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Cette description — elle est bien sous-titrée ainsi — de Théodore Aubanel est parue en juillet-août 1889 dans la Revue indépendante. Si ce texte passe souvent pour la première œuvre de Maurras, c’est qu’il est le premier à avoir été tiré à part en volume.
Ce Théodore Aubanel valut auparavant à Maurras un prix du Ministère de l’instruction publique qui avait, sur les instances des Félibres de Paris, organisé un concours ayant pour thème « Éloge d’Aubanel ».
Dans une lettre du 16 mai 1888 à son ami René de Saint-Pons, Maurras annonce son succès :
Bibi aussi a eu son petit laurier, premier prix du ministre de l’Instruction Publique. J’avais eu le temps de griffonner cette étude les trois derniers jours d’avril. Le 30 avril, j’avais tout à recopier car c’était l’indéchiffrabilité même. À 8 heures 1/2 du matin, j’ai mis la plume au poing. Dîner à midi. Demi-heure déambulatoire au Luxembourg et nouvel affolement devant mon bureau, et la plume de courir jusqu’à 8 heures. Encore avais-je à recopier toute la Vénus d’Arles en provençal et en français et je doutais de l’orthographe de certains mots. Il fallut aller à la Bibliothèque Sainte-Geneviève compulser Lou Tresor et pendant ce temps, ma mère, au logis, achevait la copie. À 9 heures je prenais l’omnibus Bastille-Grenelle. À 10 heures je tapais chez le portier du président des Félibres, lequel (pas le portier) était en soirée. Et quand aura-t-il ce paquet, alors ? Pas avant demain matin… (Horripilement, la limite du concours était à minuit !) Et alors, de ma voix la plus pathétique : « Ô portier de mon cœur, mets ceci sous le paillasson de Monsieur Sextius Michel, en rentrant il heurtera là contre et, s’il se casse le nez, l’organe endommagé sera un document pour attester le dépôt du document à l’heure due. » Le portier adouci par cette perspective (voir son bourgeois bifurqué, quant au nez) prit mon manuscrit et me certifia qu’ainsi il ferait. J’ignore où en est le nez de Monsieur Sextius Michel mais mon factum est arrivé à temps puisqu’on l’a lauré. Ces bons félibres qui n’ont pas le moindre abonnement à L’Observateur français et ne soupçonnent pas la réalité objective de l’Instruction Publique, imaginaient que Maurras était une créature fantastique imaginée par un bonhomme connu en velléité d’incognito. Ils m’ont unanimisé premier prix. respecte-moi ! Et il paraît, d’après Fournier, que l’honnête jury a fait un beau vacarme quand on est arrivé à la fin : Théodore Aubanel en cagoule de flagellant agenouillé devant la Vénus d’Arles…
Dans une lettre au même en date du 4 juin :
Ce que j’ai reçu de congratulations ! Ce que j’ai répondu de nigauderies sur des cartons carrés ! (…) Et je voulais causer à plume débridée car de tout cet arrivage de Provence, ce sont tes lignes, celles de Signoret et celles de l’abbé Penon qui m’ont fait le plus de plaisir ! (…) Je veux te dire encore ce qui m’a le plus plus dans l’honneur dont on m’a couvert ! Mon étude a scandalisé une partie du jury… Le prix d’honneur lui a été décerné unanimement, mais quelques-uns refusèrent de donner leur vote si le rapporteur ne s’engageait pas à insérer dans son factum des réserves sur les licences incorrectes du style. Or, ces réservistes étaient tous des bourgeois. Le rapporteur, un jeune poète, Gayda, relit mon étude, puis refuse net de faire les réserves demandées, donne ses raisons à une séance suivante et tous les « littérateurs » se rangent à son avis. Eh bien ce scandale-là, la conscience d’avoir été discuté, le plaisir d’avoir horripilé des commis de ministères et des professeurs, toutes ces choses me sont mille fois plus précieuses que le prix lui-même car elles me laissent espérer que je finirai par donner une empreinte personnelle à ma façon d’écrire. Or, des réalités sublunaires, il n’y a que celle-là qui soit digne d’envie. Qu’en penses-tu ? (…) Et la lettre de Mistral ? Car j’ai reçu une lettre de Mistral pour deux articles parus dans L’Observateur français à propos du Pain du péché. Aubanel me porte bonheur. pour ne pas te faire concevoir des idées trop hautes de ce billet, je t’envoie un morceau d’Observateur français où mes collaborateurs ont voulu le publier. (…) « Excellente, Monsieur, votre étude sur Malandran, c’est-à-dire sur Aubanel, que vous jugez en homme étonnamment au courant. Merci pour le grand félibre mort et triomphant dans la mort et merci pour la cause. Veuillez, à l’occasion, nous aider à sauver notre âme : … Amo de moun païs, Tu que dardaies, manifesto, E dins sa lango e dins sa gesto… Vous êtes bien aimable de m’avoir fait lire ces pages viriles et profondes. Je vous salue de bon cœur. F. MISTRAL Maillane le 18 mai 1888. »
Quelques jours plus tard, Maurras écrivait à un autre correspondant :
Imprimerai-je mon Aubanel ? Le directeur de l’Instruction Publique m’offre d’insérer mon étude et de me la tirer gratis au nombre d’exemplaires que je voudrais. Mais il paye trop mal. J’aimerais mieux une grande revue où l’on pourrait me rendre le même service et en me rémunérant davantage. Car je deviens très positif. Puis, cette étude sur Aubanel est écrite dans un style trop rutilant et trop voulûment incorrect pour passer dans ce paisible bouillon Duval de l’Université. Enfin, je ne sais pas du tout ce que cela vaut, l’ayant livré dans le coup de feu de la composition ; ceci arrivera, je n’aurai pas le cœur de l’imprimer tel quel et je n’ai pas l’énergie nécessaire à un remaniement. Je l’ai bien vu pour mes félibres entêtés. Là je n’avais qu’à couper. Deux ou trois soirs de suite, à la requête du bon sens et de ma mère ligués, j’avais fait comparaître mon manuscrit, et puis zut…
Le tirage à part de cinquante exemplaires fut finalement réalisé en 1889, à la Nouvelle Librairie Parisienne-Albert Savine, après la publication en revue. Presque tous les exemplaires furent dédicacés et offerts par Maurras.