Par quel paradoxe se fait-il que la France soit enviée par le monde entier et si volontiers dénigrée par ses ressortissants ? Comment se fait-il qu’un pays à ce point jalousé par ses voisins, que les Dieux auraient si outrageusement privilégié le jour où ils ont répandu richesses et faveurs à la surface du monde, reçoive aussi peu de considération de la part de ceux qui partagent le privilège d’y vivre ? Pourquoi ces diables de Français vont-ils si volontiers chercher leurs modèles ailleurs, là où l’herbe serait plus verte, les lois plus justes, la société plus moderne, les libertés mieux garanties ?
Maurras s’est maintes fois posé la question… et lorsqu’il publie, pendant la Grande Guerre, le recueil Quand les Français ne s’aimaient pas, c’est à cela qu’il pense. Mais le public ne le comprend pas ainsi. Le contresens est général ; on a lu « Quand les Français se disputaient, étaient divisés, perdaient leur temps et leur énergie à des querelles intestines », là où Maurras écrivait : « Quand les Français, réunis pour le pire dans une même détestation d’eux-mêmes, s’accordent à n’encenser que ce qui vient de l’étranger ».
Le 9 octobre 1941, alors que la seconde guerre devient à son tour mondiale, il reprend la même interrogation, dans un article publié par le journal Candide sous un titre qui fait écho au précédent : Français, aimons-nous nous-mêmes. On retrouvera cet article en 1949 dans le recueil Inscriptions sur nos ruines paru aux éditions de la Girouette.
Pour ne pas heurter la censure, a fortiori en zone occupée, Maurras y adopte un ton très intemporel qui le rend étrangement contemporain. Si l’on en excepte quelques phrases qui évoquent le contexte de l’époque, le lecteur français d’aujourd’hui pourra croire qu’il lit une libre tribune parue le matin même dans son journal favori. Il est vrai que le sujet abordé est au cœur de ce « débat sur l’identité nationale » que le gouvernement français porte depuis plusieurs mois (le site qui lui est consacré a été ouvert le 2 novembre 2009).
Or, nulle part dans tout ce que nous avons jusqu’ici numérisé de Maurras, et cela commence à faire une masse considérable, nous n’avons trouvé les mots « identité nationale ».
Abstraction faite de ce que les mots souvent passent de mode, changent de sens ou cèdent leur place à un remplaçant venu d’ailleurs, ceci n’est pas sans signification. Pendant plus d’un demi-siècle, Maurras qui fut le théoricien du « nationalisme intégral » n’aurait-il jamais été confronté à ces questions omniprésentes aujourd’hui, « Qui est français ? » ou « Qu’est-ce qu’être Français ? ».
Mais si, bien entendu ! Ce fut pour lui un thème de prédilection, une source continuelle de polémiques et d’indignations. Simplement, les mots « identité nationale » n’avaient aucun sens pour lui. Ils n’ont surtout aucun sens en regard, tant des attendus que des fins, de la nature même de son combat :
Le combat qu’il soutint fut pour une Patrie,
Pour des Rois, les plus beaux qu’on ait vus sous le ciel…
La France existe, s’impose à nos esprits, héritage vivant à faire fructifier et à transmettre, et cela suffit ; le cœur et la raison l’entendent, la petite patrie (Martigues, puis la Provence) s’y insère, l’universel (la Méditerranée, la beauté, l’esprit classique) la prolongent, et nous ne sommes ni dans le débat, ni dans la volonté populaire, ni dans le consensus démocratique :
… la France des Bourbons, de Mesdames Marie,
Jeanne d’Arc et Thérèse et Monsieur Saint-Michel.Notre Paris jamais ne rompit avec Rome,
Rome d’Athènes en fleur a récolté le fruit ;
Beauté, raison, vertu, tous les bonheurs de l’homme…
Dès lors « être Français » devient extrêmement simple. Encore faut-il que ces Français comprennent la chance qui est la leur, et reconnaissent à la France toutes les aménités dont elle leur fait un don gracieux.
Moderne, utilisé dans le jargon des urbanistes, le mot aménité aurait pu être utilisé par Maurras, certainement pas le mot identité. Le terme qui en revanche revient constamment sous sa plume dès qu’il faut donner consistance à l’attachement patriotique est amitié, mot devenu de nos jours désuet, voire inconvenant.
Enfin, pour terminer ce survol lexical, il est un mot rare chez Maurras qui apparaît à une place centrale dans l’article d’aujourd’hui, c’est la fierté, la fierté française (et non nationale) qui vient faire écho à nos contemporaines « marches pour la fierté »…
Deux points donnent à ce texte de Maurras une dimension quasiment prémonitoire. D’une part, il fait l’éloge de la fierté sans fioritures ni raisonnements qui se cultive dans les chantiers de jeunesse, comme s’il pressentait que c’est précisément là que se forge l’énergie qui permettra à la France de rebondir après la Libération. De même, dans sa défense de la langue, Maurras semble être l’inspirateur de la loi 101 du Québec !