Merci à notre ami Tony Kunter pour sa critique détaillée de l’article précurseur d’Ernst Nolte sur l’Action française. Nous la reprenons sur notre site avec plaisir.
Cet article, publié en 1961, fut certes vivement contesté dès sa parution, tant pour des raisons d’ordre scientifique que pour ses graves lacunes documentaires ; cependant la thèse qu’il présente est généralement admise depuis, sans discussion, surtout par les historiens et commentateurs qui ne connaissent pas Maurras – c’est à dire, hélas, la majorité d’entre eux.
Pour faire court, d’après Nolte, le fascisme est né en France sous la forme de l’Action française. Et c’est celle-ci qui a inspiré, après la fin de la Grande Guerre, c’est à dire une vingtaine d’années après sa propre apparition, ses avatars italien et allemand. Elle en porte tous les excès et en préfigure toutes les déviances.
Comment une telle absurdité a-t-elle pu survivre, se répandre, prospérer, devenir une norme d’usage ? En premier lieu, bien sur, on voit tout l’avantage qu’un Allemand pouvait y trouver, pour tenter de disculper son camp, ne serait-ce qu’un peu. Mais un tel alibi n’aurait jamais pu porter bien loin s’il n’avait trouvé, en France même, un écho puissant et approbateur.
Le débat mérite certes d’être poussé bien au-delà des calculs de ces « maîtres penseurs » soucieux de n’écrire que « l’Histoire qui sert la bonne cause », c’est-à-dire leur cause à eux. Bien que souvent faiblarde, bien qu’énoncée en un temps où l’historiographie maurrassienne était encore balbutiante, l’argumentation de Nolte vaut d’être analysée et discutée au fond. Mais dans l’ordre du succès des idées, ce n’est pas le fond qui aura été déterminant ; c’est l’aubaine que représentait, pour les partis de la gauche française, la possibilité de se décharger sur un ennemi à terre, incapable de se défendre, du poids de leurs propres turpitudes.
Les communistes avaient à faire oublier un certain Pacte du 23 août 1939 et leur entrée tardive dans la résistance. Les socialistes avaient également beaucoup de choses à se faire pardonner ; la plupart des collaborationnistes n’étaient-ils pas sortis de leurs rangs ? Nolte leur apportait la clef de leurs problèmes, et en plus, c’était une parole d’Allemand ! Les vrais collabos, les seuls à stigmatiser, ce n’était pas eux, c’était l’AF ! Sur les quelques exemples qu’on pouvait trouver, il suffisait de sauter par dessus les années de Cagoule pour les faire passer directement de l’AF au fascisme. Ce qui n’était pas trop difficile à faire, pour des staliniens rompus à l’art délicat de la contrefaçon historique.
Le continuum AF-Vichy-collaboration n’était donc peuplé que de maurrassiens, alors que tous les hommes de gauche étaient dans le bon camp, mieux : ils étaient le bon camp. Ramener l’Affaire Dreyfus à une simple affaire de persécution antisémite allait de soi ; et, de vulgarisation en vulgarité, la thèse de Nolte aboutit en 1981 à celle de BHL, L’Idéologie française, par laquelle Maurras conçut Auschwitz dès avant 1900. Quand on met le doigt dans l’anachronisme, celui-ci ne connaît plus de limites.
Tout ce qui est excessif est-il nécessairement insignifiant ? Ce n’est pas certain, car l’oubli, l’inculture, l’absence de curiosité vis-à-vis des sources, le goût de la facilité et du manichéisme empêchent de voir ce qui est excessif et lui confèrent, à défaut de signifiant, du sens commun.
Aucun sujet n’est tabou, pas plus l’antisémitisme de Maurras, qu’il continua de professer bien après que Bernanos ait déclaré (en 1938) que c’était désormais « une cause qu’Hitler avait déshonorée », que le soutien qu’il apporta au Maréchal. Nous avons pris le parti, sur notre site, de publier les textes en intégralité, dans un esprit scientifique, sans les censurer ni les justifier. Mais qu’il nous soit permis d’affirmer que, par rapport au cœur de l’œuvre maurrassienne, il s’agit de sujets bien mineurs.
Nul certes ne va aujourd’hui camper sur la thèse du « bon antisémitisme », qui serait d’État, opposé au « mauvais antisémitisme », qui serait de peau. Mais qu’au moins l’on ne tombe pas dans le plus naïf des anachronismes. Au moment où Maurras s’ouvre à la vie politique, l’antisémitisme est un sentiment largement partagé, présent dans tous les partis et notamment à gauche ; et si tous les gens célèbres de gauche qui étaient antisémites en 1894 devaient être jetés aux poubelles de l’Histoire bien pensante, beaucoup de boulevards et de larges avenues de nos villes devraient être rebaptisés d’urgence. A contrario, qui pourrait contester que la France ne serait pas couverte de rues Maurras si par malheur celui-ci avait disparu en mai 1940 ?
En contribuant à diffuser l’œuvre de Maurras, nous mettons à disposition de chacun l’un des trésors de la langue et de la littérature françaises ; pourquoi nous priver de ces pages magnifiques, de cette pensée fulgurante, d’une inspiration qui a si profondément marqué son époque ? Oui, pourquoi ?
Mais il y a bien au-delà. Nolte écrivait au temps de la guerre froide. Aujourd’hui, le marxisme est mort, mais le totalitarisme demeure. Il se pare des vertus de la démocratie et de la liberté, envahit et uniformise le monde, nos existences et nos cultures. Les systèmes de pensée qui ne sont pas issus du même tronc, qui ne lui soient pas consanguins, qui peuvent lui être opposés sans vaciller ne sont pas légion. La synthèse maurrassienne, avec les excès qui lui sont consubstantiels, n’est ni holiste, ni individualiste ; c’est un hymne à l’Ordre et à la Beauté, non à l’homme ; à la civilisation, non à la masse ou au marché. Alors, oui, qu’elles sont mesquines, les réserves inspirées, sciemment ou non, par les écrits de Nolte et de ses semblables !