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Lamartine et Chateaubriand

Entre les critiques adressées au Chateaubriand de Jules Lemaitre, il faut retenir l'objection dite de Lamartine : — Et Lamartine, alors ?

Lemaitre, au sixième volume des Contemporains, a fait un Lamartine qui déborde d'admiration, de sympathie, de piété ; Lamartine est un romantique, Chateaubriand en est un autre. Pourquoi deux poids et deux mesures ? Pourquoi deux traitements si contraires, si différents ?

Tous les lettrés, s'il nous en reste, ont déjà répondu que c'est bien différent en effet ! Mais, par ces temps où chacun parle à tort et à travers de l'art classique et du romantisme, il n'est pas mauvais d'éclaircir la différence entre ces deux hommes qui, à vrai dire, ne présentent aucun rapport essentiel, personnel et profond. Lamartine est un tout autre homme que Chateaubriand. Et d'abord, c'est un homme ! Ce n'est pas une vanité. Non qu'il ne fût point vain par les côtés secondaires de sa nature. Non que sa personnalité n'ait pas été gâtée ni altérée en mille endroits. On ne peut pas aller chercher dans un âge aussi trouble que le dernier siècle un modèle d'homme ni une perfection de poète ou d'artiste. Les défauts, les abus, surtout le fatras sont immenses chez Lamartine comme chez tous. Mais lui, est plus fort et plus grand.

En effet, si, de cette œuvre mélangée, l'on se donne la peine d'extraire le noble et le pur, le solide et l'harmonieux, si l'on va au centre vivant de cette grande âme et de ce magnifique génie, on découvre de quoi former une anthologie sans pareille, qui rattache à la tradition éternelle le caractère du poète et le sens de sa poésie ; on se rend compte que Le Lac est composé comme une ode d'Horace et que la méditation sur La Gloire se mesure en vers malherbiens :

Au rivage des morts avant que de descendre
Ovide lève au ciel ses suppliantes mains
Aux Sarmates grossiers il a légué sa cendre
     Et sa gloire aux Romains…

Et l'on comprend que, si la matière de cette poésie fut, la plupart du temps, le triste ramas de tous les vague-à-l'âme, de toutes les mollesses et de toutes les dissolutions que le souvenir de Jean-Jacques et le mal de René inspirèrent à bien des cœurs, son rythme descend de plus haut dans chaque cas de réussite parfaite. L'enfant qui apprit à lire dans Mérope est à peu près le seul de nos poètes, avec Racine, capable de continuer le chorus aequalis 1 des chants virgiliens :

À la molle clarté de la voûte sereine,
Nous chanterons ensemble assis sous le jasmin 2

Son enchantement de l'oreille se produit sans effort, s'exhale sans recherche, il s'engendre naturellement d'un accord, d'un « rapport », comme disait madame de Sévigné, entre tous les membres de la composition. Cet homme si distrait et si négligent, cet ignorant qui passait pour ne savoir que son âme, savait pourtant ce qu'il faisait quand il appelait « harmonies » des strophes où la pensée et l'émotion, la cadence et le vocabulaire s'enlacent et s'étreignent d'un mouvement si tendre et si complet. Parle-t-il de sa Muse, divinité sereine, et supérieure à l'insulte :

Non, non, je l'ai conduite au fond des solitudes,
Comme un amant jaloux d'une chaste beauté.
J'ai gardé ses beaux pieds des atteintes trop rudes
Dont la terre eût blessé leur tendre nudité.
J'ai couronné son front d'étoiles immortelles,
J'ai parfumé mon cœur pour lui faire un séjour,
Et je n'ai rien laissé s'abriter sous ses ailes
     Que la prière et que l'amour. 3

Le plus beau est qu'il disait vrai. Ces splendeurs limpides et justes sont l'aveu sincère de ce grand cœur, et l'expression de cette belle vie. Il eut dans son orgueil et même dans sa vanité quelque chose de généreux qui emporta et domina le reste. Il eut le droit de crier à des ennemis :

Mais moi j'aurai vidé la coupe d'amertume
Sans que ma lèvre même en garde un souvenir,
Car mon âme est un feu qui brûle et qui parfume
     Ce qu'on jette pour le ternir 4.

Autant on distingue toujours un résidu de mesquinerie et de petitesse dans ceux des actes de Chateaubriand qui lui firent le plus d'honneur, autant celui que Chateaubriand lui-même appela « ce grand dadais » laisse transparaître de fière et haute simplicité jusque dans les enfantillages et les naïvetés (car il fut très naïf, quoique avisé, rusé et lucide comme un poète). Il ne se guindait pas, il ne s'apprêtait guère. Le noble, le splendide et le magnanime, qu'ils fussent de pensée, de conduite ou de pure attitude, lui allaient comme son vêtement naturel. Peu de génies ont mieux porté leur sceau de naissance et bien peu d'héritiers du vieil ordre français haussèrent ce don de nature au même degré de vigueur. Il se sentait taillé pour parler, au nom de toute une race, aux villes, aux peuples, aux éléments :

Et toi, Marseille, assise aux portes de la France
Comme pour accueillir ses hôtes dans tes eaux 5

Il faut insister sur le point (que Lemaitre est, je crois bien, le premier à avoir mis tout à fait en lumière) : on croit Lamartine efféminé, langoureux, comme on a cru longtemps (sur la foi de Renan) la pensée hellénique ou même le paysage hellénique étriqués et mesquins. Tous ceux qui ont vu le Pentélique 6 élever et serrer entre ses bras nerveux les champs de la plaine d'Athènes, tous ceux qui ont su prendre garde à la manière dont le Parthénon sort de terre, se rendent compte de l'extravagance de cette opinion en ce qui concerne les Grecs. Elle n'est pas moins insoutenable pour Lamartine. Il abonde en vers, en strophes et en poèmes qu'il faudrait appeler « doriques » pour la mâle énergie et la sobriété. Lemaitre, après avoir cité quelques-unes de ces fermes beautés, s'écrie en souriant : « Voilà comme cette longue main féminine et languissante sait frapper le vers. » C'était, dit-il encore, « une nature robuste et superbement équilibrée », donnant « à tous ceux qui l'ont approchée une impression de puissance ».

« Dans sa vie rustique, il avait l'allure et le geste d'un chef de clan, d'un conducteur de tribu, beau et fort. Dans ses amours très nombreuses, il n'avait rien du tout de languissant. Le formidable travail de sa vieillesse n'était point d'un anémié. Les imaginations féminines s'obstinèrent assez longtemps à voir en lui une colombe gémissante. Or, il ressemblait physiquement, vers la fin, à un vieil aigle, et c'était la véritable figure de son âme. »

Le grand homme et le bon poète, très bon et très grand ! Par le meilleur de son œuvre, il se rattache à cette lignée de nos beaux orateurs en vers, si mal compris de Taine et de la critique tainienne, mais qui forment certainement le sublime de l'art poétique français. Dans la pièce aux Bardes gallois 7, par exemple, le poète vibre et frémit de la tête aux pieds comme la statue de l'orateur romain qui est au Louvre.

Et, sans conteste, cet admirable poète-là se trouve fréquemment gâté par la matière défectueuse qu'il magnifie. C'est la honte et la douleur du XIXe siècle que des rythmes incomparables aient pu accompagner les conceptions délirantes d'une Marseillaise de la Paix. Quand il aura cessé d'en souffrir, l'esprit national rougira d'une telle profanation qui fait du chef-d'œuvre de l'éloquence et de la poésie le véhicule des plus abominables pétitions de principe et des plus amères contradictions de l'anarchisme et du pacifisme, tous sophismes nés du déchirement entre un cœur divinement noble et les plates folies du temps. Dites-moi néanmoins si cette chanson ne garde pas un fond religieux et guerrier :

Roule, libre et tranquille, entre tes larges rives,
Rhin, Nil de l'Occident, fleuve des nations…
Il ne tachera plus le cristal de ton onde,
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain.
Ils ne crouleront plus sous le caisson qui gronde,
Ces ponts qu'un peuple à l'autre étend comme une main.
Les bombes et l'obus, arcs-en-ciel de batailles,
Ne viendront plus s'éteindre en sifflant sur tes bords.
L'enfantine verra plus du haut de tes murailles
Flotter ces poitrails blonds qui perdent leurs entrailles
Ni sortir du flot ces bras morts… 8

Radieux et farouche tableau de batailles, mais plus radieux que farouche et tel que devait le sentir cet enfant d'une race de gentilshommes laboureurs. Je crois que les mauvais Français qui faisaient réciter ce poème pour démoraliser les foules parisiennes ont été volés en partie. Malgré quelques conseils perfides distillés aux plus attentifs, les mots menteurs auront passé par dessus bien des têtes, ne laissant percevoir qu'un rythme généreux, d'héroïsme et d'amour.

Qu'après cela, ce noble athlète de notre poésie lyrique laisse en général une impression d'inachèvement ; qu'il ne surnage qu'en lambeaux aux fatalités de son siècle, il faut en chercher la raison dans notre histoire politique, qui est génératrice, mais aussi dégénératrice des mœurs. De son vivant, le très lucide et très jaloux Sainte-Beuve avait raison de remarquer qu'entre tous les contemporains, Lamartine a le plus perdu à la dispersion et à la suppression de cette société polie de la Restauration qui promettait au goût et à l'art français une renaissance. La Révolution de juillet ramena les lettres et les arts à une sorte d'état forestier et sauvage qui retira aux mieux doués le bienfait de la discipline et du frein. Le goût a pu tester naturellement le partage de ceux, professeurs ou critiques, dont c'était la spécialité : le goût public s'évanouit. À la dissolution du sentiment littéraire correspondit la décomposition des doctrines, qui aboutit à ce mouvement démocratique et libéral, nivelant toutes les écoles philosophiques et religieuses. C'est ainsi que fut donné le scandale, hélas ! lamartinien, des idées de Joseph Prudhomme 9 ou de Calino 10 servies par un langage parfois digne de Pascal et de Bossuet. Il est très vrai, comme le dit Buffon, que les ouvrages bien écrits sont seuls destinés à survivre, mais l'immortalité fera leur châtiment quand ils perpétueront la tristesse d'une émotion sans ordre et d'une pensée en lambeaux.

Un Dante eût surmonté cette erreur de l'histoire. Lamartine n'a pu que sauver à la nage, comme Camoëns 11, ses biens les plus précieux. Mais ces biens-là proclament qu'il posséda personnellement la santé, la plénitude, l'harmonie et ce don souverain, qui manquait à Chateaubriand, de s'oublier soi-même dans une œuvre chérie. C'est notre poète sacré. S'il n'eut guère de disciples en langue française, bien que dix mille poétereaux l'aient voulu pasticher et que les plus grands, les plus rares de ses successeurs, un Verlaine, un Moréas, aient tous subi l'influence de sa langueur ou de sa force, de ses rayons de lune ou de ses rayons de soleil, les Provençaux ne peuvent pas oublier que le grand Bourguignon leur a légué plus qu'un disciple, un fils direct, Mistral.

Charles Maurras
  1. Référence à Virgile, Géorgiques, IV, 460 : « at chorus aequalis Dryadum clamore supremos implerunt montes  » ; le chœur (chorus) des Dryades, qui sont « du même âge » (aequalis) qu'Eurydice – dont Virgile parle ici – emplit les montagnes de sa clameur. Il faut comprendre dans le texte de Maurras aequalis au sens d'égal en dignité : Lamartine fait chœur avec ses plus grands prédécesseurs, Virgile ou Racine. Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]

  2. Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, Ischia. [Retour]

  3. Odes politiques, À Némésis. [Retour]

  4. Idem. [Retour]

  5. Adieu. Hommage à l'académie de Marseille. [Retour]

  6. Monticule de l'Attique, d'où fut extrait le marbre utilisé pour la construction de l'Acropole. [Retour]

  7. Recueillements poétiques, Toast porté dans un banquet national des Gallois et des Bretons. [Retour]

  8. Première strophe de La Marseillaise de la Paix. Manquent les vers 3 et 4. [Retour]

  9. Allégorie caricaturale du bourgeois parisien du milieu du XIXe siècle, créé par Henry Monnier en 1830, puis rendu célèbre par la pièce du même auteur Grandeur et décadence de M. Joseph Prudhomme (1852). Infatué, bedonnant, volubile, stupide et conformiste, Monsieur Prudhomme a succédé au Monsieur Jourdain du grand siècle, et sa descendance est aujourd'hui innombrable ! [Retour]

  10. Personnage bouffon, imaginé par les frères Goncourt dans leur recueil de nouvelles Une voiture de masques (1856), sur le modèle des acteurs enfarinés de la Commedia dell'arte. Calinot, devenu ensuite Calino chez ses nombreux citateurs, est un pitre multipliant les niaiseries les plus diverses. [Retour]

  11. Luís Vaz de Camões, 1525–1580, dit Camoëns, le plus célèbre des poètes portugais, contemporain des grandes découvertes et de l'apogée de la puissance maritime lusitanienne. Il composa son plus célèbre poème lyrique, Les Lusiades, alors qu'il était en exil à Macao. Sur le chemin du retour, son bateau fit naufrage au large de l'embouchure du Mékong. Il y perdit son égérie Dinamène, chantée par lui dans de nombreux poèmes, mais réussit à sauver son manuscrit. [Retour]

Texte paru dans L'Action française le 23 avril 1912.

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