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L'Historien de François Villon

Il n'y a pas cinq jours révolus que je tiens ce François Villon de Pierre Champion 1, ou plutôt que je suis possédé par ces deux volumes. Les ai-je lus d'un bout à l'autre ?

Ce n'est pas sûr, mais je les ai certainement avalés, avec leurs images, avec les principaux jugements de l'auteur, avec tous les textes de poètes ou de rimeurs qu'il a insérés dans sa trame. Et c'est un pur enchantement.

Dès 1892, j'avais joui avec délice de l'édition qu'Auguste Longnon 2 avait donnée chez Lemerre. La sûreté du texte, la beauté de son impression, l'abondance des informations d'histoire et de langue distribuées de part et d'autre de ce texte m'ont rendu des services que je ne saurais reconnaître assez fortement. J'aimais déjà ce grand poète, mais l'édition Longnon m'apporta tout ce qu'il fallait pour le bien aimer.

Entre Auguste Longnon et Pierre Champion, entre le premier auteur d'une édition accomplie de l'œuvre et l'historien parfait du poète et de son époque, tous deux Longnon et Champion s'accordent à nommer un intermédiaire, extrêmement précieux à leur gré : Marcel Schwob 3. Ils sont mieux placés que moi pour mesurer la valeur et le rôle de Schwob 4… J'ai connu Marcel Schwob et ne fus point sans sympathie pour sa personne qui était d'un savant et d'un travailleur. Mais son esprit m'horripilait.

Il me souvient du furieux éloignement instinctif que m'inspiraient son art, sa pensée, son jugement, son goût, enfin tout ce qu'il eut de plus personnel et de plus intime. Pour avoir recueilli, un jour, de sa bouche, un éloge d'Eschyle, je ne pus, de six mois, souffrir l'auteur de l'Orestie. Pour l'avoir entendu vanter Charles d'Orléans, je pris en grippe le charmant poète pour un laps de plusieurs saisons. De sa voix blanche, égale, claire et sans inflexion, de son style recherché et plat, ce jeune juif cultivé et sagace avait l'heur de froisser et de rebrousser toutes mes tendances profondes.

Il faisait aussi des nouvelles et des contes ; ces histoires où rien n'arrivait, ces tragédies sans catastrophe, avaient commencé par m'inspirer quelque vague intérêt. Mais quand l'étrangeté de la composition finit par s'étendre au langage, rien ne me parut plus insupportable. J'ai découpé dans un journal une certaine « Vie de Titus Lucrétius Carus », que nous nommions, entre Français, le poète Lucrèce, où mon crayon rageur a laissé tous les signes de son courroux. « Avec Memmius, il quitta le temple serein de la forêt »… bon, templa serena ! Mais était-il question de forêt, à ce propos, dans Lucrèce ?… Plus loin : « la haute maison »… Alta domus, je comprends bien ; mais mes vieux maîtres avaient beaucoup insisté pour me faire sentir qu'alta domus et haute maison étaient deux. Alta veut dire altière ou hautaine, et le raffinement du juif Schwob ne me paraissait aboutir qu'à l'abject mot à mot de la barbarie.

C'est entre le juif Schwob et le grec Moréas que faillit se jouer, pour notre jeunesse, la partie décisive de l'avenir intellectuel. Mais tout notre cœur et tout notre esprit, toute notre âme française avaient pris position déjà ; même à notre insu, nous travaillions en faveur de la France.

Je vous parle de temps anciens, antérieurs de plusieurs années à l'affaire Dreyfus, quand tout était mêlé comme au chaos d'Anaxagore ; Juifs et Français vivaient ensemble, se fréquentaient et se tâtaient. Ils apprenaient à se connaître, à se distinguer et à se haïr.

Pierre Champion me satisfait quand il parle du « goût étrange » de Marcel Schwob. Mais c'était un grand érudit. Ses reconstitutions du XVe siècle étaient, par leur précision, émouvantes. Que ne s'y était-il tenu ! Il ne le pouvait pas. Il ne le devait pas. Le langage humain, philosophe, de sa nature, oblige à généraliser toutes les fois que l'on échappe au cercle des premiers besoins. En généralisant, Schwob tombait naturellement de son grade d'érudit français à la petite estrade de penseur juif. Il publia, vers 1894, si je ne me trompe, dans la Revue des deux mondes, un portrait de Villon, plein de renseignements (on peut même dire, après Longnon, de révélations), qui était du plus haut intérêt, mais (faute de se limiter à ce qu'il savait) gros d'erreur. Cette erreur paraissait dans la tendance générale et dans la conclusion de l'article, qui était que la force, le génie, le mérite littéraire de Villon tenait, somme toute, à ce qu'il avait été l'interprète d'un temps et d'un siècle ; ce n'était plus comme poète contemporain de tous les âges que Villon avait droit à notre attention, mais pour avoir représenté et signifié un certain moment du passé, une anecdote originale de l'histoire, un aspect amusant de la fuite des choses.

La conclusion introduisait l'individualisme romantique dans la critique littéraire.

Brunetière, qui l'imprima, n'y vit que du feu. C'était le moment où le directeur de la Revue des deux mondes se préparait, par une évolution philosophique bizarre, à effacer tout souvenir des services publics qu'avait rendus la première période de sa vie littéraire. Il me parut nécessaire de signaler l'erreur, ce que je tentai aussitôt dans un feuilleton de la Gazette de France, que je n'ai pas sous les yeux non plus, mais il me souvient que j'opposai énergiquement à la pensée de Schwob les réflexions du premier éditeur critique de François Villon, qui ne fut autre que le gentil Clément Marot, en 1533.

Dans cette page mémorable, Marot dit que François Villon, né et mort au siècle précédent, devenait en partie inintelligible, pour avoir traité dans ses deux Testaments de matières « basses et particulières » sujettes à la dent prompte de l'oubli et du temps. Mais il ajoute qu'un élément de ce poète échappait au mauvais destin en raison de la haute qualité de son art, de sa noble valeur humaine, de l'éclat et de la fraîcheur de son coloris : « Le reste des œuvres de notre Villon (hors cela) », dit expressément Clément Marot, « est de tel artifice, tant plein de bonnes doctrines, et tellement painct de belles couleurs que le temps, qui tout efface. jusques icy ne l'a sceu effacer ». Il n'était point malaisé de discerner dans cette réflexion précieuse le germe de tout art français. Ces mots sont à retenir comme le trophée commémoratif d'un naufrage et d'un sauvetage, d'une réussite idéale et d'un grave échec. Qui sait lire est renseigné sur ce que le génie ou le goût classique prescrit de faire et d'éviter.

On imagine bien que, dans l'âpre campagne menée il y a vingt ans contre l'individualisme dans l'art, cette préface de Marot m'aura servi à tout usage. Ce qui me console de l'avoir répété, ressassé peut-être (non seulement à La Gazette de France, mais à la Revue encyclopédique et naguère dans la préface à la belle traduction de Dante par Me Espinasse-Mongenet 5) c'est que l'insistance n'a pas été inutile.

Antinomie entre la poésie de ce qui ne meurt pas et l'histoire pieuse de ce qui retournera justement à la terre…

Antinomie de la critique attentive à ne démêler que le beau et de l'histoire qui accueille tout ce qui prit part à la vie…

Antinomie… On pourrait allonger le thème indéfiniment. On pourrait surtout le brouiller.

II n'y a rien de plus facile que de tout mêler sur ces difficiles matières, même en feignant d'y apporter un simulacre de précision.

Essayons d'être nets à propos de ce maître livre.

Nous ne faisons point de débat entre l'ignorance et le savoir ; la science est la bienvenue, non seulement pour Villon, mais pour toute chose. Le vieux Sarcey 6 a raconté comment, jeune, professeur à Grenoble, il eut la fantaisie d'apprendre le droit romain et comment il fit de la sorte de beaux progrès dans l'intelligence de Virgile et d'Horace. La Cité antique est venue vérifier depuis la justesse de ce propos. Toutes les notes marginales destinées à nous éclairer sur la signification d'un beau vers, et surtout des pages qui l'avoisinent, ne sont ni vaines, ni frivoles, ni embarrassantes ; elles apportent, au contraire, un surcroît d'émotion et de vie. Aurais-je, pour ma, part, entrepris l'exégèse des relations de George Sand et d'Alfred de Musset si je n'avais pensé que l'intelligence de La Nuit d'octobre en dût être avivée et approfondie ? L'histoire est un secours, la biographie est un secours, l'érudition philologique est un autre secours. Où l'on barre la route à Schwob, où il ne faut pas craindre d'arrêter net tous ses pareils, c'est lorsque d'une auxiliaire ils font une reine, d'un utile accessoire, le capital et l'essentiel.

Il suffit de mettre les choses à leur place pour que l'esprit recouvre aussitôt toute liberté. Car enfin, il ne s'agit pas de parquer les auteurs dans un genre déterminé et défini pour l'éternité. Si vous préférez l'histoire à la critique purement littéraire, ou si vous aimez à les mêler l'une à l'autre, ou si dans ce mélange, il vous plaît de donner le pas tantôt à celle-ci, tantôt à celle-là, en vérité, ce n'est pas la peine de vous gêner !

Mais le libéralisme juif de Schwob était tyrannique et oppressif en ceci qu'il tendait à faire croire que les ballades des Dames du temps jadis ou les Regrets de la Belle Heaulmière, ou Corps féminin qui tant es tendre, étaient de la « petite bière » auprès des particularités de l'argot des coquillards ou de telle autre de ces « bagatelles historiques », comme disait M. Jérôme Coignard 7 « nugae historiae » !

Hé ! une fois la vérité dûment rétablie, étant bien entendu que le beau est le beau, que l'éternel est l'éternel, et qu'il n'y a rien dans Villon de plus digne d'intérêt, d'admiration et d'étude profonde que ce qui en a toujours été admiré — par exemple, la chute, d'un pathétique incomparable,

Ne ma mère, la povre femme 8 !

… oh ! cela réservé, que tout le reste coule à son gré ! C'est entendu, c'est accordé. On n'aura jamais assez de renseignements précis sur une œuvre obscure ; ce qu'on en dispute aux incertitudes, à l'équivoque, à l'ignorance est gagné pour le plaisir esthétique et rentre ainsi sous la loi de la critique proprement dite. L'érudition travaille à accroître les terres de la Littérature. Quel lettré serait assez sot pour s'en priver ?

Grâce à Pierre Champion, qui, du reste, procède avec une modestie qu'il faudrait nommer scandaleuse, nous avons désormais un livre qui peut se lire ou s'entendre de deux manières. D'abord une promenade à travers le Paris du XVe siècle, et dont le poème de Villon porte le flambeau. Puis, une promenade à travers l'œuvre de François Villon éclairée d'un jour merveilleux, par une connaissance approfondie de l'histoire de Paris et de la France au XVe siècle. Vieux Villonniste, vieil amoureux opiniâtre de Villon, j'avouerai bien que c'est le second point de vue qui me plaît le mieux, mais bien que l'auteur m'eût averti de cent déceptions, je n'en ai éprouvé aucune. Ni l'art, ni le goût du poète n'y sont négligés au profit de leurs alentours. L'analyse des deux Testaments est admirable (et c'est à quoi se reconnaît le bon critique, le critique-né), admirable, dis-je, de précision, de science et aussi de sûreté, d'instinct, et encore de prudence minutieuse. « Je ne sais rien, mais je voudrais bien savoir quelque chose » dit en commençant le critique. Et à la fin : « Je ne sais rien, je n'y ai rien compris. »

Adroits détours pris par un sage, qui, même au chapitre le plus affirmatif, celui de la science ou de l'ignorance de François Villon, ne veut pas oublier combien le public passionné et frivole a vite fait de s'emparer du jugement des doctes pour le faire servir à ses intérêts. Pierre Champion, qui se garde, nous garde aussi du mal de l'erreur aventureuse et précipitée. Mais il aura beau faire, nous ne tournerons point les pages du merveilleux album sans en tirer de larges profits.

Outre que, grâce à lui, nous savons positivement ce qu'était un heaulme, et ce qu'était une heaulmière, et comment le paradis peint où sont harpes et luths et ung enfer où damnés sont boullus correspondait exactement à la fresque de l'église des Célestins, non loin du quai des Célestins, où logeait la mère de Villon ; grâce à lui aussi, nous possédons un corps précieux de nouveaux éléments pour entendre précisément, et pour entendre avec justesse, non seulement les choses dont nous parle avec tant de détails le poète, mais leur poésie, la mystérieuse poésie de Villon. Tout le long de ce qu'il appelle « un voyage d'imagination » à travers le XVe siècle, voyage « tout entier justifié par les documents », il donne le moyen de nous mêler plus facilement à Villon, de comprendre son art « réaliste », son « pouvoir verbal » et la « perfection » de son ordre tragique. Il augmente ainsi la somme de nos plaisirs en nous en expliquant les raisons lumineuses. Un vieux Monsieur, connu de Pierre Champion et dans lequel il me semble reconnaître un ami, a coutume, dit-il, de scander avec volupté les plus insignifiants huitains du poète,

Item, et à mon plus que père
Maître Guillaume de Villon 9

Eh ! ce vieil amateur des Ballades et des Legs lit aussi et relit telle page où notre historien redevenu critique résume les sensations et les sentiments de tout cœur bien appris, par exemple la belle page qui débute ainsi : « Avoir vingt-cinq ans ; être très pauvre ; éprouver qu'on a devant soi l'avenir que vous assurent la santé, la joie de vivre, de belles relations, un esprit vif… » Tout ce portrait par vraisemblance et peut-être par réminiscence et seconde vue historique, suivi de l'étude morale, plus poussée, du « pauvre petit écolier sec et noir, laid, hardi en paroles », ferait assurément honneur, et grand honneur, révérence parler, à M. Sainte-Beuve en personne.

Charles Maurras
  1. François Villon, sa vie et son œuvre, deux grands volumes richement illustrés parus en 1913 chez l'éditeur Honoré Champion.

    Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]

  2. Étude biographique de François Villon, d'après les documents inédits conservés aux Archives Nationales, première édition parue en 1877 chez Henri Menu, à Paris. [Retour]

  3. Marcel Schwob, 1867-1905, s'intéressa très tôt à l'étude de l'argot. Il fut par ailleurs à l'origine de la découverte des seuls documents historiques (des pièces de procès) que nous possédons sur François Villon. [Retour]

  4. L'érudit Auguste Longnon, 1844-1911, n'a pris connaissance des travaux de Schwob sur Villon que bien après avoir lui-même étudié le poète ; il n'en est pas de même de Pierre Champion, 1880-1942, qui viendra après Schwob. Leurs hommages respectifs n'ont donc pas la même chronologie. Pierre Champion fera d'ailleurs paraître en 1927 un ouvrage chez Grasset, Marcel Schwob et son temps. [Retour]

  5. Voir Le Conseil de Dante. [Retour]

  6. Francisque Sarcey, 1827-1894, critique dramatique réputé. [Retour]

  7. Personnage d'Anatole France. L'abbé Jérôme Coignard apparaît dans La Rôtisserie de la reine Pédauque, en 1892, puis devient personnage principal, l'année suivante, des Opinions de Jérôme Coignard. Anatole France fait vivre cet abbé à la fin du règne de Louis XIV et le fait s'exprimer sur les questions de société dont l'on débat en 1890. [Retour]

  8. Ballade pour prier Notre-Dame. [Retour]

  9. Le Legs du pauvre. [Retour]

Texte paru dans L'Action française le 25 septembre 1913 repris en 1934 dans le Dictionnaire politique et critique.

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