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Intelligence et Patriotisme

Les pages qu'on va lire ici ont paru il y a vingt ans 1. L'Action française, sans chercher sa voie, qui était trouvée, en était aux débuts de ses études : il lui fallait justifier l'idée de patrie contre les anti-patriotes et aussi contre les patriotes timorés qui prétendaient tout résoudre par un appel au cœur. Persuadé que les nations se refont comme elles se défont, à savoir par la tête, Charles Maurras précisait, dans La Gazette de France du 5 janvier 1903, les principales directions dans lesquelles l'esprit national devait se substituer à l'esprit révolutionnaire.

En comparant ce que nous avons fait à ce que nous disions vouloir faire, on jugera de notre fidélité au programme initial souscrit et aussi de la valeur effective de ce programme.

1923

On nous offre la discussion sur le terrain de l'intelligence : il faut l'accepter.

On nous parle d'idées : il faut montrer que ce ne sont pas des idées, mais de lamentables associations de vocables aussi incohérentes que celle d'un cercle carré ou d'un triangle à cinq côtés.

On nous parle d'idées françaises : il faut montrer, et ce n'est pas très difficile, que ces prétendues idées françaises sont des suisses ou des juives, encore reconnaissables sous le déguisement que leur ont imposé, depuis Jean-Jacques, nos écrivains romantiques.

On nous parle de l'héritage intellectuel de la France : il faut rétablir en quoi consiste cet héritage et faire sentir qu'il n'a rien, mais absolument rien, de commun avec l'héritage intellectuel de la Révolution.

On nous parle enfin d'humanité, d'universalité, de civilisation : il faut faire sentir que ce qui est universel, c'est la durée de la réalité française et qu'en fin de compte, si l'on comprend ce que l'on dit, l'idée d'humanité se confond et doit se confondre avec l'idée de la France.

Pour nous ?

Non pas pour nous tout seuls. Pour nous et pour les autres. Je souffre d'entendre soutenir que, « du point de vue de la vérité absolue, peut-être la Réforme allemande valait-elle plus que la Renaissance latine » et « la Raison pure de 93 plus que la tradition », mais que « du point de vue français, c'est à coup sûr la Réforme qui a eu le tort de n'être qu'un demi-succès et la Raison de 93 un succès trop complet ». Non et non. Je ne sais ce que c'est que la vérité absolue. Si l'on veut dire par là un point de vue plus général que le point de vue français, j'en connais un et je n'en reconnais pas d'autre : c'est le point de vue des intérêts de la civilisation et du genre humain dans son ensemble et dans son devenir.

Eh ! bien, de ce haut belvédère, le plus haut de ceux auxquels peut s'élever un esprit, l'identité est complète, la coïncidence parfaite entre la vérité que l'on nomme française et celle qu'on pourrait appeler humaine, plutôt qu'absolue. La raison pure de 93 n'est qu'un abominable tableau de la dégénérescence intellectuelle à laquelle étaient parvenus les déistes et les panthéistes du dix-huitième siècle. Quant à la prétendue réforme religieuse du seizième siècle, toute méthode positiviste étant universelle et humaine, la mettra au nombre des reculs de l'esprit humain.

Comme dirait Auguste Comte, elle est proprement caractérisée par la sédition de l'individu contre l'espèce et jamais le capital intellectuel esthétique, politique et moral emmagasiné depuis trente siècles ne courut de risques plus forts que dans la période affreuse, il faut même dire honteuse, de la Réforme luthérienne et calviniste. Les protestants peuvent se ranger malaisément à cette pensée et je le regrette pour eux dont ce n'est pas la faute ; mais ceux qui les jugent ainsi ne sont point seulement des philosophes catholiques ou des chauvins français. Ce jugement découle avec rigueur d'une vue générale, aussi laïque et positive que possible, de l'histoire du monde ; et comme personne ne se lève pour la discuter sérieusement, il n'y a qu'à l'enregistrer.

Il nous faut propager la culture française non seulement comme française, mais encore comme supérieure en soi à toutes les autres cultures de l'Univers.

La France a hérité de Rome et d'Athènes les caractères de la présidence et de la royauté, par rapport au reste des peuples civilisés. Il convient donc à des nationalistes complets de lui donner des titres que l'antique Rutillius décernait à la patrie : « Roma pulcherrima rerum 2 ».

Donc, en recommençant l'énumération par la fin :

  1. préséance de la culture française et de la tradition française ;

  2. identité de l'humanité et de la France, de la civilisation et de la France, de la cité du monde et de la France ;

  3. définition de l'héritage français, théorie de la France conçue comme dépositaire et continuatrice de la raison classique, de l'art classique, de la politique classique et de la morale classique, trésors athéniens et romains qui font le cœur, le centre de la civilisation ;

  4. opposition profonde des théories protestantes et révolutionnaires avec ce legs sacré ;

  5. caractère hébraïque, anglo-saxon, helvétique de ces théories de liberté, d'égalité et de justice métaphysiques ;

  6. leur caractère de désordre, d'incohérence et, si l'on va un peu profon­dément, d'absurdité.

Il y aura des difficultés à cet exposé ? Où n'y en a-t-il pas ?

Celles qu'on m'a montrées sont bien faciles à résoudre. Que de fois l'on m'a objecté que Taine avait fait consister l'esprit générateur de la Révolution dans la raison classique. Eh bien, relisez ce chapitre du premier volume des Origines de la France contemporaine. Vous verrez que c'est une pure logomachie et que Taine s'est bien trompé, ce qui peut arriver d'ailleurs à tout le monde.

Je conseille d'écarter pour quelques instants les éplucheurs de basse critique et de songer aux avantages de cette manière d'engager le débat. Bien qu'ils soient en nombre presque infini, je les puis ramener à deux groupes principaux :

1o Elle est révolutionnaire, car elle nie un très grand nombre d'idées en cours professées par beaucoup de personnages haut placés et placées elles-mêmes dans les milieux officiels au-dessus de la discussion. Or, voilà justement de quoi faire bondir le cœur de la belle jeunesse. Nous lui présentons des idoles à massacrer, des poupées à abattre, des conventions et des illusions à ruiner. Que ces idoles soient funestes, ces poupées malfaisantes, ces conventions et ces illusions destructives, elles n'en sont pas moins vivantes et régnantes, d'une vie et d'un règne qui insultent il tout ce qu'un jeune cœur sent de noble et de fort en lui. Il mettra donc à détruire ces destructrices et ces ruineuses toute la verve magnifique de sa jeunesse et ainsi les passions révolutionnaires tourneront à servir la cause nationale de la contre-révolution.

Observez que ceci n'est pas seulement vrai dans l'ordre théorique. C'est également vrai dans l'ordre pratique. Nous qui demandons la restauration de la monarchie, nous demandons également des destructions infinies. Nous en voulons à la puissance juive, à l'hégémonie protestante, au Concordat, au Code Civil, à la bureaucratie, à la Centralisation, à tout ce qui ligote et, comme dit Drumont, à tout ce qui « ficelle » les énergies de la nation. En construisant, certes ! nous sommes obligés à détruire beaucoup systématiquement : il y a tant et tant à détruire dans l'œuvre napoléonienne et révolutionnaire ! Mais cette destruction utile, bienfaisante et nécessaire donne un cours naturel à ce qu'il y a de négatif et de brisant dans les passions et les volontés de toute jeunesse. Cette observation donnera peut-être la clef de l'influence qu'a obtenue, en fort peu d'années, le nouveau royalisme dans le jeune génération.

2o Le second avantage de notre tactique est d'enorgueillir les élèves au lieu de les humilier.

La tactique contraire ressemble à celle d'un croyant qui, harcelé par des incrédules, se contenterait de répondre : « Je n'approfondis pas. Je crois ce qu'on m'a enseigné. Je suis le pauvre charbonnier… » Appuyée sur dix-neuf siècles de discussions théologiques, l'Église catholique a toujours réprouvé cette faible, timide et dangereuse défense. Elle a voulu que le sentiment religieux fût soutenu par des convictions précises, que ces convictions fussent ramassées en un dogme, que ce dogme fût motivé par un ensemble de raisons théoriques, elles-mêmes avancées aussi loin que peut s'avancer la raison. Même hors de l'Église, on ne peut que professer un respect profond pour les théologiens qui écrivent catégoriquement comme Mgr d'Hulst : « On démontre la divinité de Jésus-Christ. »

En revanche, on méprise ces faibles et mous fidéistes, quand bien même ils s'appellent Pascal ou Lamennais, qui font consister tout le mécanisme de l'apologétique ou de la simple psychologie dans leur sentiment personnel. Ce Système peut ébranler, toucher par l'éloquence, ou par la poésie, ne peut guère convertir, ou quelque chose manque à des conversions ainsi obtenues. Quoi donc ? La consistance, nous l'avons vu.

Au contraire, tentez le moyen opposé. Adressez-vous à l'intelligence de votre élève. Apprenez-lui à bien sentir, par la comparaison et par l'analyse, quel titre de haute noblesse vaut son simple nom de Français, enseignez-lui son rang dans la hiérarchie des peuples, dites-lui, faites-lui sentir, en lui en montrant les raisons, qu'il est patricien du monde et que, du seul fait de ses pères, il a le pas sur les fils des autres nations. Donnez des idées et des faits en nourriture à l'honnête flamme qu'il porte en lui et qui peut s'éteindre faute d'un aliment, comme elle peut grandir, si vous lui en fournissez les moyens ! vous formerez certainement, au lieu d'un citoyen passif qui gémira en se résignant ou se résignera en gémissant, un patriote actif, résolu, acharné qui ne sera jamais fort embarrassé de prendre l'offensive contre les ennemis de l'intérieur ou ceux du dehors.

D'une part, les Pressensé, les Monod et les autres Dreyfus de l'enseignement historique auront dès lors à qui parler, et, d'autre part, je ne crois pas que son bagage historique ou philosophique doive l'empêcher de bien mourir, s'il le faut, pour la cause qu'il saura bonne.

Charles Maurras
  1. Ces deux paragraphes introductifs datent de 1923, dans l'Almanach d'Action française. L'article qui suit est en effet paru vingt ans plus tôt, dans La Gazette de France du 5 janvier 1903. (n.d.é.) [Retour]

  2. « Rome, la plus belle des choses » ; Rutilius Namatianus — ou Namantianus — est l'un des derniers grands poètes païens latins, redécouvert à la Renaissance. La formule se trouve aussi chez Virgile ; Maurras l'utilise à plusieurs occasions, voir par exemple la fin du chapitre II de Pour un réveil français. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru le 5 janvier 1903 dans La Gazette de France, repris dans l'Almanach d'Action française pour l'année 1923.

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