Paul Claudel, comme Maurras, est né en 1868. Tous deux ont été élus à l’Académie française, et tous deux laissent derrière eux une œuvre littéraire foisonnante. Mais c’est là vraiment tout ce qui les réunit, car nulle ombre de soupçon de courant de sympathie ne s’est jamais établi entre les deux hommes. Claudel détestait Maurras, lequel à force le lui rendit bien.
La haine exprimée par Claudel est d’un genre particulier, inexpiable, sacrée, comme seuls certains catholiques peuvent en éprouver. Depuis les premières brochures des abbés Pierre et Lugan avant 1910 jusqu’au déferlement des libelles accusateurs parus après la condamnation de 1926, Maurras avait pu s’accoutumer à ces attaques calotines. Et ses talents de polémiste y auraient trouvé matière aisée à de sanglantes réponses, n’eût été son souci constant de ne pas heurter ses partisans catholiques, d’où de nombreuses justifications, parfois embarrassées, où domine la prudence.
Après la guerre, Claudel se refait une virginité politique en insultant gravement Maurras pendant son procès, puis en se félicitant publiquement de sa condamnation. Maurras n’a plus de gants à prendre et lui répond en 1948, dans une brochure intitulée Une Promotion de Judas.
C’est un curieux texte, que Maurras signe du nom de Pierre Garnier, ce qui lui permet d’y prendre place comme une tierce personne. Mieux : Pierre Garnier ne se présente pas comme le lecteur direct de Claudel ; il fait intervenir « un ami » qui lui aurait fait part de son étonnement à la lecture d’un passage repris par le Père de Lubac. Garnier était le nom de jeune fille de la mère de Maurras ; point donc de mystère là-dessous. Et pourquoi Pierre ? Roger Joseph suggère une explication provençale, saint Pierre étant le patron des pêcheurs de Martigues. Ou simplement parce que Pierre était le premier des apôtres, Claudel étant in fine associé à Judas ?
L’objet de la critique est un ouvrage de Claudel intitulé La Mort de Judas. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Claudel se soit penché sur le personnage de Judas ; mais ce texte n’est pas, loin de là, des plus connus de son œuvre. La notice que consacre à Claudel le site de l’Académie française n’en fait même pas mention. Des références en situent l’écriture en 1907, d’autres en 1933 ; ce qui est certain, c’est que le texte en est repris dans un recueil publié en 1936, Figures et Paraboles. Et manifestement, Maurras ne l’avait pas lu à cette époque.
La réhabilitation de Judas a été de tous temps un poncif antichrétien. Abondamment utilisé par tous les adversaires de l’Église, il pouvait l’être aussi, avec des nuances, par certains courants à l’intérieur de celle-ci. Claudel s’est-il sciemment inscrit dans ce type de démarche ? Maurras s’en moque ; l’occasion est trop belle pour accabler son ennemi. Judas est un voleur, et un traître ; et si Claudel le trouve si sympathique, c’est qu’il lui ressemble comme un frère : Claudel l’avare, Claudel l’envieux, Claudel rongé par l’orgueil et l’ambition, Claudel et Judas ne font qu’un. Non un Judas revisité et absous, mais le Judas classique du catéchisme, l’escroc, le fourbe, le Mauvais.
Au passage, l’argumentation de Maurras, qui l’oblige à d’abondants et inhabituels emprunts aux Écritures, ouvre des pistes inattendues. On a un moment l’impression que Claudel, qui dépeint en Judas un Juif nationaliste, positiviste, somme toute agnostique, en fait presque un maurrassien ! Et va donc naturellement accuser les maurrassiens de traîtrise. Mais ce n’est pas cela. Maurras montre que ce n’est pas Judas, ce sont au contraire les autres apôtres, Thomas bien sûr, mais aussi et surtout Pierre, qui portent ces caractères maurrassiens. Et que Judas n’en est pas.
Et avant de revenir à Claudel pour l’exécuter sans sommations, Maurras semble revenir sur une analogie esquissée dans la Tragi-comédie de ma surdité : Judas le traître lui rappelle Valois et sa propre aventure. Et le mystère de Judas reprend toute sa hauteur. Maurras s’est fait abuser ; ou bien il n’a pas su retenir ses disciples ni prévenir le moment fatal de la trahison, ou bien il a eu tort de faire trop longtemps confiance à quelqu’un qu’ensuite toute la direction de l’Action française accablera d’insultes et de mépris. Mais Maurras n’est qu’un homme ; comment et pourquoi pareille et fatale tromperie advint à Jésus ? Même Anne-Catherine Emmerich ne nous apporte pas de réponse. Maurras qui s’en inspire abondamment ne reprend de saint Jean que quelques paroles définitives : en vérité, Judas était un voleur ! Il puisait dans la caisse…
Ce saint Jean là s’exprime comme l’aurait fait Maurice Pujo…