateur au long cours en célibataire, alors que son épouse lui aura survécu de six ans. L’échec de son mariage aura certainement pesé très lourd sur son état d’esprit et ses convictions religieuses, et par ailleurs alimenté bien des ragots et des médisances ; Maurras n’en souffle mot.

C’est en 1896, deux ans après la mort de son père le comte de Paris, que le duc d’Orléans épouse l’archiduchesse Marie-Dorothée de Habsbourg. Ce qui aurait pu être une union conquérante se transforme vite en fiasco. Comme cela a été le cas pour Henri V, l’épouse du prétendant se révèle être stérile ; pire, elle refuse de suivre son époux dans ses voyages et leur séparation devient effective en 1906. Suprême affront, lors de la déclaration de guerre en 1914, elle décide de rester en sa demeure princière de Hongrie, et celui qui reste toujours son mari ne le lui pardonnera pas. De toutes ces épreuves, rien ne transparaît ni dans La Barque et le Drapeau, ni dans le Tombeau du Prince.

Dieu et le Roi

xx

Axel Tisserand, qui a déjà publié les Lettres des Jeux Olympiques chez Garnier-Flammarion, publie chez Privat sous le titre Dieu et le Roi la correspondance de Charles Maurras avec l’abbé Penon entre 1883 et 1928.

Sans doute d’autres avant Axel Tisserand avaient exploré ce fonds, Victor Nguyen en particulier, mais c’est la première publication de cette correspondance.

Voici la présentation qu’en fait l’éditeur :

L’abbé Penon, un Provençal devenu évêque de Moulins, a été le précepteur puis le directeur de conscience du jeune Charles Maurras. Une amitié s’est nouée entre les deux hommes, qui n’a pris fin qu’à la mort de Penon en 1928. Il en reste une correspondance inédite, d’un intérêt considérable, près d’un demi siècle de l’histoire politique et intellectuelle de la Troisième République défilant sous nos yeux. Les principaux épisodes, Affaire Dreyfus, Séparation, fondation de l’Action française, Première Guerre mondiale, Bloc national et Cartel des gauches, occupation de la Ruhr, condamnation de l’Action française par Pie XI… sont abordés avec une liberté de ton absolue, aucun des deux hommes n’écrivant pour la publication. Si l’on se souvient que Maurras a été le plus important penseur de la droite française depuis Joseph de Maistre, et que les relations conflictuelles entre la République et l’Église catholique ont été une donnée essentielle de la vie nationale depuis la Révolution, on mesure mieux l’apport de ce document sans précédent, conservé jusqu’à ce jour dans la famille de Maurras.

Maurras, le fascisme et le nazisme

Merci à notre ami Tony Kunter pour sa critique détaillée de l’article précurseur d’Ernst Nolte sur l’Action française. Nous la reprenons sur notre site avec plaisir.

Cet article, publié en 1961, fut certes vivement contesté dès sa parution, tant pour des raisons d’ordre scientifique que pour ses graves lacunes documentaires ; cependant la thèse qu’il présente est généralement admise depuis, sans discussion, surtout par les historiens et commentateurs qui ne connaissent pas Maurras – c’est à dire, hélas, la majorité d’entre eux.

Pour faire court, d’après Nolte, le fascisme est né en France sous la forme de l’Action française. Et c’est celle-ci qui a inspiré, après la fin de la Grande Guerre, c’est à dire une vingtaine d’années après sa propre apparition, ses avatars italien et allemand. Elle en porte tous les excès et en préfigure toutes les déviances.

Comment une telle absurdité a-t-elle pu survivre, se répandre, prospérer, devenir une norme d’usage ? En premier lieu, bien sur, on voit tout l’avantage qu’un Allemand pouvait y trouver, pour tenter de disculper son camp, ne serait-ce qu’un peu. Mais un tel alibi n’aurait jamais pu porter bien loin s’il n’avait trouvé, en France même, un écho puissant et approbateur.

Le débat mérite certes d’être poussé bien au-delà des calculs de ces « maîtres penseurs » soucieux de n’écrire que « l’Histoire qui sert la bonne cause », c’est-à-dire leur cause à eux. Bien que souvent faiblarde, bien qu’énoncée en un temps où l’historiographie maurrassienne était encore balbutiante, l’argumentation de Nolte vaut d’être analysée et discutée au fond. Mais dans l’ordre du succès des idées, ce n’est pas le fond qui aura été déterminant ; c’est l’aubaine que représentait, pour les partis de la gauche française, la possibilité de se décharger sur un ennemi à terre, incapable de se défendre, du poids de leurs propres turpitudes.

Les communistes avaient à faire oublier un certain Pacte du 23 août 1939 et leur entrée tardive dans la résistance. Les socialistes avaient également beaucoup de choses à se faire pardonner ; la plupart des collaborationnistes n’étaient-ils pas sortis de leurs rangs ? Nolte leur apportait la clef de leurs problèmes, et en plus, c’était une parole d’Allemand ! Les vrais collabos, les seuls à stigmatiser, ce n’était pas eux, c’était l’AF ! Sur les quelques exemples qu’on pouvait trouver, il suffisait de sauter par dessus les années de Cagoule pour les faire passer directement de l’AF au fascisme. Ce qui n’était pas trop difficile à faire, pour des staliniens rompus à l’art délicat de la contrefaçon historique.

Le continuum AF-Vichy-collaboration n’était donc peuplé que de maurrassiens, alors que tous les hommes de gauche étaient dans le bon camp, mieux : ils étaient le bon camp. Ramener l’Affaire Dreyfus à une simple affaire de persécution antisémite allait de soi ; et, de vulgarisation en vulgarité, la thèse de Nolte aboutit en 1981 à celle de BHL, L’Idéologie française, par laquelle Maurras conçut Auschwitz dès avant 1900. Quand on met le doigt dans l’anachronisme, celui-ci ne connaît plus de limites.

Tout ce qui est excessif est-il nécessairement insignifiant ? Ce n’est pas certain, car l’oubli, l’inculture, l’absence de curiosité vis-à-vis des sources, le goût de la facilité et du manichéisme empêchent de voir ce qui est excessif et lui confèrent, à défaut de signifiant, du sens commun.

Aucun sujet n’est tabou, pas plus l’antisémitisme de Maurras, qu’il continua de professer bien après que Bernanos ait déclaré (en 1938) que c’était désormais « une cause qu’Hitler avait déshonorée », que le soutien qu’il apporta au Maréchal. Nous avons pris le parti, sur notre site, de publier les textes en intégralité, dans un esprit scientifique, sans les censurer ni les justifier. Mais qu’il nous soit permis d’affirmer que, par rapport au cœur de l’œuvre maurrassienne, il s’agit de sujets bien mineurs.

Nul certes ne va aujourd’hui camper sur la thèse du « bon antisémitisme », qui serait d’État, opposé au « mauvais antisémitisme », qui serait de peau. Mais qu’au moins l’on ne tombe pas dans le plus naïf des anachronismes. Au moment où Maurras s’ouvre à la vie politique, l’antisémitisme est un sentiment largement partagé, présent dans tous les partis et notamment à gauche ; et si tous les gens célèbres de gauche qui étaient antisémites en 1894 devaient être jetés aux poubelles de l’Histoire bien pensante, beaucoup de boulevards et de larges avenues de nos villes devraient être rebaptisés d’urgence. A contrario, qui pourrait contester que la France ne serait pas couverte de rues Maurras si par malheur celui-ci avait disparu en mai 1940 ?

En contribuant à diffuser l’œuvre de Maurras, nous mettons à disposition de chacun l’un des trésors de la langue et de la littérature françaises ; pourquoi nous priver de ces pages magnifiques, de cette pensée fulgurante, d’une inspiration qui a si profondément marqué son époque ? Oui, pourquoi ?

Mais il y a bien au-delà. Nolte écrivait au temps de la guerre froide. Aujourd’hui, le marxisme est mort, mais le totalitarisme demeure. Il se pare des vertus de la démocratie et de la liberté, envahit et uniformise le monde, nos existences et nos cultures. Les systèmes de pensée qui ne sont pas issus du même tronc, qui ne lui soient pas consanguins, qui peuvent lui être opposés sans vaciller ne sont pas légion. La synthèse maurrassienne, avec les excès qui lui sont consubstantiels, n’est ni holiste, ni individualiste ; c’est un hymne à l’Ordre et à la Beauté, non à l’homme ; à la civilisation, non à la masse ou au marché. Alors, oui, qu’elles sont mesquines, les réserves inspirées, sciemment ou non, par les écrits de Nolte et de ses semblables !

Théodore Aubanel

xx

Cette description — elle est bien sous-titrée ainsi — de Théodore Aubanel est parue en juillet-août 1889 dans la Revue indépendante. Si ce texte passe souvent pour la première œuvre de Maurras, c’est qu’il est le premier à avoir été tiré à part en volume.

Ce Théodore Aubanel valut auparavant à Maurras un prix du Ministère de l’instruction publique qui avait, sur les instances des Félibres de Paris, organisé un concours ayant pour thème « Éloge d’Aubanel ».

Dans une lettre du 16 mai 1888 à son ami René de Saint-Pons, Maurras annonce son succès :

Bibi aussi a eu son petit laurier, premier prix du ministre de l’Instruction Publique. J’avais eu le temps de griffonner cette étude les trois derniers jours d’avril. Le 30 avril, j’avais tout à recopier car c’était l’indéchiffrabilité même. À 8 heures 1/2 du matin, j’ai mis la plume au poing. Dîner à midi. Demi-heure déambulatoire au Luxembourg et nouvel affolement devant mon bureau, et la plume de courir jusqu’à 8 heures. Encore avais-je à recopier toute la Vénus d’Arles en provençal et en français et je doutais de l’orthographe de certains mots. Il fallut aller à la Bibliothèque Sainte-Geneviève compulser Lou Tresor et pendant ce temps, ma mère, au logis, achevait la copie. À 9 heures je prenais l’omnibus Bastille-Grenelle. À 10 heures je tapais chez le portier du président des Félibres, lequel (pas le portier) était en soirée. Et quand aura-t-il ce paquet, alors ? Pas avant demain matin… (Horripilement, la limite du concours était à minuit !) Et alors, de ma voix la plus pathétique : « Ô portier de mon cœur, mets ceci sous le paillasson de Monsieur Sextius Michel, en rentrant il heurtera là contre et, s’il se casse le nez, l’organe endommagé sera un document pour attester le dépôt du document à l’heure due. » Le portier adouci par cette perspective (voir son bourgeois bifurqué, quant au nez) prit mon manuscrit et me certifia qu’ainsi il ferait. J’ignore où en est le nez de Monsieur Sextius Michel mais mon factum est arrivé à temps puisqu’on l’a lauré. Ces bons félibres qui n’ont pas le moindre abonnement à L’Observateur français et ne soupçonnent pas la réalité objective de l’Instruction Publique, imaginaient que Maurras était une créature fantastique imaginée par un bonhomme connu en velléité d’incognito. Ils m’ont unanimisé premier prix. respecte-moi ! Et il paraît, d’après Fournier, que l’honnête jury a fait un beau vacarme quand on est arrivé à la fin : Théodore Aubanel en cagoule de flagellant agenouillé devant la Vénus d’Arles…

Dans une lettre au même en date du 4 juin :

Ce que j’ai reçu de congratulations ! Ce que j’ai répondu de nigauderies sur des cartons carrés ! (…) Et je voulais causer à plume débridée car de tout cet arrivage de Provence, ce sont tes lignes, celles de Signoret et celles de l’abbé Penon qui m’ont fait le plus de plaisir ! (…) Je veux te dire encore ce qui m’a le plus plus dans l’honneur dont on m’a couvert ! Mon étude a scandalisé une partie du jury… Le prix d’honneur lui a été décerné unanimement, mais quelques-uns refusèrent de donner leur vote si le rapporteur ne s’engageait pas à insérer dans son factum des réserves sur les licences incorrectes du style. Or, ces réservistes étaient tous des bourgeois. Le rapporteur, un jeune poète, Gayda, relit mon étude, puis refuse net de faire les réserves demandées, donne ses raisons à une séance suivante et tous les « littérateurs » se rangent à son avis. Eh bien ce scandale-là, la conscience d’avoir été discuté, le plaisir d’avoir horripilé des commis de ministères et des professeurs, toutes ces choses me sont mille fois plus précieuses que le prix lui-même car elles me laissent espérer que je finirai par donner une empreinte personnelle à ma façon d’écrire. Or, des réalités sublunaires, il n’y a que celle-là qui soit digne d’envie. Qu’en penses-tu ? (…) Et la lettre de Mistral ? Car j’ai reçu une lettre de Mistral pour deux articles parus dans L’Observateur français à propos du Pain du péché. Aubanel me porte bonheur. pour ne pas te faire concevoir des idées trop hautes de ce billet, je t’envoie un morceau d’Observateur français où mes collaborateurs ont voulu le publier. (…) « Excellente, Monsieur, votre étude sur Malandran, c’est-à-dire sur Aubanel, que vous jugez en homme étonnamment au courant. Merci pour le grand félibre mort et triomphant dans la mort et merci pour la cause. Veuillez, à l’occasion, nous aider à sauver notre âme : … Amo de moun païs, Tu que dardaies, manifesto, E dins sa lango e dins sa gesto… Vous êtes bien aimable de m’avoir fait lire ces pages viriles et profondes. Je vous salue de bon cœur. F. MISTRAL Maillane le 18 mai 1888. »

Quelques jours plus tard, Maurras écrivait à un autre correspondant :

Imprimerai-je mon Aubanel ? Le directeur de l’Instruction Publique m’offre d’insérer mon étude et de me la tirer gratis au nombre d’exemplaires que je voudrais. Mais il paye trop mal. J’aimerais mieux une grande revue où l’on pourrait me rendre le même service et en me rémunérant davantage. Car je deviens très positif. Puis, cette étude sur Aubanel est écrite dans un style trop rutilant et trop voulûment incorrect pour passer dans ce paisible bouillon Duval de l’Université. Enfin, je ne sais pas du tout ce que cela vaut, l’ayant livré dans le coup de feu de la composition ; ceci arrivera, je n’aurai pas le cœur de l’imprimer tel quel et je n’ai pas l’énergie nécessaire à un remaniement. Je l’ai bien vu pour mes félibres entêtés. Là je n’avais qu’à couper. Deux ou trois soirs de suite, à la requête du bon sens et de ma mère ligués, j’avais fait comparaître mon manuscrit, et puis zut…

Le tirage à part de cinquante exemplaires fut finalement réalisé en 1889, à la Nouvelle Librairie Parisienne-Albert Savine, après la publication en revue. Presque tous les exemplaires furent dédicacés et offerts par Maurras.