Ainsi parla Mercure, annonçant aux esclaves rassemblés aux Enfers que, là bas, dans le monde visible, la Liberté régnait désormais. Et ce, sur toute l’Humanité, anciens esclaves compris. La Liberté, c’est être le seul maître de soi, ne dépendre de personne…
Les esclaves ont reçu le gouvernement de leur âme. Ils ne sentent plus d’autres jougs que ceux de vivre et de mourir. Ils disposent de tout leur cœur.
Et il ne tient qu’à vous, ajoutait-il, de jouir de ce bienfait inestimable. Je vous offre la coupe du Léthé qui vous permettra de revenir dans le monde des vivants.
Mais les esclaves que Maurras met en scène dans son conte des Serviteurs refusent cette faveur. Ils ont retrouvé aux Enfers leur maître bien aimé. Certes, celui-ci savait parfois se montrer cruel. Mais qu’il était doux et simple de se reposer sous son autorité ! Le seule idée de devoir apprendre à se gouverner soi-même leur apparaît insupportable. D’autant qu’ils imaginent avec clairvoyance toutes les dérives de la société démocratique. Mercure en convient volontiers, et repart avec sa coupe. Les Ombres sont restées chez les Ombres.
Ces considérations qui ont un côté blasphématoires, car le meneur désigné de cette émancipation démocratique n’est autre qu’un « Christ hébreu », paraissent pour la première fois le 30 avril 1892 dans la Revue bleue. On peut les qualifier de voltairiennes et, si elles étaient parues un peu plus d’un siècle plus tôt, sous la plume d’un Beaumarchais ou sous celle d’un Laclos, on aurait loué leur qualité littéraire et souri de leur ironie libertine.
Un autre auteur, contemporain celui-là, écrivait des choses semblables, et sa célébrité n’en souffrit guère. Il s’agit de Frédéric Nietzsche, que Maurras avoue n’avoir découvert qu’après la rédaction des Serviteurs. Le conte est repris dans la première édition du Chemin de Paradis ; c’est le huitième, le second de la série des « Harmonies », venant après La Bonne Mort. Il a perdu au passage une note explicative qui figurait dans la Revue bleue :
Ici, le Psychagogue manque de bonne foi et le dieu des voleurs se montre aussi le dieu des sophistes. Mercure aurait dû ajouter (car le bon Androclès n’en pouvait rien prévoir) que la besogne des esclaves fut, durant plus de mille années, accomplie grâce à la servitude volontaire des ordres religieux aidés par la chevalerie, par des confréries d’ouvriers et d’artistes habilement organisées pour la prospérité de tous. L’harmonie de cet univers ne courut vraiment de danger que depuis deux ou trois cents ans.
Pourquoi cette note de 1892 à usage de pare-feu vis-à-vis du public catholique a-t-elle été omise en 1895 ? Nous ne le saurons jamais, mais il est fort vraisemblable que Maurras n’y a pas prêté à ce moment une grande attention. Et rien n’indique qu’en 1895 le conte ait été dénoncé comme une attaque contre le christianisme.
Mais les choses changent lorsque Maurras devient un penseur politique de premier plan et que le camp démocrate chrétien lui déclare une guerre sans pitié, avec pour enjeu la domination idéologique de la jeunesse catholique. En première ligne, les abbés progressistes Pierre, Lugan et Laberthonnière traquent dans l’œuvre de Maurras tout ce qui peut ressembler à un éloge du paganisme. Et plus encore que La Bonne Mort, le conte des Serviteurs est mis en exergue.
Maurras sent venir le danger et y consacre en 1913 un chapitre entier de son ouvrage L’Action française et la Religion catholique, sous le titre « Évangile et Démocratie ».
Lorsque Le Chemin de Paradis est réédité en 1921, La Bonne Mort a disparu, mais Les Serviteurs sont conservés en version intégrale. Trois notes nouvelles lui sont cependant adjointes, l’une sur Nietzsche, la seconde qui reprend celle de la Revue bleue, et la troisième qui renvoie le lecteur à « Évangile et Démocratie ».
Maurras tient d’ailleurs tant à conserver le texte intégral des Serviteurs que ce conte figure parmi les trois qui sont choisis, avec Eucher de l’Île et la Consolation de Trophime, dans les éditions d’art illustrées par Goor.
Cependant, à partir des tirages Flammarion de 1927, le texte intégral d’« Évangile et Démocratie » sera repris. Il faut dire qu’il ne figure pas dans l’édition de La Démocratie religieuse, qui ne reprend pas l’intégralité de L’Action française et la Religion catholique.
Ces vicissitudes font des Serviteurs le conte le plus controversé du Chemin de Paradis, et le seul qui ait évolué dans sa présentation après 1921. Nous nous sommes attachés à reproduire l’intégralité de ses versions successives et à en préciser les articulations mutuelles. Ce qui ne doit pas troubler le plaisir d’une lecture « naïve » qui nous fait davantage voyager dans la mythologie antique que dans les alcôves des sacristies au début du vingtième siècle…