Dans un curieux article composé en mars 1944, Maurras se mue en critique gastronomique et brosse un panorama enflammé du patrimoine culinaire provençal. On connaît, par de nombreuses allusions parsemant son œuvre, son attachement pour la poutargue ; ici, c’est la bouillabaisse qui est à l’honneur. Et la bouillabaisse n’est pas qu’un plat ; c’est un rite social.
Mettez-y une langouste, ce « cardinal des mers », et vous ne serez qu’un parvenu, un Parisien sans culture, n’ayant d’autre souci que d’étaler sa richesse. Mais surtout, n’en servez jamais à vos invités, de crainte qu’ils ne soient froissés de se voir proposer un mets d’une extraction aussi populaire !
Entre ces deux extrêmes, tout est dans le choix des poissons. Car selon qu’on soit de Martigues ou de Marseille, on ne professe pas la même religion. Quant à la rouille, aucun compromis n’est possible : c’est un point intangible du dogme. Même l’humble pomme de terre est de la partie ; Maurras se livre sur ce sujet sensible à une démonstration d’une rigueur sans faille.
Maurras s’amuse à ces plaisantes diversions alors qu’il est à Lyon, au sortir d’un hiver rigoureux, et que la situation est plus grave que jamais ; l’approvisionnement est difficile, les restrictions sont omniprésentes, et ce n’est pour personne ni l’heure ni la possibilité de se livrer sans vergogne aux plaisirs de la table. C’est néanmoins le moment qu’a choisi Maurice Brun, propriétaire d’un des restaurants les chers et les plus réputés de Marseille, pour écrire un livre de luxe : Groumandugi, réflexions et souvenirs d’un gourmand provençal. Et il demande à Charles Maurras, qui en tant que Martégal et académicien lui semble le mieux à même d’ajouter son prestige à celui du dessinateur Louis Jou, de préfacer l’ouvrage.
Si Maurras accepte cette proposition qui, compte tenu des circonstances, peut aujourd’hui sembler incongrue, c’est peut-être pour faire un pied de nez à la détresse ambiante, pour en quelque sorte l’exorciser ; c’est aussi, sans doute, qu’il y trouve l’occasion de parachever le récit de ses souvenirs d’enfance. Après la préface de La Musique intérieure, après les Quatre nuits de Provence, après la Muraille des Cyprès, nous voyons revenir le personnage de Sophie, la table familiale, toute la petite bourgeoisie provençale de la fin du siècle. Et cela permet aussi à Maurras d’ajouter une dimension quasi épicurienne à sa démonstration politique.
Parler de gastronomie, c’est parler des élites sociales d’un côté, des traditions populaires de l’autre. C’est d’un côté l’art de rendre encore plus somptueuses les tables des puissants, de l’autre celui d’enchanter le dénuement des humbles.
Parler de la pêche, du jardin potager, des recettes de grand’mère, c’est parler de nature, de qualité, d’authenticité, pour les opposer à la production industrielle et à la consommation de masse. Cela n’a rien de nouveau, et Maurras en dresse un tableau très actuel.
Mais là, il s’insurge : pourquoi donc opposer qualité et quantité ? Pourquoi opposer élites et peuple ? Pourquoi opposer tradition et progrès ? Au contraire, tout l’art politique consiste à les composer, à les unir, et pour cela il faut sortir de la dictature du Nombre.
Le livre de Maurice Brun ne pourra paraître qu’en 1949. Il a été tiré en mille exemplaires, qu’on trouve de temps à autres dans les ventes de bibliophilie, à des prix exorbitants. Mais sa préface a été reprise au tome 4 des Œuvres capitales, ce qui la rend accessible, sous le titre La Gourmandise natale.
Le report de parution de 1944 à 1949 nous vaut aujourd’hui un incroyable contresens. En 1949, Maurras était détenu à Clairvaux. Sans doute y fut-il amené à relire sa préface, et celle-ci s’en trouve contresignée « Clairvaux, 1949 ». Synthétisant ces informations, un libraire peu féru de géographie et encore moins d’histoire en a tiré l’explication suivante :
La préface [a été] rédigée par Charles Maurras pendant sa détention à la prison de Clairvaux à Lyon en mars 1944.
Le pire, c’est que cette notice doublement aberrante a ensuite été reprise telle quelle par d’autres libraires ayant le même ouvrage en vente. Pauvres gens !