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Aux mânes
d'un Maître

Tout ce mois des Morts, j’ai songé au petit cimetière où repose 1 mon vieux maître Anatole France. S’il m’eût été possible de rentrer à Paris, c’est là que j’aurais couru tout d’abord, pour essayer de remuer dans son tombeau le Poète, le Philosophe, le Moraliste ou le Politique, en faisant arriver jusqu’à lui la folle, la sinistre et époustouflante nouvelle :

— Mon Maître, vous n’y croyiez pas, vous nous disiez : jamais ! jamais ! Eh bien ça y est, c’est fait : ils l’ont déclarée, cette guerre !

Et qui sait si, redressée d’un bond, la vieille Ombre n’en eût pas retrouvé un souffle de vie pour me dire : — Pas possible ! et me traiter de jeune imposteur.

La paix, et son amour, c’était pour lui l’excuse de la République.

Il n’aimait guère le régime ni ses hommes, mais il comptait qu’ils ne feraient jamais la guerre et, dans la vive opposition de son libre esprit aux Maîtres de l’heure, il existait une confiance dans leur sincère désir de paix.

Tout ce qu’il savait de l’histoire classique et moderne lui enseignait pourtant que les Peuples livrés à eux-mêmes étaient infiniment plus belliqueux que les Rois, mais il l’oubliait ; il songeait aux intérêts immenses que lui semblait avoir notre République Trois à ne jamais tirer l’épée.

Ce dogme de sa raison atténuait beaucoup ce qu’il y avait de réactionnaire dans son art et dans son génie.

Car c’était un réactionnaire fieffé. Ni ses funérailles qui ne furent qu’un défilé du Bloc des gauches au lendemain du Dimanche noir (11 mai 1924), ni les feuilles de calligraphie très soignée qu’il avait dédiées au combisme et au socialisme, ni ses fréquentations du temps de la Commune et de l’Affaire Dreyfus, ne correspondaient à rien de personnel et de profond en lui.

Il brocardait Jaurès, qu’il appelait « Mademoiselle Jean Jaurès », il écrivait son vers du Juif immonde 2 et ses dures pages de prose sur les « politiciens pillards » de Panama. Le premier pamphlet contre-révolutionnaire du siècle est de lui : Les Dieux ont soif. Il préconisait la politique internationale de Servien 3 et de Mazarin. Son idée de la France était plus voisine de L’Action française que de L’Humanité ou même du Temps. Drôle d’homme ? Il était ainsi. Son vrai fond se montre à l’œil nu dans l’étonnant morceau de L’Orme du Mail où il a mis aux prises, dans le jardin public de la petite ville, le professeur d’éloquence au grand Séminaire et le professeur de Belles-Lettres à la Faculté. Jamais France ne s’était tant amusé peut-être !

Comme dirait l’autre c’est, à toute ligne, la rondeur de Bossuet et la pointe de Voltaire. Il n’y a rien de plus parfait.

M. l’abbé Lantaigne commence par déclarer que la République c’est le Mal parce que c’est le régime qui répugne à toute Unité : « Il lui manque, avec l’unité, l’indépendance, la permanence et la puissance, il lui manque la connaissance et l’on peut dire de lui qu’il ne sait pas ce qu’il fait. Bien qu’il dure pour notre châtiment, il n’a pas la durée. Car l’idée de durée implique celle de l’identité… Des hontes, des scandales qui eussent ruiné le plus puissant empire ont recouvert la République sans dommage. Elle n’est pas destructible, elle est la destruction. Elle est la dispersion, elle est la discontinuité, elle est la diversité, elle est le mal. »

Et, sous les grandes généralités de cette Philosophie première, aussi vieille que l’esprit humain, voici l’acte d’accusation de l’Histoire :

En vingt ans, quel progrès dans la décomposition ! Un chef de l’État dont l’impuissance est l’unique vertu, et qui devient criminel dès qu’on suppose qu’il agit ou seulement qu’il pense ; des ministres soumis à un Parlement inepte, qu’on croit vénal, et dont les membres, de jour en jour plus ignares, sont choisis, formés, désignés dans les Assemblées impies des Francs-Maçons ; un fonctionnariat sans cesse accru, immense, avide, malfaisant, en qui la République croit s’assurer une clientèle, qu’elle nourrit pour sa ruine ; une magistrature recrutée sans règle ni équité, et trop souvent sollicitée par le gouvernement pour n’être pas suspecte de complaisance ; une armée que pénètre sans cesse, avec la nation tout entière, l’esprit funeste d’indépendance et d’égalité, pour rejeter ensuite dans les villes et les campagnes la nation tout entière, gâtée par la caserne, impropre aux Arts et aux Métiers et dégoûtée de tout travail ; une diplomatie à qui manque le temps et l’autorité et qui laisse le soin de notre politique extérieure et la conclusion de nos alliances aux débitants de boisson, aux demoiselles de magasin et aux journalistes ; enfin tous les pouvoirs, le législatif et l’exécutif, le judiciaire, le militaire et le civil, mêlés, confondus, détruits l’un par l’autre ; un règne dérisoire qui, dans sa faiblesse destructive, a donné à la société les plus puissants instruments de mort que l’impiété ait jamais fabriqués, le divorce et la malthusianisme…

Quelle page ! Écrite en 1897, tout y est défini de ce qui n’a cessé de mûrir et de pourrir jusqu’en 1940. L’alliance russe que réclamaient alors les débitants de boisson, les journalistes et les demoiselles de magasin, après nous avoir valu la guerre de 1914, aura été l’un des mirages forts qui nous auront entraînés au suprême désastre. Maçonnerie, étatisme, désertion des campagnes, dénatalité, tout y est. M. l’abbé Lantaigne avait l’œil bon, belle la voix, l’un et l’autre portaient aussi loin que l’époque du Maréchal Pétain.

Quarante-quatre ans à l’avance, il n’omet rien de ce qui stimula notre décadence.

Devant la charge de ce fougueux ecclésiastique, un professeur dont la chaire est entretenue par l’État se devait de soutenir le régime. M. Bergeret le soutint comme la corde le pendu :

Ce régime, dit-il, est peu s’en faut tel que vous le représentez. Et c’est encore celui que je préfère. Tous les liens y sont relâchés, ce qui affaiblit l’État, mais soulage les personnes et procure une certaine facilité de vivre et une liberté que détruisent malheureusement les tyrannies locales. Le défaut de secret et le manque de suite rendent toute entreprise impossible à la République démocratique. Mais…

Or, ce « Mais… » marque le grand point : en République, il n’y a pas de guerre ! On parlait encore de revanche sous la présidence de M. Félix Faure, eh bien ! il n’y aura pas de revanche. On avait une armée, jamais on ne s’en servira. M. Bergeret ne dit pas cela ainsi. Tout ce qu’il dit veut y venir, et ses plus belles antiphrases, ses plus savantes circonlocutions énoncent le même espoir absolu, la même aveugle foi dans la paix par la République.

Il dit :

Ce qui me réjouit surtout dans notre République, c’est le sincère désir qu’elle a de ne point faire la guerre en Europe. Elle est volontiers militaire, mais point du tout belliqueuse. En considérant les chances d’une guerre, les autres gouvernements n’ont à redouter que la défaite. Le nôtre craint également, avec juste raison, la victoire et la défaite. Cette crainte salutaire nous assure la paix qui est le plus grand des biens.

Le Second Empire avait bien dit qu’il était la Paix, mais son premier soin avait été de déclarer des guerres ; la République, non. Contre le maréchal de Mac-Mahon, contre le général Boulanger, et bientôt contre l’État-major dans l’affaire Dreyfus, sa constante avait donné (ou allait donner) raison à M. Bergeret. Et lorsque, après ses désarmements tapageurs, entre 1900 et 1912, quand, par force, elle dut réarmer, quel luxe de précautions aura été pris contre l’influence politique des militaires !

Était-ce simple culte de la suprématie du pouvoir civil ? Ce fut aussi intention, volonté et ferme propos de la paix, toujours ! Si donc M. l’abbé Lantaigne fut un grand prophète, M. Bergeret en était un petit.

Le régime, disait-il encore, n'est brillant ni en femmes, ni en chevaux…

« Dépensier… » « Gaspilleur… », soit ! Mais il veut la paix et il la veut bien !

J'ai été nourri sous l'Empire dans l'amour de la République, ajoute M. Bergeret. Elle est la justice, disait mon père, professeur de rhétorique au lycée de Saint-Omer. Il ne la connaissait pas. Elle n'est pas la justice. Mais elle est la facilité… La République actuelle, la République de 1897 me plaît et me touche par sa modestie… Elle se défie des princes et des militaires… Elle n'a point d'amour-propre, elle n'a point de majesté. Heureux défauts qui nous la gardent innocente ! Pourvu qu'elle vive, elle est contente… Les peuples ont tant souffert, au long des siècles, de leur grandeur et de leur prospérité, que je conçois qu'ils y renoncent. La gloire leur a coûté trop cher pour qu'on ne sache pas gré à nos maîtres actuels de ne nous en procurer que de la coloniale.

C'est le refrain de M. Bergeret. Il peut conclure : « Toute réflexion faite, je suis très attaché à nos institutions. » Elles nous enchaînent à la paix, Anatole France en avait la conviction ; or, ce sceptique prétendu tenait beaucoup à ses idées.

Mais il les choisissait. Il avait dit un jour à son plus jeune disciple : « Mon grand souci est d'être en règle avec les évidences. Je m'arrange pour avoir raison mille fois. »

Or, sur ce point, mon maître n'aura pas eu raison.

Ni une fois, ni mille.

Son tort est démontré par les faits, les énormes faits, qui broient et qui confondent toute sagesse ; l'inouï, et le monstrueux de la déclaration d'où sort cette déroute, quatre armées françaises entourées en moins de six semaines, près de deux millions de prisonniers, de nombreuses populations chassées et errantes, le triste ruban de nos routes pleines de fuyards en civil et en uniforme, nos campagnes jonchées d'un matériel jeté et perdu, la longue muraille chinoise que l'on avait garnie de tous les perfectionnements de la technique occidentale, retournée à l'usage de l'ennemi et, malgré le sang et les morts, malgré le sacrifice de tant de héros, les deux tiers du territoire recouverts, occupés, le reste vaincu, les domaines publics et privés réunis aux mains étrangères, une défaite cent fois pire que Sedan et Waterloo, oui, pire même qu'Azincourt ! Tous ces coups redoublés sur le cœur de la France, tels qu'ils ont résulté de l'initiative incontestable du gouvernement de la République, parfaitement !

De la déclaration de guerre, qu'il contresigna dans les règles, tout ce dont le crédule pyrrhonisme de mon vieux Maître et de son Bergeret n'admettait même pas l'idée ni le soupçon !

C'est pourquoi, dans ce pèlerinage idéal aux mânes d'Anatole France, il ne fallait pas avoir l'oreille très fine pour percevoir quelque murmure, prudent, mais net, de l'étonnement d'outre-tombe :

— Vous m'en direz tant ! Mais cette République bizarrement guerrière était-elle bien la même que la nôtre ?

— C'était bien la même, mon Maître.

— Alors… Corneille l'avait dit, j'en demeure stupide. Mais, avant de s'établir boutefeu, n'avait-elle pas à subir quelque dictateur ?

— Non, aucun. C'était le même régime, et sa doctrine, et sa routine.

— Son personnel n'avait donc pas changé ?

— C'était le même aussi, ou sa postérité directe. Sans doute, Jaurès, en nous désarmant, Rouvier et Caillaux en nous humiliant, avaient bien attiré sur nous la guerre de 1914 ; ils ne l'avaient jamais voulue. Ils ressemblaient à leur maître, ce général ministre nommé Brun, qui, en 1908, disait que la guerre était devenue mathématiquement impossible dans le nouvel état du monde.

— Alors, vous prétendez que l'on a formellement consenti à cette guerre ?

— Dites, mon Maître : on l'a voulue avec passion.

— Comment ! Après Genève ! Après Locarno ! Après le pacte Kellog-Briand ? Car on nous a parlé de tout cela chez les Ombres ; le ciseau de Céphisodote 4 n'avait pas caressé plus amoureusement les formes de la douce Paix. Comment a-t-on quitté la flûte de l'idylle pour la trompette du combattant ? Et qu'en ont pu dire alors vos partis avancés ?

— Les plus rouges étaient ceux qui braillaient le plus à la guerre.

— Eux qui refusaient la caserne ! S'abstenaient au vote du budget de la guerre ! Ou conspuaient les galonnards et les gueules de vache… Mais qui sait ? Peut-être leur influence avait-elle baissé…

— Ils n'ont jamais été plus puissants.

— Mais pour faire une guerre, il faut pourtant la préparer. Chantaient-ils toujours l'Internationale ?

— Ils la chantaient.

— Quoi ? La chanson qui accuse les sergents recruteurs de cannibalisme ou promet la balle des recrues à leurs généraux ?

— Vers la fin, on avait essayé de l'atténuer un peu. Peine perdue ! Ces mœurs dataient de longtemps, elles ne pouvaient pas changer en une heure. Quand le chef d'un gouvernement socialiste prescrivit des exercices de défense passive, ses propres fonctionnaires soulevaient dans Paris leurs quartiers respectifs contre ce retour scandaleux au militarisme.

— Alors, pas d'exercices militaires ? La conséquence était : pas de guerre ?

— Pis encore : pas de fabrication de matériel ! Les usines au ralenti ! Et la guerre !

— Vous êtes fou, ou je le suis, à moins qu'ils ne le fussent tous ?

— Mon bon Maître, on ne vous a pas fait la liste de leurs folies. Écoutez. Nous avions affaire à un peuple deux fois plus nombreux que le nôtre. Pour balancer cet avantage, l'évidence voulait que les moins nombreux puissent tenir des positions supérieures et s'entourer d'un puissant réseau d'alliances. Eh bien ! l'on a commencé par abandonner les positions les plus solides, en les qualifiant de boulets de notre victoire. Une fois ces postes de sûreté complètement évacués, on s'est appliqué à détacher quelques-unes de nos alliances : plus de Belges, plus d'Italiens avec nous…

— Mais ne disiez-vous pas que l'on voulait pourtant les Russes ?

— Oui, ceux-là parce qu'il était utopique de le souhaiter. Bref, il s'agissait de nous mettre nus comme de petits saint Jean…

— Et quand nous le fûmes bien ?

— Ce déshabillage, conscient et organisé, avait duré quinze bonnes années. Quand il fut achevé, nous nous sommes retrouvés, pour ainsi dire, en rase campagne, à 40 millions de continentaux contre 80. Devant cette disproportion…

— Devant elle, c'est là, n'est-il pas vrai, que vous avez cueilli à brassées tous vos oliviers et couru proposer la paix à Berlin ?

— Pas du tout ! Et tout le contraire ! Car tel est le moment dont on a profité pour courir aux armes…

— Avec des armes que l'on n'avait plus, quel conte !

— Parfaitement : on a attendu d'être faibles pour hurler à la guerre comme on bêlait à la paix du temps qu'on était forts.

— Qu'est-ce que vous chantez ?

— La vérité. Nous la vivons. Nous avons failli en mourir.

— On ne vit pas l'absurde. On ne meurt pas de l'impossible.

— Trois fois, mon Maître, aux années 1935, 1936, 1938, nous avons pu contenir ces absurdités va-t-en-guerre, mais tout jute ! La première fois, au moyen d'un certain couteau de cuisine ; celui qui le brandit contre elles mérita 250 jours de prison, qu'il fit, et cette guerre n'eut pas lieu 5. La seconde fois, la paix fut maintenue par les solides amitiés qui unissaient les bons citoyens de la France aux nationaux espagnols du général Franco. À la troisième alerte, la Rue et l'Opinion firent comprendre leur volonté à M. Daladier, qui partit pour Munich. Mais, à son quatrième essai, le belligérant, le Parti qui chantait la Paix, le Pain, la Liberté, y mit plus d'adresse et plus d'énergie ; il s'avisa de museler la presse, ce qui permit à M. Daladier de recommencer l'aventure d'Émile Ollivier et de déclarer cette grande guerre sans en avoir les moyens.

Chaque fois que lui était lancé ce rude nom de la guerre, le cœur du vieux Maître en recevait visiblement un coup droit, qui faisait sursauter son maigre thorax. Mais une chose lui était bien plus pénible encore, c'était le retour du mot de « déclaration », la déclaration de guerre par la République ! Cela lui entrait au cerveau comme la lame d'un stylet, ses yeux en demeuraient éblouis de trente-six mille lumières. Oh, certes, il avait jugé ces gens-là ! Il savait combien l'inintelligence et la déraison leur étaient naturelles. Mais il se redisait que les êtres, même rudimentaires, ont d'immenses ressources pour persévérer dans la vie. Comment l'œuvre de l'instinct vital avait-elle été annihilée à ce point ? Il se le demandait avec une véritable douleur.

Le vénérable visage était bouleversé. Des sillons s'y creusaient livides. La bouche laissait échapper des je ne comprends pas, de moins en moins distincts, qui semblaient consentir à la mort de l'esprit.

C'est pourquoi, peut-être, pour le soulager ou le consoler, deux légères ombres s'étaient dressées à ses côtés. La soutane verdie de l'un, la redingote élimée de l'autre, faisaient reconnaître les deux protagonistes du Mail, le premier toujours sévère, mais en plus sombre, l'autre irrité et dégoûté, en beaucoup plus amer. L'un et l'autre avaient souffert. Ils se saluèrent  :

— Monsieur Bergeret, dit l'abbé, votre paix républicaine est défunte. Mais le Ciel me préserve de vous écraser, comme un corps sans âme, sous le poids brutal d'un fait sans honneur. Les événements ont pu se coaliser indignement contre vous, mais il vous reste la raison et vous aviez, je le proclame parfaitement, le droit de calculer que tous les freins, les uniques freins du gouvernement de cette République auraient du suffire à conjurer toute guerre.

— Oui, Monsieur l'Abbé, et même je vous le concède, ils eussent bien joué, en fait, contre la plus juste des guerres, la plus utile, la plus nécessaire.

— C'est cela. Contre une guerre de salut qui eût été pleine de fruits, certainement, Monsieur, la République aurait dit non.

— Elle n'a malheureusement pas dit non à celle-ci qui, étant folle, absurde, perdue d'avance, n'a pu être arrêtée par personne ni empêchée par rien.

— C'est cela qui confond, cela qui humilie ! Car cela a été possible ! Cela a même été. Comment ?… Or, la Bêtise et la Folie n'expliquent pas tout, Monsieur Bergeret, il faut chercher ailleurs.

— Malentendu ? Fatalité ? Ce ne sont que des mots.

— De simples mots, Monsieur… Cependant, croyez-vous que la trahison ne soit qu'un vain mot ?

Les yeux de M. l'Abbé Lantaigne étincelaient. Ils fulguraient. Sa voix tonnante s'élevait et s'enflait comme de l'embouchure d'un masque tragique, surgi des profondeurs de l'antre de Trophonius 5. L'âme, plus douce, du vieux Maître en fut effarouchée, et, laissant ses héros, elle glissa obscurément entre deux pierres blanches. Une fissure lui rouvrit les champs de la paix.

Charles Maurras
  1. À Neuilly. Comme celle-ci les notes suivantes sont des notes des éditeurs. [Retour]

  2. Premier vers de la trentième strophe (sur 36) du poème Leuconoé d'Anatole France. Voir infra la note complémentaire. [Retour]

  3. Adjoint de Mazarin, négociateur du traité de Westphalie. [Retour]

  4. Sculpteur athénien du IVe siècle, auteur d’une célèbre statue de la Paix dont une copie romaine est visible au Musée de Naples. [Retour]

  5. Allusion aux menaces proférées par Maurras contre Léon Blum décrit comme le pire des « assassins de la paix » en 1935, au moment de la colonisation italienne de l'Éthiopie, dont la critique par la France valut un brusque regain de tension entre les deux pays, préfigurant l'alliance à venir entre l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste, alors que la politique française avant Blum avait consisté à tenter d'empêcher cette alliance. Maurras fut condamné à huit mois de prison, du 29 octobre 1936 au 6 juillet 1937. [Retour]

  6. Divinité antique apparaissant dans de nombreux mythes. Architecte du temple d’Apollon à Delphes, Trophonius alla se réfugier et mourir au fond d’une grotte après avoir tranché la tête de son frère, pris dans un piège alors qu’ils allaient piller le trésor du temple dont ils étaient seuls à connaître l’entrée secrète. Apollon qui voulait que le bâtisseur de son temple soit honoré, plongea la Béotie dans une sécheresse terrible jusqu’à ce qu’un essaim d’abeilles retrouve son cadavre près de la ville de Lébadée ; alors la pluie revint, Trophonius fut transformé en dieu et se mit à rendre des oracles, rivalisant ainsi avec la Pythie de Delphes. Il n’était pas commode ; ceux qui le consultaient devaient rester bloqués au fond de la sinistre grotte plusieurs jours durant et parfois n’en ressortaient pas. Quand ils en réchappaient, ils étaient à jamais privés du rire. [Retour]

  7. Note complémentaire : Anatole France, Maurras et Leuconoé :

    Leuconoé est la courtisane à qui Horace a dédié son fameux

    Carpe diem quam minimum credula postero (Odes, I, 11)

    L’épisode se passe cinquante ans environ avant la mort du Christ. Horace est célèbre, il entre dans la vieillesse et trouve consolation auprès de cette jeune beauté. Cependant il s’agace de la voir soucieuse, languissante, inquiète de l’avenir et de la mort, alors qu’il la couvre de faveurs. Il la voudrait plus frivole, plus insouciante, plus heureuse de son sort ; mais que lui faut-il donc de plus ?

    Cueille le jour présent, ne penses pas au lendemain !

    Quelques vers plus haut, il la met en garde :

    Nec babylonios temptaris numeros

    Prends garde aux astrologues venus d’Orient…

    Anatole France paraphrase l’ode à Leuconoé en la situant dans une perspective biblique que naturellement Horace ne pouvait anticiper ; Leuconoé annonce Marie-Madeleine.

    Rome est alors comme envahie par une multitude de charlatans, de diseurs de bonne aventure, d’astrologues venus de Syrie, de Chaldée… et ils y trouvent une clientèle prête à les écouter, à les suivre. Cette fange trouve en particulier des disciples parmi les femmes. Renonçant à leur beauté, à leur jeunesse, elles s’offrent à ces illusions délétères et c’est sur ce climat de pourriture que s’épanouiront les premières fleurs du christianisme. Tel est du moins le sens que l’on peut donner à la conclusion du poème d'Anatole France, car pour l’essentiel celui-ci décrit la langueur morbide qui s’empare de la belle courtisane, lasse de tout et surtout de sa vie de plaisir, en quête d’un sens qu’elle ne trouve nulle part, prête à suivre les prédications du premier mage de pacotille qui se présentera.

    Dans un long développement attenant au poème, Anatole France explique qu’il ne voit pas Horace en épicurien, interprétation classique du Carpe diem, mais en bon Romain serviteur des Dieux officiels, effrayé et dégoûté par le mysticisme oriental, et n’imaginant pas qu’un jour le Pontife doive céder la place à un Dieu levantin, synonyme de saleté, de désordre et de perversion de la raison. Ce faisant, il se pose en inspirateur direct de thématiques développées par Maurras dans ses contes du Chemin de Paradis.

    Voici les strophes 27 à 32 de Leuconoé, encadrant le fameux vers du « Juif immonde » et se terminant par une première invocation à la future Chrétienté :

    Elle voudrait savoir dans quelle ombre divine
    Sous quel palmier mystique, en quel bras endormi
    Brille l'Enfant céleste et doux qu'elle devine,
    Le maître souhaité, l'incomparable ami.

    Ce Roi mystérieux qui console et qui pleure,
    Ce second Adonis et plus triste et plus pur,
    Ce nouveau-né qui doit mourir quand viendra l'heure,
    Quel lait l'abreuve encor dans la maison d'azur ?

    Cherche, ô Leuconoé ; va d'auberge en auberge
    Voir si le Mage errant passe et n'apporte rien.
    En quête de ton Dieu, visite sur la berge
    Le Chaldéen obscur et le vil Syrien.

    Courbe ta belle tête aux pieds du Juif immonde,
    Ces impurs étrangers, humbles agitateurs,
    Que travaille en secret la haine du vieux monde,
    Sont tes bons conseillers et tes consolateurs.

    Va demander ton maître à leur race exécrée.
    Oh, ne te lasse pas ; désire, espère et crois ;
    Cours épier la nuit quelque lueur sacrée,
    Aux bouches des égouts et sous l'ombre des croix.

    Tes sœurs et toi, cherchez, saintes aventurières,
    La plus noire caverne où se cache un devin.
    Des fanges des faubourgs, des sables des carrières,
    Au milieu des sanglots, monte un souffle divin.

Texte de novembre 1940.

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