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Décernez-moi le prix Nobel de la paix

Préface

Il y a quelques années, moins de douze ans peut-être, une jeune et spirituelle femme de lettres, mariée à un spécialiste de la politique étrangère, me trouva des titres solides, et même incontestables au Prix Nobel de la paix. Elle persuada quelques jeunes confrères et les fit voter pour moi dans je ne sais quelle consultation de journal dont le nom ne me revient plus.

J'avais bien oublié l'initiative ! Elle remonte aux surfaces de ma mémoire depuis que je feuillette ce dossier de petites études sur la guerre et la paix avant et après 1914.

Chacun va pouvoir dire si je n'ai point donné les uniques recettes sûres de la Paix, la vraie Paix, celle qui n'est point de papier.

Si de telles recettes avaient été suivies par la République française dans les premières années du XXe siècle, jamais les Allemands, la trouvant armée et casquée, n'auraient prononcé leur attaque de 1914. La République n'a pas voulu tenir compte de ce précédent lumineux et sombre, elle a tenu à retomber dans sa vieille erreur.

Un risque de guerre tout neuf ne poindrait pas sur l'horizon, avec quantité d'autres maux, si le régime n'avait fait tout ce qu'il faut pour reparaître sans défense.

Je n'ai rien inventé ici, ni le témoignage des faits, ni la réflexion de l'esprit. Les vérités qui s'en dégagent sont d'une évidence grossière, et presque repoussante à force de clarté. Presque personne ne les voit. Si je ne suis plus absolument seul avec elles, je l'ai longtemps été. Mon droit majeur au prix Nobel de la paix n'est donc pas douteux et, si l'on calcule l'ancienneté de ces discours ou leur priorité certaine, il ne devrait pas être permis de me le disputer. Oh ! j'avoue de bon cœur n'avoir aucune chance de l'obtenir. Le bien qui m'est dû tombera dans la casquette ou la barrette du premier boutefeu qui passe ; mais la folie du siècle et de ceux qui le mènent n'en sera que plus tragiquement expiée. Par qui ? C'est là que l'iniquité recommence : les mauvais conseilleurs auront été payés, ils ne seront pas les payeurs.

Première partie : avant 1914

L'Existence de la guerre (1904)

Remontons aux « Principes ». Les loups ne se mangent pas entre eux, parce que les loups trouvent dans la faune environnante de quoi satisfaire abondamment leurs plus âpres besoins : le loup, qui a des agneaux sous la dent, n'a que faire de la chair des autres loups.

Mais l'homme est naturellement anthropophage. Né industrieux, ou devenu tel, il ne mange, il ne boit jamais, il ne consomme que produits de l'industrie et de la fabrique de l'homme. Au fur et à mesure que la civilisation se complique, ce besoin devient de plus en plus violent, il nous tyrannise. L'eau des sources elle-même nous est apportée en bouteilles, produit humain. La main de l'homme est devenue un intermédiaire inévitable entre l'œuvre brute de la nature et la bouche de l'homme. C'est là une magnifique source d'amour, par conséquent de haine ; de caresses, partant de coups.

Plus la valeur du monde augmente par les transformations qu'y ajoute la main de l'homme, plus s'accroissent les chances de conflits entre les possesseurs de tant de richesses. Ce qu'on possède, on peut le perdre. Ce que d'autres possèdent, on peut le leur ravir. Ceux qui possèdent plus, ceux qui possèdent moins, ceux qui ne possèdent presque pas, ceux qui possèdent autre chose que ce qu'ils voudraient ou devraient posséder, ils font une admirable série de carnassiers auxquels les progrès de l'industrie apportent tous les jours de nouveaux progrès dans la recherche des cas de guerre.

Qui terre a guerre a, cet ancien proverbe se vérifie de toutes les possessions, de toutes les transformations et de toutes les productions. C'est en vertu de sa noblesse et de son intelligence, en conséquence directe de son ingéniosité que l'animal humain est induit à ses brigandages.

Mais le brigandage n'est pas la guerre ou c'est la guerre, si l'on veut, mais tempérée par l'institution sociale.

Les sociétés sont sorties d'un besoin de paix inhérent, lui aussi, à la vie de l'industriel et du fabricateur. Les villes sont nées de l'amitié, dit Aristote ; amitié de quelques-uns, mais contre quelques autres.

Si l'on pouvait traduire une série de phénomènes naturels, qui ont duré un temps infini, par un brusque miracle, on pourrait dire que l'inventeur de la Société procéda comme l'ingénieur qui assainit une contrée marécageuse où l'eau ne peut être ni aspirée, ni écoulée ; il creuse des bassins et des canaux dans lesquels l'eau est rassemblée, ce qui solidifie le reste du territoire.

La condition et la nature profonde du genre humain ne change pas, mais l'institution des sociétés canalise les instincts belliqueux en les tournant contre le dehors, contre l'Étranger, et elle fait régner au sein de chaque groupe politique une paix relative, en réprimant, avec un minimum d'équité, tout perturbateur.

Toute violence à l'intérieur est perturbatrice. Les violences collectives exercées à l'intérieur, guerre de classes, guerre civile, sont impies parce qu'elles détruisent cette paix et cette justice qui est la raison d'être de la Cité. Il y a donc, en fait de luttes humaines, plus rudimentaire et plus barbare que la guerre entre nations : c'est d'abord la guerre au sein des nations, et, plus encore, ces attentats contre les personnes et les propriétés, ces cas de violences privées sur lesquelles l'institution de la Guerre réalisa jadis un terrible, mais incomparable progrès.

Quand ces barbaries naturelles auront tout à fait disparu au sein de chaque collectivité, quand il n'y aura plus besoin de tribunaux correctionnels ou de Cours d'assises, je serai tout prêt à admettre que la Guerre va disparaître faute de guerriers et que la nature de l'homme s'est définitivement adoucie. Il n'en est rien, je crois. Avec l'avance des industries et des arts, notre terre devenant chaque jour plus riche d'objets qui sont plus dignes de désirs, il est fatal que les convoitises augmentent, et les querelles, et les conflits à main plate ou à main armée. On se battra donc d'homme à homme et, tant qu'il y aura des nations, de nation à nation. Si, par un hasard ou un autre, les nations disparaissaient, leurs luttes cesseraient sans doute, mais aussi la police à l'intérieur de chacune d'elles, ce qui ferait la plus obscure des mêlées dans la plus sanglante des barbaries.

Note — M. Anatole France écrivait, en 1891, dans sa préface à une traduction de Faust :

« Comme il est dit que rien d'humain ne lui sera étranger, Faust connaîtra la guerre. Même il la fait. Goethe l'avait seulement vue. Il ne l'aimait point. Aussi bien n'est-elle guère aimable. La question est de savoir si elle est nécessaire. Les vertus militaires ont enfanté la civilisation tout entière. Industrie, arts, police, tout sort d'elle. Un jour des guerriers armés de haches de silex se retranchèrent avec leurs femmes et leurs troupeaux derrière une enceinte de pierres brutes. Ce fut la première Cité. Ces guerriers bienfaisants fondèrent ainsi la patrie et l'État ; ils assurèrent la sécurité publique; ils suscitèrent les arts et les industries de la paix qu'il était impossible d'exercer avant eux. Ils firent naître peu à peu tous les grands sentiments sur lesquels l'État repose encore aujourd'hui : car, avec la cité, ils fondèrent l'esprit d'ordre, de dévouement et de sacrifice, l'obéissance aux lois et la fraternité des citoyens. Le dirai-je ? Plus j'y songe et moins j'ose souhaiter la fin de la guerre. J'aurais peur qu'en disparaissant, cette grande et terrible puissance n'emportât avec elle les vertus qu'elle a fait naître et sur lesquelles tout notre édifice social repose encore aujourd'hui. Supprimez les vertus militaires et toute la société civile s'écroule. Mais, cette société eût-elle le pouvoir de se reconstituer de nouvelles bases, ce serait payer trop cher la paix universelle que de l'acheter au prix des sentiments de courage, d'honneur et de sacrifice que la guerre entretient au cœur des hommes. »

Sur le discours d'un Maître (1911)

Le discours prononcé par M. Anatole France à la commémoration de la première Conférence de la paix 1 provoquerait bien des réflexions et des commentaires, les uns et les autres en forme d'objections. Car enfin…

Mais lisons d'abord ce paragraphe :

« Nous faisons à la guerre la part assez belle. Mais, autrefois nécessaire, elle a perdu sa raison d'être. C'est un fait réel, certain, et qui n'échappe à beaucoup d'observateurs que parce qu'il est immense et que tous les yeux ne peuvent l'embrasser dans sa vaste étendue. Regardez pourtant : colons, terres et fruits de la terre, bestiaux, céréales, matières premières, produits manufacturés, numéraire, crédit, tout ce qui fait la prospérité des peuples et la force des races se gagnait jadis par la violence. C'est maintenant affaire d'entente entre nations de civilisation égale. Il est vrai que les races inférieures en font trop souvent les frais ».

Cet il est vrai blesse dangereusement tout ce qui précède. Ainsi l'instinct guerrier n'est pas extirpé ? Il n'a même diminué qu'en apparence, il s'est seulement déplacé. Et d'une !

Secondement, je regarde, comme M. Anatole France m'y invite, je regarde les colons, la terre et les fruits, les bestiaux, les céréales, les autres produits, et le signe commun de toutes ces richesses, savoir l'argent et le crédit, et je me demande comment un philosophe aussi averti ne s'est point rendu compte que le dol, le vol, le rapt, la violence s'approprient ces richesses aussi communément qu'autrefois ! Seulement, les guerres s'étant raréfiées entre peuples, ces actes sont devenus singulièrement plus fréquents entre particuliers ; vous avez moins de guerres publiques, vous avez plus de guerres privées.

« Le bon Trajan », comme dit le poète, devait tirer l'épée contre les ennemis, de l'empire ; mais il imposait au dedans la paix romaine, qui était la justice. Ainsi le duc Rollon 2. Ainsi quantité de souverains dont l'histoire est moins éloignée. Mais dès qu'ils se relâchent de cet esprit guerrier et que la Cité ou la Nation, ou l'État, pour une raison ou une autre, se trouve moins entraîné à la lutte collective, les instincts de vol, de fraude et de meurtre s'exercent au dedans, et quantité de gens qui auraient fait de braves soldats, ou même d'honnêtes pirates, tournent au misérable apache de faubourg et au flibustier de chef-lieu de canton.

De tout temps l'homme a produit, et de tout temps il a détruit. La question politique et même la question morale est de savoir quand et comment se fait le meilleur usage, la meilleure distribution de ce double instinct éternel. M. France déclare espérer que « les rapides développements du socialisme international de la fédération des prolétaires préparent invinciblement l'union des peuples de tous les continents ».

N'oublions pas les îles, et prenons garde aussi de nous demander comment il se fait que tant de races, tant de nations, grandes ou petites, les unes antiques, les autres nées d'hier, apparaissent de plus en plus entichées du caractère de leur race et tellement férues de leur langue particulière qu'elles la préfèrent hautement à celles qui leur donneraient la commodité des communications les plus étendues.

Je crois, comme M. France, aux fédérations de métiers. Mais l'histoire des Flandres lui montrera précisément de fameux tisserands et d'illustres drapiers admirablement fédérés qui furent, en même temps, de rudes guerriers. Je ne rechercherai pas si le fait est bon ou mauvais, je demande s'il est prêt de finir et encore et surtout si l'on peut procéder en France comme s'il était fini ou prêt de finir.

Propos de Jean Jaurès (1912)

Usant de la langue allemande, qui est la langue naturelle de son esprit, et dont il prend la boursouflure pour de la « majesté », M. Jean Jaurès vient de déplorer devant les socialistes berlinois, les massacres de la guerre des Balkans 3. Non seulement pour un Français, pour tout homme un peu policé, il y a quelque chose de plus horrible que la guerre turco-gréco-serbo-bulgare, c'est la guerre franco-allemande de 1870 ; mais, pour les mêmes spectateurs et les mêmes juges, il y a quelque chose d'encore plus affreux que la guerre de 1870, c'est la Commune de 1871. La plus sanglante et la plus meurtrière des guerres étrangères est vite effacée en horreur par le premier éclat d'une guerre civile. On s'épuise vainement à imaginer comment les partisans avérés et bruyants de la guerre civile, les sectateurs professionnels de la guerre sociale, peuvent gémir devant quelques ruisseaux de sang qui sont bien peu de chose au prix des torrents et des fleuves de la même liqueur que leur sophistique et leur rhétorique s'efforcent, matin et soir, de faire couler. Il n'y a de pacifiques vrais que les patriotes résolus qui, sans le moindre « pacifisme », estiment devoir tenir tête au fléau de la guerre et se préparent à la faire comme il faudra, quand il faudra, de manière à s'en tirer le plus vite possible, avec le minimum de dégâts ou de peines et le maximum de profit.

La « guerre à la guerre » est philosophiquement une pauvreté. En pratique, c'est un système digne de Gribouille. D'une part, il avorte toujours et ne peut atteindre son but, et, d'autre part, pour essayer de l'atteindre si peu que ce soit, il est obligé d'en passer précisément et complètement par l'objet de son anathème : cette guerre exécrée, il est obligé de la faire, et plus cruelle qu'aucune autre, et sans autre résultat que des destructions. Elle tue sans créer. Elle symbolise le sacrifice sans fécondité.

Les alliés balkaniques, vainqueurs de leur antique oppresseur turc, sèment le champ de leurs victoires d'une multitude de cadavres et les survivants savent qu'ils seront fauchés peut-être demain. Mais ils savent pourquoi et à quoi cela sera bon. Leur troupe peut chanter avec un héroïsme plein de raison :

Demain sur nos tombeaux
Les blés seront plus beaux.
Serrons nos lignes.
Nous aurons, cet été,
Du vin aux vignes… 4

Les campagnes pouilleuses de la Bulgarie ou de la Serbie hier esclaves seront couronnées de moissons. Leur terre délivrée, la race reprendra sa fierté séculaire, et, en s'ennoblissant, elle foisonnera.

Mais les lendemains de révolution sociale sont mornes. Les fumées qui s'élèvent des villes et des champs révèlent une civilisation dévastée, une avance nationale perdue, une immense portion du capital commun liquidée et qu'il faut refaire à grands frais. Les usuriers et les vautours y trouvent seuls leur compte. M. Jaurès lui-même aurait horreur de l'inévitable résultat de ses oraisons, s'il était seulement capable de le penser.

La Paix, les Progrès, les Merveilles (1913)

M. Gabriel Hanotaux vient de publier dans la Revue Hebdomadaire un article « pacifiste ».

« Non, dit-il, le pacifisme n'est pas une chimère. » Puis il ajoute précipitamment : « Le nationalisme n'est pas une régression… la nation est l'organisme le plus parfait qu'ait pu trouver, jusqu'ici, pour se soutenir et se perfectionner, la société des hommes ». Mais il se déclare prêt à mourir sous la hache plutôt que de laisser soupçonner un seul instant qu'il n'est pas homme de progrès et qu'il désespère du règne imminent ou prochain de l'universelle Paix.

Sans confiner à la vieillesse comme la génération de M. Gabriel Hanotaux, celle dont je suis n'est plus jeune. Elle a vu bien des choses, elle a eu sujet de réfléchir sur bien des changements dont quelques-uns véritablement extraordinaires et presque sans exemple dans l'histoire des hommes. Je le dis tout de suite, aucune de ces merveilles n'a été de nature à faire pressentir l'empire de la paix, et peut-être tout au contraire.

Nous avons vu, admiré, applaudi, et avec quel délire ! en 1889, les premières fontaines lumineuses. Qui n'a pas vu l'esplanade des Invalides, à certain soir féerique de cette Exposition, n'a rien vu. J'ai, pour la même année, le souvenir d'une petite scie chirurgicale, scie coudée, qui allait et venait le long de la cloison nasale du plus proche de mes amis avec une netteté admirable, il en pouvait compter chaque grincement, sans éprouver la moindre souffrance et se récitait à mi-voix les plus belles, les plus heureuses des odelettes de Ronsard, de La Fontaine et de Mistral, tandis que son sang ruisselait.

Cette conquête de l'anesthésie, sous la forme raffinée de l'analgésie, mérite bien d'être notée entre les merveilles du siècle qui allait se terminer. Une autre, moins brillante, un peu plus ancienne, mais autrement utile : l'antisepsie, achevait de faire ses preuves.

Enfin, au cours de la dernière année du XIXe, nous vîmes triompher le chariot magique, rapide, courant devant nous sans tracteur animal ni monstre soufflant de fumée. Peu d'années après, à l'automobile dévorant l'espace terrestre succédèrent l'aéroplane et le dirigeable, conquérants ailés du plein ciel. Là encore, on me permettra de redire : qui n'a pas vu certains atterrissages au champ de manœuvres d'Issy, n'a pas vu s'épanouir en frémissant une certaine fleur d'espérance.

Ah ! je crois au génie humain. Ce que je ne puis croire, c'est à la possibilité d'abolir les deux passions qui l'échauffent et qui l'inspirent, ces beaux feux alternés de haine et d'amour sans lesquels il se coucherait et mourrait sans avoir vécu. Ce qu'il est impossible de ne pas prévoir, c'est l'égale persistance et l'égale durée de ces passions humaines et de l'esprit humain. Nées avec lui, elles ne mourront qu'avec lui. Plus celui-ci exalte, ennoblit, enrichit les produits de notre race et de notre terre, plus il ajoute au nombre et à la qualité des objets de l'amour, du désir, de la haine et de l'aversion. Autant de possibilités de combats !

L'enjeu des guerres en devient plus précieux, comme leur matériel plus savant, comme leur esprit plus ardent et plus passionné. C'est, dès lors, un enfantillage que de former le moindre rêve de les abolir.

Religieuse, civile, sociale, internationale, la guerre est destinée à vivre autant que les hommes. Le ploutocrate éminent à qui nous devons le Palais de la paix, M. Carnegie 5, était bien placé au milieu de tant de richesse, pour sentir que la guerre économique moderne prendra fatalement une extension nouvelle, un essor sans pareil depuis l'origine du monde, et M. Hanotaux, qui le sait, eût été plus sage d'éviter de paraître ajouter foi à la fable contraire.

Il était si simple de dire que la paix est le but, et de tous le plus désirable ! Mais la guerre en est le moyen. La paix est le bien souverain. C'est à main armée qu'on l'impose.

Les Illusions de M. Carnegie (1913)

Vivent monsieur Carnegie et sa femme ! comme disent, ou à peu près, les dépêches de La Haye. L'intervention de M. Carnegie à La Haye présente plusieurs caractères :

— Il s'est exprimé sur le compte de l'empereur de Russie avec une rusticité que le tsar, espérons-le, voudra bien excuser : « Le tsar de Russie qui semblait deviner en 1898 l'imminence du règne de la paix mondiale… »

— Il a fait sourire ses auditeurs en évoquant ce souvenir d'il y a quinze ans, car l'intervention pacifiste du tsar fut suivie à brève échéance d'une guerre longue et cruelle dont le tsar fit les frais. C'est là une espèce de constante historique. Par une loi mystérieuse, les États qui parlent de paix universelle ne tardent pas à être durement éprouvés par les armes. Le rêve d'Henri IV fut immédiatement suivi de la guerre de Trente Ans. Le rêve philanthropique des écrivains français au XVIIIe siècle annonça vingt-trois ans de la guerre la plus sanglante qu'eût vue l'Europe. Nos congrès pacifistes de 1869 précédaient d'un an la guerre franco-allemande. Le pacifisme dreyfusien, fin du XIXe siècle, a coïncidé avec l'ouverture d'une série de complications œcuméniques dont la guerre hispano-américaine, la guerre turco-grecque, la guerre anglo-transvaalienne furent les Propylées.

Il ne serait pas sans intérêt que la patrie de M. Carnegie, en délicatesse avec le Mexique 6, ratifiât de nouveau cette vue d'expérience. Je serais d'ailleurs bien surpris qu'avec son prodigieux canal inter-océanique, l'Amérique ne se fût pas mis sur les bras des difficultés militaires. Répétons que le sage et savant moyen âge disait : — Qui terre a, guerre a. Un canal est une richesse qui participe de nos jours aux avantages et aux inconvénients de la terre.

En parfait illettré qu'il est, M. Carnegie a cru découvrir que le monde civilisé a enfin compris quel bien est la paix. Nous ne guérirons ni ignorance ni sauvagerie ! Bornons-nous à prier l'Iroquois de La Haye de repasser au même endroit dans une demi-douzaine de siècles. Il trouvera vraisemblablement, à la place du « beau palais » qu'il a payé et qu'il admire de tout le cœur de Mme Carnegie et du sien, quelque trophée, quelque souvenir militaire, qui rendra un nouveau témoignage à cette vérité bien connue des Anciens : Ό πόλεμος πατήρ πάντων. L'état guerrier, père de tout… Dans la campagne environnante les humains de l'an 2413 ou 2513 élèveront le même regard, les mêmes vœux, les mêmes hymnes du côté de la douce Paix à laquelle le peuple athénien élevait déjà des autels il y a 2500 ans en formant les prières que la force des choses a si rarement exaucées.

— Enfin, M. Carnegie a argué du nombre et de la complexité des échanges internationaux.

On comprendrait à la rigueur que ces échanges fissent disparaître les nations, auquel cas la guerre nationale disparaîtrait faute d'objet, non sans être remplacée (et largement !) par des guerres sociales et civiles. Mais l'accroissement des relations matérielles et morales entre les peuples, loin de les fédérer, les excite visiblement les uns contre les autres. D'abord en leur rendant leur différence sensible : il y a vingt ans que Bourget a observé et énoncé cette loi, les événements ne lui ont pas donné tort. Ensuite en multipliant entre eux les sujets de litiges nouveaux : tout bien matériel est pomme de discorde. C'est trop évident.

Que conclure ? Qu'il est beau d'être riche, mais que la richesse, même milliardaire, ne produit ni des idées justes ni des discours sensés. Ce sont là deux ordres distincts. Il est fâcheux que les représentants de l'élite politique européenne aient écouté de sang-froid les divagations d'un quidam, pour la simple raison que ce monsieur possède un gros sac. Cela donne une idée modeste de notre civilisation.

On peut redouter pire ; mais on a connu mieux en Europe, à Paris, à Berlin, à Londres, et même à La Haye.

Deuxième partie : après 1914

Pronostic de la paix
(L'Action française, 21 mai 1915)

La guerre risquera de recommencer au cas où l'Allemagne, vaincue et bien vaincue, serait ménagée par quelque traité nigaud. En laissant à l'Allemagne soit l'unité impériale, soit l'unité prussienne, double principe de sa force, on lui laisserait le moyen assuré et infaillible de recommencer les hostilités avant dix ans et d'y déployer des ressources qu'elle n'a pas encore aujourd'hui, du fait de l'immense supériorité de sa population en bas âge : au lieu que nous ne retrouverions peut-être ni autant d'alliés, ni les mêmes conditions d'unanimité et d'élan.

La menace de guerre subsisterait encore si l'on s'en tenait à des précautions diplomatico-juridiques contre le peuple du « chiffon de papier », qui trompa si bien la vigilance impériale après Iéna.

Et le même péril serait maintenu si l'on se bornait à la substitution d'une république unitaire à l'empire unitaire existant. Une organisation politique quelconque, assemblée ou présidence, succédant au Hohenzollern, commencerait par disposer d'une immense accumulation de ressources militaires, économiques, maritimes qui ne se gaspilleront qu'à la longue, au fur et à mesure des dissipations du régime. Une république allemande serait dans la même situation que les jacobins qui, après avoir coupé le cou du roi Bourbon, purent soutenir vingt-cinq ans de guerre au moyen des organisations séculaires créées par ces mêmes Bourbons. Une République allemande abuserait d'autant plus volontiers de ses ressources que : 1o l'abus lui promettrait une meilleure affaire et que 2o elle sentirait ses voisins moins capables de lui résister.

Est-ce que l'Union américaine, quoique République, quoique Fédération, s'est gênée pour faire une guerre de conquête en 1898, quand elle a vu la possibilité d'annexer Cuba et les Philippines, quand elle a senti l'impuissance de l'Espagne à lui tenir tête ?

Le péril de guerre sera surtout plus urgent que jamais si la consigne est de se fier soit au bon cœur de la Germanie, soit au progrès fatal de la vie moderne. Pendant vingt ans, depuis que Jaurès les menait, les socialistes français se fiaient ainsi à la bonté des Allemands social-démocrates. Et qu'est-ce que cela leur a rapporté ? La guerre ! Pendant les mêmes vingt ans, les mêmes socialistes français ont déclaré la guerre impossible de par l'évolution générale du monde : elle leur a été imposée par les gens qui professaient sur ce point la même idée qu'eux !

Certes, oui, il ne faut pas que cela recommence. Mais pour éviter que cela recommence, il faut user de moyens efficaces, précisément ceux dont les socialistes ne veulent pas.

Ces Français qui se sont fait blouser et berner par leurs frères d'Allemagne pendant vingt ans ne veulent pas que nous ayons des précautions et des défenses. Ils disent : dernière guerre ! dernière guerre ! Se figurent-ils qu'en prononçant ce mot ou en l'écrivant avec de l'encre sur le papier, ils réaliseront la chose ? En disant pluie, tonnerre ou vent, fait-on pleuvoir, tonner ou tempêter ? Il n'y a pas de superstition plus grossière chez les sauvages.

Ajouter : « Nous ne faisons pas une guerre, nous faisons une révolution, nous visons à débarrasser l'Europe de ce qui reste de féodalité militaire », cela ne suffit pas non plus pour accomplir cette révolution ni opérer cette délivrance.

Germanisme ou Capitalisme (1918)

Qui est coupable de la guerre ?

Est-ce la folie et l'erreur du Germanisme, Islam des terres sans soleil, doctrine et passion des peuples arriérée de l'Europe centrale ?

Est-ce un régime économique particulier voué à engendrer les violences entre les peuples ?

Comme les peuples se violentaient les uns les autres bien avant que le capitalisme existât ou pût exister, comme on s'est battu sous tous les régimes économiques y compris les plus pastoraux, il est impossible de restreindre à celui-ci les causes de guerres. Mais les doctrinaires du socialisme qui nous servent de temps à autre cette antienne s'expriment mal. Ils veulent dire que la paix durera quand ils gouverneront seuls ; en termes moins arrogants, lorsque la classe ouvrière, ou prolétariat conscient, fera jouer d'un bout à l'autre de l'univers son instinct social et sa solidarité organique.

C'est une hypothèse à laquelle il ne manque qu'un fondement. Ce qui ne manque pas, en revanche, ce sont les objections. L'une d'elles sort des faits. Il y a soixante ans et même il y a quatre ans, beaucoup de libéraux, établis dans des positions intellectuelles symétriques du socialisme, estimèrent que le développement de l'industrie et du commerce capitalistes tendrait à rendre la guerre à jamais impossible. Une solidarité d'intérêts entre les grandes associations de capitaux aboutissait, prétendaient-ils, à garantir la paix universelle. On a vu l'échec de cette conception académique. La garantie n'a rien garanti ni essayé de garantir. Elle n'a pas joué. Les bourgeois n'y croient plus. Ce laissé pour compte du patronat international est maintenant offert au prolétariat qu'il s'agit toujours de berner. La classe ouvrière se laissera-t-elle faire ? Et va-t-elle gober ? Là où le jeu international des plus grands intérêts matériels a été dérisoire et inopérant, le jeu international d'intérêts purement moraux entre hommes qui n'ont en commun ni langue, ni mœurs, ni sentiment, ne pourra obtenir un résultat meilleur ; fera-t-on croire le contraire aux ouvriers français conscients ?

L'expérience du pacifisme de classe est faite et bien faite. L'internationale des classes capitalistes devait donner la paix et a donné la guerre. Il n'y a aucune raison de penser que l'internationale des classes ouvrières, faisant même promesse, soit capable de la tenir. Une seule réalité là-dessous : les chefs socialistes veulent se faire nommer conseillers municipaux, généraux, députés, sénateurs, ou garder les sièges qu'ils ont gagnés sur ce programme de sucre et de miel.

L'électeur avalera-t-il ? N'avalera-t-il pas ? Voilà le vrai fond de toute l'affaire.

La Démocratie et la Guerre (1917-1918)

I — À ne consulter que ses idées et ses instincts, la Démocratie n'aime la paix que pour mener plus tranquillement à l'intérieur une guerre à elle, cette « grande guerre des peuples libres ».

Promettre la paix perpétuelle au nom d'un tel régime de vie guerrière constitue déjà un bourrage de crâne assez beau. Mais il y a mieux. Le régime démocratique n'abolit pas les hommes, ni les intérêts et les passions qui les meuvent. Quel que soit son pacifisme de doctrine ou de sentiment, le régime n'empêche pas ces passions et ces intérêts de s'agiter au fond des âmes, et nul système n'est plus mal armé pour y résister.

On a vu Guillaume II tenir tête de longues années aux impulsions belliqueuses de ses militaires, de ses commerçants, de ses professeurs, d'un peuple entier : tous les ressorts de sa monarchie autoritaire ont été tendus fort longtemps en vue du freinage. La façon dont notre Législative fit déclarer la guerre à l'Autriche en 1792 montre l'extrême nervosité et irréflexion, la sensibilité aux intrigues, aux menaces, aux pièges d'un organe collectif disposant de l'autorité décisive.

L'un des traits du mouvement démocratique, depuis la fin du XVIIIe siècle est d'avoir substitué aux guerres d'États, petites guerres faites par des armées de métier et, en fait, peu meurtrières, ces guerres de nations qui ont débuté par de grands carnages et qui n'ont cessé de devenir de plus en plus sanglantes et coûteuses. Le mouvement démocratique et pacifiste européen depuis la fin du XIXe siècle s'est accompagné d'une recrudescence de tels sacrifices humains. Admettons que ce soit une pure coïncidence. On ne peut pas dire qu'un régime coïncidant avec le plus effroyable essor guerrier abolit la guerre. Il ne l'abolit pas puisqu'il coïncide avec elle. Il ne l'abolit pas puisque les progrès de la démocratie et les progrès de la guerre cheminent de pair. Il n'y a donc pas d'incompatibilité entre le fait de la démocratie et le fait (je ne dis pas l'art) de la guerre.

Que sert de dire : — Oui, mais les guerres des démocraties ont résulté des agressions conduites par les monarchies ; quand il n'y aura plus de monarchie dans le monde, quand tout sera en république, tout restera en paix…

Il n'y a plus de monarchie en Amérique et les républiques américaines n'ont cessé de se faire des guerres. Elles en ont même déclaré à des monarchies, comme l'ont fait les États-Unis à l'Espagne. Le développement militaire des États-Unis est devenu l'une des grandes curiosités de la vie du monde, l'un des problèmes critiques de son avenir. Écrire le mot paix là où les choses disent et crient guerre ou risque de guerre ne change rien à leur réalité.

II — Le régime est ici cause déterminante. Il ne faut accuser ni pacifisme, ni « bellicisme », ni la préparation, ni l'impréparation à la guerre, ce ne sont là que des causes subordonnées.

L'Assemblée législative qui en avril 1792 déclara la guerre à l'Autriche (afin de renverser la monarchie en France, Brissot l'a avoué) n'était pas pacifiste. Après vingt-cinq ans de guerres terribles, quel fut le parti guerrier en France de 1815 à 1848 ? C'était le parti libéral, le parti démocratique, le parti républicain. Un légitimiste au pouvoir, Lamartine, empêcha quelque temps la guerre, mais le suffrage universel ayant, en décembre 1848, élu son chef naturel Louis-Bonaparte, la série des entreprises extérieures provoquées ou décrétées par l'opinion ne tarda pas à recommencer.

Cela dure dix-huit ans. Après Sedan, l'opinion souveraine change d'orientation : de guerrière, elle devient pacifique. Sa destinée n'en est pas modifiée : les mêmes lacunes d'esprit en politique extérieure, en politique militaire, amenèrent en 1914 le même résultat : l'invasion. Qu'il cherche les querelles ou préfère les concessions, le gouvernement d'opinion a tout ce qu'il lui faut pour être touché à tout coup.

En revanche, le seul régime qui n'ait pas subi d'invasion depuis nos Révolutions, le seul aussi qui n'ait pas fait de grande guerre, la monarchie légitime de 1815, la monarchie élective de 1830, mais dans laquelle un Prince du sang de France assurait la continuité de nos traditions au dehors, cette monarchie nationale et réaliste n'avait pas attaché à ses fleurs de lys l'étiquette philosophique du pacifisme ou du bellicisme. Elle voulait sérieusement la paix comme tout gouvernement raisonnable, comme tout véritable gouvernement français. Mais elle se tenait en état de faire la guerre : diplomatie, armée, marine, elle s'attachait à tout restaurer après que tout eût été ruiné, et les organes de sa puissance ne la grisaient pas, ils n'entraînaient pas, à la manière boche, ce pouvoir éminemment personnel et humain. La vieille maxime : Si tu veux la paix pare la guerre ne le rendait pas le jouet des forces qu'il s'était données. Il créait d'imposantes ressources matérielles, mais il en restait le maître, de sorte que, si on ne lui déclarait pas la guerre comme on l'a fait à la République de 1914, il ne la déclarait pas comme la République de 1792.

Toutes les Coalitions républicaines du monde ne peuvent rien contre ce fait : ni le XIXe siècle, ni le XXe n'a rien donné de comparable à ce type d'équilibre vraiment pacifique, personnifié tour à tour par Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe. Règne éminemment français et européen. Règne rationnel et civilisé.

Mais comment les partis auraient-ils de la raison ? Le docteur Gustave Le Bon a comparé la foule à un animal. C'est encore faire trop d'honneur aux partis. Leurs réactions sont toutes mécaniques, ludion du bocal ou bille du billard.

III — « La rude et glorieuse histoire qu'écrivent nos soldats montre à ceux qui prédisaient leur incapacité de guerre [des démocraties] qu'elles trouvent en cette caractéristique de leur nature une de leurs principales forces. »

Je remercie l'écrivain militaire de L'Humanité d'avoir posé encore une fois le problème de la guerre et de la démocratie. Une opération d'arithmétique permet de le résoudre et de voir indépendamment de la valeur propre des peuples, la capacité et l'incapacité des régimes.

Voilà une nation mal née, mal venue, mal fichue à tous les égards, d'esprit lourd, de cœur bas, mais gouvernée monarchiquement (avec les libertés locales et professionnelles qu'une monarchie en règle comporte) et qui a le moyen de constituer ainsi une coalition dont elle est la tête, dont son chef est la tête et qui forme donc, elle aussi, une monarchie : cette coalition monarchique ne réunit pas 160 millions de sujets. Et pendant quatre années entières ce conglomérat disgracié de la nature et de l'histoire, ce quatuor boche, austroboche, bulgare, turc, après avoir attaqué et campé chez tous ses voisins, après avoir été lui-même attaqué de toutes parts, peut tenir tête à une Alliance (ou Entente) qui a compris à la fois la Russie et les États-Unis et n'a pas compté moins de 700 millions d'êtres humains pour approvisionner ses armées : mais celles-ci n'ont point de chef commun, c'est une simple république d'États, démocratie de démocraties, Douma de Doumas. Avant l'accession américaine, l'Entente représentait 600 millions d'hommes. Après la déroute russe, elle en comptait encore 520 millions recrutés dans la plus haute élite terrestre. Or, malgré la défection bulgare, le morceau boche reste coriace et dur à emporter.

On l'emportera, certes, nous le disions dès août 1914, nous n'en avons jamais désespéré, mais nous avons toujours pensé qu'il faudrait y mettre le prix. Prix en argent. Prix en efforts. Prix, hélas ! en humains sacrifices. On disait avant la guerre que la démocratie n'était pas un régime d'économie financière, et c'était pour cela que Nansen avait voulu un roi de Norvège. Nous savons aujourd'hui que cette prodigalité se retrouve dans tous les ordres : celui du temps, celui du sang. Elle implique de grands efforts et de grands dégâts. Son rendement est médiocre comparé à celui de la monarchie : c'est le rapport de 1,53 à 7,06.

Il n'est pas brillant.

Un membre de la démocratie universelle paraît devoir être l'élément décisif de la guerre : c'est la « démocratie » américaine.

Elle était déjà avant la guerre dans une forme monarchique : pour en intensifier le rendement guerrier, on n'a rien trouvé de mieux que de la rendre plus monarchique encore. M. Wilson a plus de pouvoir que Guillaume II. Cela fera réfléchir beaucoup de Français.

Ils se diront enfin : — Si nous avons l'alliance américaine, c'est grâce à un roi de France, Louis XVI. S'il se dresse une Belgique indépendante contre les armées germaniques, en août 1914, c'est grâce à un autre roi français, Louis-Philippe. Si cette barrière belge a tenu, c'est grâce à un troisième roi, le héros belge Albert Ier. Ces rois n'étaient décidément pas des monstres. Ni des zéros.

La Guerre, la Paix, la Justice (1924)

Il faut éliminer la sauvagerie, mais garder le goût, si mâle et si humain, de défendre et de protéger. Il ne servira de rien de répéter aveuglément que la guerre est impossible et qu'il n'existe sur terre ni race de bêtes fauves ni peuple de méchants. On n'y arrivera point davantage en retranchant des jouets destinés aux petits garçons ceux qui leur parlent de l'éventualité de la lutte. Ce ne sont pas les sabres, fusils, épées, gibernes, panoplies qui créent l'instinct batailleur, mais c'est de cet instinct que procède le vœu de jouer la vie des combats avant de la vivre. Ce n'est pas la poupée qui prêche à la petite fille l'instinct maternel, mais cet instinct lui souffle l'amour de sa poupée. On ne détruira pas ces instincts premiers. Il reste à les régler, à les modérer, à les utiliser, comme tout instinct.

Voici des chimères bien dangereuses. À propos des petits enfants du Japon 7 quelqu'un écrit :

Un orateur leur raconta ensuite que les ouvriers (pour la plupart volontaires) qui reconstruisaient la ville avec l'argent du monde entier avaient souvent des querelles et des conflits, et que les chefs de reconstruction avaient l'ordre DE RÉGLER CES QUERELLES SANS JAMAIS DONNER TORT TOUT À FAIT À AUCUN DES DEUX ADVERSAIRES, l'erreur même étant un motif qu'il faut respecter : — Il doit en être ainsi, conclut l'orateur, entre les nations. »

« Régler une querelle sans jamais donner tort tout à fait aux deux adversaires », cela vous a un air de profondeur morale, de beauté philosophique.

Tous les esprits superficiels de ma connaissance diront qu'avec cela la Paix est faite.

Elle est, au contraire, détruite. Car ce principe accorde une prime insensée à tous les mauvais coucheurs de la création. Les exigeants, les querelleurs, les chapardeurs, tous les brigands du monde sauront que, désormais, un principe tutélaire les assure de gagner à tout coup sans rien risquer.

Plus ils chiperont, plus ils garderont. Plus ils se montreront avides et persécuteurs, plus ils auront des chances d'étendre et d'améliorer leurs affaires. C'est à la solide Tyrannie des Pires que conduit ce principe-là. Étendez-le aux relations internationales, le résultat sera clair, il suffira à l'Allemagne de nous réclamer Besançon, Dijon, Troyes et Marseille pour lui valoir Metz, Toul et Verdun, sans excepter Strasbourg ni Colmar : entre ses réclamations et nos refus, l'arbitre ne voulant donner tout à fait tort à personne, aura coupé la poire en deux ! Notez que la guerre n'en sera pas écartée, car il n'y a point de moutons que la vexation redoublée n'enrage tôt ou tard. Mais cette guerre se fera dans des conditions d'infériorité telles que les pauvres moutons devront y consentir des sacrifices cent fois plus lourds que s'ils eussent résisté au bon moment. La victoire même les laissera pantelants, épuisés de peur, d'efforts et de sang !

Et prenons garde que ce principe n'est pas du tout variante du vieil adage : mieux vaut un bon arrangement qu'un mauvais procès.

Ce principe arbitral résout les litiges de second ordre dans un pays civilisé où l'essentiel des conditions de la vie humaine est garanti par la justice et la maréchaussée. En substituant partout l'arbitrage au jugement, l'on dérange et l'on détraque tout. Dans les matières graves, l'humanité civilisée croyait nécessaire de prononcer un jugement : Tu as droit, tu as tort. En des sujets supérieurs, elle estimait que la vie même valait la peine d'être donnée pour la victoire du raisonnable et du bon. Le système que l'on croit nouveau et qui n'est que la plus barbare des vieilleries supprime entièrement de l'esprit humain, des relations du genre humain, le jugement, le choix, la différence du vrai et du faux, du mal et du bien : « L'erreur » devenue un « motif qu'il faut respecter » il n'y a rien de plus rétrograde.

Tout reviendra au même. Tout, matière à transactions ! Comme une marchandise ! Comme un objet matériel ! Deux ou trois notions, les plus hautes, les plus pures, les plus saintes, les plus pieuses seront effacées et rayées ainsi de la conscience de l'homme. Il s'ensuivra une dégression radicale de l'espèce tout entière. Au profit de la paix, dit-on ? Mais c'est une illusion, on vient de le voir. La politique de la concession et du compromis pousse à la guerre, à la plus dévastatrice et à la plus cruelle des guerres : ce plat de lentilles pour lequel on cède le droit recouvre et signifie de nouveaux déluges sanglants, dans lesquels le sang le plus beau aura de fortes chances d'être abondamment sacrifié au plus vil.

La « grande Illusion » (1924)

M. Édouard Herriot, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, au cours d'un voyage à Londres, a rendu visite à M. Norman Angell.

Norman Angell, dit un panégyriste, est un « écrivain prophète qui, dès le début du siècle, avait péremptoirement démontré (dans son livre La grande Illusion 8) que la guerre ne payait pas, mais que les hommes continueraient de la faire jusqu'à ce qu'ils se rendissent bien compte de cette vérité devenue aujourd'hui banale ».

Ce résumé du livre de Norman Angell est aussi exact que la thèse en est fausse.

Voilà bien ce qu'on trouve dans La grande Illusion. Il est douloureux de penser que, dix ans après 1914, il y ait un président du Conseil des ministres français pour admirer et approuver La grande Illusion, un journaliste français pour approuver et admirer cette admiration et cette approbation. Les journaux sont décidément régis par de simples girouettes, les peuples sont conduits par de vrais étourneaux.

Un homme de bon sens, quand il lit ces extravagances ne peut s'empêcher de les arrêter et de les cribler au passage… Donc, en 1900, ce publiciste parlait de la guerre comme d'un effort général que faisaient, dans l'espoir d'être payés, « les hommes ». Quels hommes ? On connaît et on nomme, dans cette catégorie d'industriels de la guerre, les Allemands. Mais précisément, ces hommes-là la guerre les a payés, les a payés grassement. Les trois guerres qu'ils ont faites, de 1860 à 1871, campagne des duchés, campagne d'Autriche, campagne de France, demeurent dans l'histoire le type achevé de guerres productives, fructueuses, enrichissantes. Quelque léger malaise, quelque crise passagère qu'ait pu causer au nouvel empire un brusque changement de condition, tout l'essor de sa prospérité date pour lui de son unification, de l'acquisition de l'Alsace-Lorraine et du versement des 5 milliards, dont une partie servit, d'ailleurs, à creuser le canal de Kiel. Si les campagnes de 1864, de 1866, de 1870 n'avaient pas payé, la campagne de 1914 n'eût pu être entreprise, on peut se fier là-dessus à l'imagination mercantile et cupide des Allemands. Ils ont fait cette guerre nouvelle. Ils n'ont pas été les seuls « hommes » à la faire. Entre ces « hommes » il y avait d'abord des Français. La considération de Norman Angell que la guerre ne paie pas aurait-elle dû nous détourner de prendre les armes pour repousser l'agression et l'invasion ? Fallait-il nous laisser conquérir ?

Là encore le bon sens dit que notre résistance guerrière nous a payés du moins à un degré : nous ne sommes pas devenus Allemands, nous avons gardé notre liberté civique et notre indépendance nationale. Ce n'est pas rien. Et, si l'on ne peut en chiffrer le prix en argent, c'est que la valeur en est incalculable. Il est vrai que ce résultat si important ne payait pourtant pas tout notre immense effort. Il était légitime d'espérer, d'attendre, d'exiger plus et mieux.

Les Roumains ont eu mieux : leur territoire n'a-t-il pas été doublé, comme celui des Yougoslaves ? Les Roumains et les Yougoslaves sont des hommes que la guerre a payés ! Et les Tchéco-Slovaques, et les Polonais ? Leur « paie » a été riche et belle : ils ont ressuscité des morts leur nationalité. Comment M. Norman Angell fera-t-il admettre son évangile à ces « hommes » ? Revenons aux hommes français.

Nous n'avons pas eu d'indemnité, les politiciens de la République devraient dire : nous ne l'avons pas voulue. Toute la politique de guerre française, surtout à dater du milieu des hostilités, s'est résumée dans l'aphorisme ni annexion ni indemnité.

Les doctrinaires de la démocratie ayant arrangé dans leurs cerveaux, dans leurs parlotes, que, désormais, la guerre ne devait plus payer, ils prenaient leurs dispositions pour fausser l'expérience et obtenir que la guerre ne nous payât pas en effet. Hélas ! la suite de l'histoire montre que si nous demeurons impayés, en dépit des conventions, accords et ententes, c'est que cette créance, fort mal vue de nos chefs politiques, a été constamment réduite, minimisée, disqualifiée par leurs soins. La conscience de notre droit régnait dans leurs discours, elle était absente de leur conduite. Une voix secrète, la voix du sanglant et sanguinaire pacifisme républicain, leur disait qu'il serait « immoral » que la guerre victorieuse nous payât ou seulement nous remboursât. Ceux d'entre eux qui ont fait exception à cette règle l'ont confirmée pourtant, car leur profond désir de paraître de vrais hommes de gauche les inclinait obscurément à la mauvaise honte et leur interdisait de persévérer dans les mesures d'énergie que la droite avait conseillées. Ils ne s'y seraient pas pris autrement s'ils avaient voulu préparer, pour le cas de la guerre prochaine, le désintéressement absolu des Français en matière de défense nationale. Aussi n'est-ce pas les Français qui renoncent à la paix et qui veulent faire la guerre.

On n'en entend pas moins des bruits d'armes qui sont sans doute maniées par « des hommes » et non par des singes.

Quels « hommes » ?

Les Allemands.

Des hommes qui ont déclaré, qui ont soutenu et conduit la guerre d'agression et d'invasion avec une ardeur, une fermeté, une volonté magistrales. La défaite ne leur a donc rien appris ? Rien. Pas même que la guerre ne payait pas. Il est vrai qu'elle les a payés en effet. Il est vrai que dans le désarroi et la ruine de ces dernières années, les Allemands peuvent se rappeler avec délectation tous les paiements qu'ils ne cessaient de prélever dans les pays qu'ils occupaient, depuis l'humble petit colis postal que les moindres de leurs combattants envoyaient chaque semaine à leurs ménagères, jusqu'à la puissante machinerie qu'ils arrachaient méthodiquement du sol des usines belges et françaises pour la transplanter au fond de leur sale pays, pêle-mêle avec les tableaux de maîtres, les statues, les meubles rares et toutes les merveilles qu'il leur était possible de découvrir et d'enlever.

Dans ce pays-là, du moins, « les hommes » savent que la guerre paie. C'est pour avoir ce qu'ils n'ont pas, ce que nous possédons, qu'ils ont de tout temps violé si effrontément nos frontières. Ils ont recommencé cette violation toutes les fois qu'ils n'en ont pas été durement châtiés. Ils recommenceront d'autant plus volontiers qu'ils nous sauront moins disposés à ce châtiment, à plus forte raison s'ils démêlent que les folies de M. Norman Angell et de M. Herriot nous ayant ou convaincus ou ébranlés, nous en sommes à nous demander si notre résistance n'était pas duperie et s'il n'aurait pas mieux valu en faire l'économie et laisser l'agresseur-envahisseur s'installer à jamais sur notre terre pour en déménager tous les biens.

La Guerre, les Coffres-forts, les Peuples (1927)

M. Masaryk 9, président de la République tchéco-slovaque, disait à M. Émile Vandervelde 10, chef socialiste belge, lors de leur rencontre à la Société des Nations :

« Péril de guerre ? Peut-être des guerres locales, et encore. Les peuples sortent d'en prendre et malheur à qui voudrait les y entraîner.

« Après la guerre franco-allemande, il y a eu trente ans au moins de paix en Europe ; après la guerre mondiale, c'est le triple d'années qu'il faut compter, simplement parce que l'argent manque, parce que les peuples sont épuisés, PARCE QUE LES GÉNÉRATIONS VIVANTES SE SOUVIENNENT DES TRANCHÉES. Or, bien avant que ce terme s'achève, j'ai le ferme espoir que les forces internationales qui agissent dans le sens de la paix prendront définitivement le dessus sur les puissances de haine.

« Je tiens que cet optimisme peut apporter un réconfort à ceux qui, quand on parle de la guerre prochaine, voudront s'y opposer. Quant aux autres, à ceux qui parlent de danger de guerre pour provoquer des armements qui, par eux-mêmes, risquent d'aggraver ce danger, leur pessimisme est trop voulu pour que l'on puisse espérer les contraindre. »

Relisons mot à mot ce discours et relevons-le point par point. C'est l'unique moyen de se rendre compte des choses.

D'après M. Masaryk, la grande guerre universelle n'est pas pour demain, et les guerres locales elles-mêmes lui semblent improbables. Les guerres de la Révolution et de l'Empire, qui ne mangèrent que deux millions d'hommes, durèrent vingt-trois ans, il a fallu un siècle avant de revoir la pareille. Il est vrai que notre boucherie de quatre ans aura suffi à consommer dix millions d'hommes. Mais, entre 1815 et 1914, la France, pour ne parler que d'elle, alla en Crimée, au Mexique, à Sedan, et ces guerres « locales » ne laissaient pas de coûter assez cher. Les trente ans (non, les quarante-trois ans) de paix qui vont de 1871 à 1914 n'empêchèrent pas en France quantité de petites guerres coloniales et l'Allemagne, tous les dix ans, menaçait de mettre le feu aux poudres : c'est en cédant sur tous les points que nous obtenions d'échapper à la guerre.

M. Masaryk dit que « les peuples sortent d'en prendre » : il s'agit précisément de savoir s'il n'y a pas un peuple, qui veuille en reprendre. Menacer de maudire « qui voudrait les y entraîner » est une figure de rhétorique : l'Allemagne ne maudit ni Hindenburg, ni Westarp 11, ni même Ludendorff. Qui les empêchera d'entraîner l'Allemagne à la guerre ?

L'épuisement du coffre-fort est-il un obstacle sérieux aux hostilités ? De tous temps des peuples auront voulu tenter la fortune des armes, afin de garnir un coffre épuisé.

Quant à l'épuisement des peuples, il conviendra toujours de dire : Quel peuple ? Cette question seule éclaircit le sujet. Car c'est précisément parce qu'un peuple se montre las qu'un peuple, qui se sent dispos, se jette sur lui. Si le vaincu d'hier garde le goût de la bataille et de la rapine, il ne sert de rien à son vainqueur d'être à bout de forces : cet état ne fait qu'aggraver le péril en aiguisant les tentations et les appétits du pillard. Celui-ci, justement parce qu'il a été repoussé hier, reviendra en force demain.

Les peuples « se souviennent des tranchées » ? Encore une fois, quel peuple ? Ce souvenir est aux Français dur, pesant, sanglant, fastidieux, odieux. Mais le souvenir allemand ? Beaucoup des anciens soldats du kaiser se souviennent avec une mélancolie orgueilleuse des entrées triomphales que suivaient des ripailles dans les villes vaincues.

Ces délices n'ont fait que passer ? Elles ont laissé trace dans l'imagination et, comme on est rentré en Allemagne avec armes et bagages, sous les arcs et les fleurs, comme on n'a pas été châtié, comme on n'a pas même eu à réparer, on est plutôt disposé à recommencer.

Rien de pareil en France : la froide et méthodique occupation rhénane n'a comporté qu'une petite part de ces plaisirs d'orgueil ; le profit de l'occupant militaire a été juste celui que donne une longue corvée. Les souvenirs de guerre doivent donc présenter, côté français, une assez amère couleur : c'est en la supposant pareille en Allemagne que l'on se trompe et que l'on fausse le tableau comparatif. Les Allemands n'ont pas besoin d'attendre la nouvelle génération pour allonger vers l'Ouest et le Sud les regards de la convoitise et du regret. Le travail des forces internationales dans lesquelles M. Masaryk met sa confiance pourra avoir pour résultat, s'il n'a pour objet, de diminuer, chez nous, l'esprit de défense, il ne rabattra rien des puissances de haine au camp opposé.

L'optimisme de M. Masaryk apporte un réconfort à qui ? À ceux qui empêcheraient la « guerre prochaine » ? Non. À ceux qui, quand on en parle, voudraient, dit-il, s'y opposer, mais, traduisons, s'opposer à ce qu'on en parlât.

Mais la parole ne fait rien à l'affaire. Il s'agit des faits matériels à venir. Hé ! M. Masaryk ne s'en occupe pas. M. Masaryk est dans la tribune, dans l'hémicycle, et songe à ses adversaires, aux adversaires de son parti, non de sa patrie.

Il leur décoche donc un trait deux ou trois fois empoisonné :
— Vous parlez du danger.
— Vous voulez des armements.
— Vous êtes payés pour cela.
— Vos armements sont dangereux, et risquent d'aggraver le risque.
— Et c'est de votre « volonté » pessimiste volontaire parce qu'elle est intéressée, que la guerre ainsi jaillira.

Cinq propositions, criant ou tendant toutes à crier à la folie des armements, c'est-à-dire à distraire et à désarmer les peuples les plus naturellement portés à la paix, et donc, à les offrir bêlant et nus aux crocs des « peuples de proie ».

Il convient de placer M. Masaryk parmi les fauteurs certains de la guerre. Si la catastrophe revient, si le toit du monde s'écroule de nouveau, il sera bon de ne pas oublier le politique bohémien qui s'est montré si préoccupé d'induire obliquement les siens (et les nôtres) à ouvrir la frontière pendant que les ennemis communs se préparent à la franchir.

La Guerre et la Vertu (1927)

M. le maire communiste de Levallois-Perret ne se console pas du désastre de la guerre par le spectacle des vertus sublimes que suscitent le sentiment du devoir et l'amour de la patrie.

Et nous, croit-il que nous puissions nous en « consoler » mieux que lui ?

Ceux qui ont le goût de confondre les idées et les choses pour troubler les esprits et les consciences imitent M. le Maire de Levallois, ils supposent gratuitement que les sublimités morales de la guerre nous en dissimulent la douleur et l'horreur. Joseph de Maistre, qui nommait la guerre « divine », parce qu'il la jugeait humainement incompréhensible, ne l'appelait point bonne pour cela.

Les vertus de la guerre, son action sur les sciences, sur les arts, pour le perfectionnement de l'intelligence et l'épanouissement des hautes vertus, cette secousse impérieuse et magistrale qu'elle imprime à l'ensemble du genre humain la font rentrer dans la catégorie des demi-biens qu'engendre l'épreuve.

Parce qu'elle oblige et qu'elle contraint, parce qu'elle met à l'homme le parti en main et qu'elle le somme ou de valoir plus que lui-même ou de périr, la guerre apparaît une face du lourd marteau des NÉCESSITÉS créatrices, éducatrices et bienfaitrices. C'est l'âpre voie par laquelle s'acquièrent de grands biens relatifs, biens puissants, qui ne s'acquièrent pas d'une autre manière. Il serait souhaitable et délicieux qu'ils nous fussent accordés à meilleur marché ! Leur splendeur ne peut consoler de leur prix, sang versé, maux subis ; que cela plaise ou non à M. le Maire de Levallois, l'hommage que nous rendons à la vérité de l'histoire et de la nature nous laisse aussi désolés, peut-être beaucoup plus désolés que lui-même.

Mais il ne s'agit pas de savoir si l'on est consolé ou désolé, il s'agit de savoir ce qu'il convient de faire, pratiquement, contre le fléau, tel qu'il est.

Le pacifisme sentimental et protestataire, juridique et moral est jugé.

C'était la plus haute fleur de la philosophie du XVIIIe siècle.

Il a précisément abouti aux vingt-trois ans de tueries qui vont de 1792 à 1815. Après une rémission de trente-trois ans qui vit en même temps la paix et la contre-révolution, la paix et le mépris ou l'oubli de l'idéologie pacifiste, cette philosophie humanitaire reparut : avec elle, des carnages nouveaux. Les trois quarts de siècle qui vont de 1848 à nos jours élèvent au pacifisme révolutionnaire un autel de sang et de ruines comparable à celui que les anciens Tyriens élevaient à Moloch. Il n'y a point d'exemple que les ondes propagatrices de la religion pacifiste n'aient été interférées, tout aussitôt, par la voix du canon. Nous le disions au tsar en 1904 : le tonnerre de Chemulpo 12 répondait aux flonflons de son tribunal de La Haye 13 ! Nous le disions à la République française et à l'écume de ses Léon Bourgeois, de ses Aristide Briand, de ses Joseph Caillaux : ils chantaient leur criminelle assurance de paix perpétuelle et brisaient dans la main du pays le seul outil capable de maintenir la paix, un armement proportionné aux menaces de l'ennemi. Ni les guerres philosophiques de Napoléon III, filles légitimes du Testament de Sainte-Hélène, ni les guerres nationalistes de la Prusse et de la Russie, ni les guerres économiques de l'Angleterre et de l'Allemagne n'auraient eu la cruelle ampleur qu'elles ont revêtue au XIXe siècle et au XXe sans les flots du pernicieux narcotique répandus tout d'abord par les orchestres et les chœurs des dévots d'une Paix abstraite et astrale.

Au lieu de concevoir la véritable paix concrète comme un bien difficile à créer, qui n'est gardé qu'au prix d'une vigilance de chaque jour, tous ces chanteurs, tous ces rhéteurs partaient du principe inexact qu'il n'y aurait qu'à faire concorder les bonnes volontés humaines et que par le moyen de cet unique talisman — le désir de la paix — une paix réelle naîtrait.

Ainsi les malheureux oubliaient-ils la véritable essence de la paix, s'ils l'avaient jamais vue et sue ! Ainsi prenaient-ils le plus difficile des chefs-d'œuvre de l'art humain pour un fruit naturel et sauvage que le premier fainéant, le premier ignare venu n'a qu'à se baisser pour cueillir ! Tu veux la Paix ? Tiens, la voilà !

On ne comprendra rien à rien, si l'on ne part de la réalité humble et triste qui nous montre combien le fléau guerrier tient aux conditions, les plus naturelles et les plus générales, de la vie de l'homme.

Autrefois, les Saint-Simoniens se figuraient que, l'âge agricole et pastoral de l'humanité étant générateur naturel de la guerre, l'âge industriel la ferait disparaître !

Une vue plus profonde leur eût fait sentir que le labourage et le pâturage étaient des industries modestes, mais que c'était leur caractère industriel qui avait fait leur profond caractère guerrier : il leur fallait défendre le croît de leurs troupeaux, le fruit de leur labour.

Et le paysan, le pâtre, toutes les fois qu'ils se sont défendus de la guerre, qu'ils ont fondé la paix, qu'ils se sont procuré une sécurité quelconque, y sont parvenus en opposant les armes aux armes, la défense à l'attaque, les munitions, les fortifications à l'invasion. Les industriels doivent se plier à la même méthode éprouvée. Ils doivent armer, ils arment. Aussi les accuse-t-on aujourd'hui d'amener la guerre par l'industrie de l'armement. Mais leur précaution n'inclut aucun reproche. Ils seraient criminels de désarmer devant un péril sensible et certain.

Qu'il y ait, d'autre part, un intérêt majeur à dissiper la haine, à modérer l'avidité, à museler l'injustice, à répandre un esprit chevaleresque et généreux à travers les nations, il n'est rien de plus évident. Mais une vertu, la prudence, prescrit de faire, de nos jours, le compte exact du résultat des actions de cet ordre. Personne n'a le droit de commettre dans un tel compte des erreurs que d'autres expieraient avec leur sang et avec leur vie. Les civilisations industrielles et commerciales telles que les nôtres ne se distinguant point par un sens prononcé de la modération et de la justice, il ne faut pas faire comme si l'on pouvait se confier à leur goût de l'idylle. Ou, encore une fois, comme toutes les fois que l'on a professé cette erreur tragique, ce serait la pauvre chair humaine qui payerait.

L'humanité nous dit : — Voilà ce qu'il faut faire…

La réalité dit : — Voilà qui n'est pas fait.

On doit faire ce qu'il faut faire.

Mais on doit aussi se garder de faire comme si ce qui n'est qu'à faire était déjà fait.

On doit se garder de procéder au politique comme si ce qui est de droit et de devoir moral était devenu fait réel.

On doit fuir comme la peste le raisonnement suivant : — Nous devons nous aimer, les Allemands et nous. Donc nous les aimons. Donc ils nous aiment. Donc il ne peut plus y avoir agression, ni invasion d'eux chez nous.

C'est avec ces cascades de sottises que l'on en vient à réprouver la guerre « même défensive » et que l'on se voue, soi et d'autres, corps et biens, âmes et choses, à l'oppression du suprême asservissement.

La Guerre hors-la-loi (1928)

I — On connaît cette histoire. M. Briand, toujours à l'affût des manifestations oratoires, avait proposé aux États-Unis de s'engager désormais, eux et nous, à exclure à perpétuité tout recours à la guerre comme moyen de persuasion réciproque 14. C'était beau. C'était niais. Une enfant de sept ans qui aurait accouché de la trouvaille en recevrait le fouet. Un orateur de la démocratie ne recueille en somme que des murmures favorables. Rendons justice au peuple français : il n'y eut ni enthousiasme, ni vivacité dans l'approbation, mais applaudissement poli et froid. Le froid augmenta, non la politesse, quand on sut la réponse des États-Unis :

— Qu'à cela ne tienne ! Pourquoi la guerre ne serait-elle exclue que des relations franco-américaines ? Généralisons, que diable ! Universalisons ! Que tous les États importants du monde désavouent et réprouvent la guerre en tant qu'instrument officiel d'action nationale !

Donc, désormais, on causera, on parlera, on criera même et l'on hurlera, pour souligner l'imposture des arguments de chacun : mais les plus atroces injures, les plus insoutenables passe-droit n'y feront rien, jamais plus ou ne se battra.

L'indifférence du public français ne fit qu'augmenter quand, au fur et à mesure des phases de la conversation de M. Kellogg, secrétaire d'État des États-Unis, et de M. Austen Chamberlain, ministre des Affaires étrangères de la Grande-Bretagne, avec M. Briand, certaines perspectives particulières au monde anglo-saxon, les unes déduites, les autres dérivées du principe de Monroe 15, commencèrent à se faire jour.

— Supposons, disaient les interlocuteurs de langue anglaise, supposons qu'un différend éclate près des eaux ou des terres américaines ou anglaises ! Si, là, les gens, à force de crier, en viennent ou menacent d'en venir aux coups ; comme ces êtres mal polis, ces tribus mal instruites risqueront d'infliger quelque trouble et empêchement au commerce mondial, il va de soi que Londres et Washington garderont toute liberté d'envoyer des bateaux, avec des canons, et des régiments, avec des mitrailleuses, mais il faudrait être un sophiste d'Action française pour qualifier guerre les coups de canons ou coups de baïonnettes dont la crosse ou l'affût se trouverait à Londres ou Washington. L'incident serait à peine comparable à la salubre correction qu'une bonne mère ou un bon père donne, martinet haut, à quelque bon fils égaré. De tels châtiments domestiques, non contents d'honorer le peuple-enfant qui les reçoit, le corrigent, l'améliorent, le réforment, lui rouvrent les routes du Bien.

« Ne confondons pas la morale ni la simple police avec la politique. C'est dans l'ordre politique pur que le moyen guerrier est et reste désavoué. Est-ce clair ? »

Cela est si clair que bien des esprits simples seront disposés à conclure qu'il n'y a rien au fond d'une eau si limpide.

Le jour où les États-Unis d'Europe voudront faire la guerre à une France délinquante, ils n'auront pas à se gêner. Ils n'auront qu'à donner à l'agression et à l'invasion le sobriquet juridique d'exécution fédérale ; d'aucun côté de l'Océan il ne pourra y avoir de protestation. Il n'y aura plus qu'un vocable de moins, la guerre, dans le lexique où il sera d'ailleurs représenté par un « riche écrin » de périphrases plus ou moins neuves.

Donc, armées de la trompette et du clairon de la presse universelle, les démocraties font savoir par toute la terre que la guerre extérieure est désormais frappée d'illégalité. On peut faire toutes les réserves sur la force de cette loi au dehors. Mais on peut tenir pour assuré que, dès cette promulgation, au dedans, tous les partis traîtres, tous les partis radicalement et sincèrement subversifs, tous les partis désintéressés de la vie et de la durée de la Nation feront campagne contre tous les vestiges, contre tous les débris d'organisation militaire que ces États pourront avoir conservés.

— Si en effet la guerre est illégale, pourquoi payer pour elle, pourquoi servir pour elle ? Pourquoi payer des bureaux, des états-majors, des arsenaux, du matériel terrestre et naval ? Pourquoi mettre ces forces qui, honnêtement, moralement, légitimement, ne sont d'aucun usage, à la charge du pauvre contribuable, lequel, déjà, plie ? Pourquoi refuser aux écoles, aux hôpitaux, aux crèches, un argent qui est ainsi frappé de publique inutilité ? Et surtout, et surtout, pourquoi ravir à la charrue et à l'usine, au comptoir et à l'établi, les jeunes forces humaines représentées par le contingent annuel ? Jusqu'ici, elles figuraient une sorte d'assurance contre la chute du ciel de la paix. Cette paix ne peut plus être compromise qu'en violation de signatures que tous les peuples donnent, ont données, vont donner.

« Folie des armements ! Folie des conscriptions ! Tant que le brigandage militariste était légal, ce gaspillage de vies et d'énergie était tolérable. Voilà ce militarisme brigand mis hors la loi du monde ; comment la loi de la France comporte-t-elle un sou de frais pour agir contre ce fléau périmé ?

« Tous nos voisins, tous nos égaux le désavouent. Pourquoi l'avouerions-nous encore ? L'aveu ne serait pas seulement immoral, il serait stupide : partout où subsistent les loups, il faut maintenir et payer des lieutenants de louveterie ; mais, les loups disparus jusqu'au dernier, le lieutenant ne fait plus rien. Pourquoi gardons-nous celui-ci ? »

Économie, justice, paresse, goût du moindre labeur, confiance optimiste, plaisir de parier pour le plus simple et pour le moins ardu, esprit de contradiction, et, surtout, à la base et dans les profondeurs, lâcheté et peur de l'effort, comme de la mort, il y aura de tout dans ce plaidoyer.

Le sens en restera léger et la valeur modique. Autre chose est la « loi » de la paix, autre chose l'observation de cette loi. Autre chose est cette observation réelle, effective, autre chose les grimaces de démilitarisation et de désarmement dont l'Allemagne nous donne le spectacle depuis dix ans ! Mais les objections du bon sens, du patriotisme et du courage pèseront peu devant une thèse prise et reprise en chœur par tous les rhéteurs et tous les sophistes, d'une démocratie comme la nôtre, les uns intéressés à briller, qui tueraient père et mère pour le moindre succès de tribune ou de plume, les autres simplement payés par l'ennemi ou se payant eux-mêmes par des profits de carrière. Devant une telle campagne, le budget de la Guerre tiendra peut-être quelque temps. Mais il ne tiendra pas longtemps, hors au chapitre des pensions qu'un nombre important d'électeurs intéressés défendra. Il sera donc sacrifié, et les pays comme le nôtre, les pays qui bornent leurs vœux à garder ce qu'ils ont, seront bientôt à la merci de ceux qui veulent conquérir ce qu'ils n'ont pas.

Quiconque sait un peu l'histoire du monde ne peut douter de notre sort : il sera réglé.

Il y a même de fortes raisons de penser qu'il sera réglé plus vivement et par des lois plus expéditives, car le pacte Kellogg peut avoir, surtout en France, une seconde conséquence qu'il est facile de prévoir.

Jusqu'ici, depuis soixante ans, c'est-à-dire depuis qu'il n'existe plus de garde nationale en France, l'ordre social a reposé tout entier sur l'armée. C'est, en grande partie, parce que l'armée concourait si largement à l'ordre public qu'en 1898-1899 Jean Jaurès et la plupart des révolutionnaires prirent parti si violemment contre l'état-major, à propos de Dreyfus. Les agresseurs sociaux étaient et sont encore assurés de se heurter, en France, à une force publique de beaucoup supérieure, par sa masse et sa cohésion, à tous les effectifs de perturbation.

Ailleurs, les forces de la police, indépendantes de l'armée, ont été développées puissamment ; c'était le cas de l'Allemagne impériale, où Bebel disait à Jaurès (Congrès d'Amsterdam, 1904 16) : « Chez vous, en cas de grève, on envoie contre l'ouvrier de l'infanterie, de l'artillerie, de la cavalerie. Chez nous, il n'en est pas ainsi. » Une police civile très militarisée remplaçait nos déploiements militaires français. Aujourd'hui, la République allemande a partiellement absorbé sa vieille armée dans son organisation de police. La vigueur des corps de police britannique est proverbiale. Au contraire, chez nous, si la police politique tient le haut du pavé au point de s'imposer aux ministres et aux magistrats, on peut dire que, sauf quelques grandes villes, les polices, municipalisées, sont tombées au-dessous de rien.

On peut poser en France l'axiome :

— Plus d'armée, plus d'ordre public.

Les maires radicaux, socialistes et communistes y seront les maîtres de tout.

Si donc le pacte Kellogg anéantit toute la raison d'être extérieure de notre armée, la sécurité intérieure sera de même anéantie : tout autant que devant l'Allemagne, nous serons découverts devant la Révolution.

II — C'est quand la chose sera faite, c'est quand le mal sera, une fois encore, appelé le bien et la loi, que tous les Européens dangereux se mettront à l'ouvrage pour exploiter, en fait, ce désarmement général que le pacte Kellogg aura inscrit dans les institutions.

Or, lorsqu'il s'agit d'arrêter les ambitions qui remuent, seules les mesures militaires sont efficaces.

Mesures militaires, oui. Mesures analogues à cet alignement de 100000 soldats de Napoléon III sur le Rhin qui auraient arrêté Bismarck en 1866 et sauvé l'Autriche de Sadowa, par suite la France de Sedan et de Charleroi, car sans la victoire sur l'Autriche, la victoire de 1870 est inconcevable, et sans cette victoire allemande, l'invasion allemande de 1914 ne l'est pas moins… La démonstration militaire de 1866 eût sauvé non seulement l'Autriche, mais la paix pour cent ans. Le pacifiste germanophile Napoléon III ne l'a pas voulu.

On imagine dès aujourd'hui le dialogue de Briand et de quelque naïf fonctionnaire du quai d'Orsay :

— Mais, monsieur le ministre, l'Allemagne est en train de tourner le traité de Versailles.

— Que l'Allemagne tourne le traité si elle veut. Est-ce pour nous une raison de violer le pacte Kellogg ?

L'Allemagne, dès lors, pourra oser se placer dans la situation d'une coupable. Nous resterons les innocents, les beaux, les dignes, les purs. Notre candeur de conscience sera d'ailleurs ce qui mènera nos neveux à la boucherie.

Une fois accrue de l'Autriche, on imagine sans difficulté quelle agression et invasion monstre l'Allemagne saura tirer de cet accroissement de forces !

Un sceptique (c'est un croyant) me dit :

— Oui, mais êtes-vous sûr de la réponse de Briand ? Il y a eu des interprétations, il y a eu des réserves, Briand n'est pas entré à pleines voiles dans le pacte Kellogg. Qui vous dit que Briand, devant la réunion de Vienne à Berlin, ne fera pas valoir une de ses réserves ?

Hé ! Laquelle ? Il n'y en a pas. La réunion de deux peuples qui s'aiment et qui ne veulent faire qu'un n'est pas un de ces phénomènes de violence brutale qui, ipso facto, déchirent le pacte. Les Anglais ont déjà fait entendre (et sauront de nouveau faire entendre) à leurs opposants travaillistes qu'ils ont, eux, à sauvegarder l'empire et l'approvisionnement de leur île, donc la route des Indes, donc leur règne sur toutes les mers. Les Américains, en proposant leur nouveau covenant, ont eu soin de réserver tout ce qu'ils pourraient décider d'entreprendre sur les terres, ou dans les eaux de leur Amérique : cela est à eux, et cela ne regarde qu'eux ; paix ou guerre, guerre ou paix, action militaire couverte ou non du sobriquet d'exécution fédérale, c'est le domaine américain où nul ne pénétrera. Nous n'avons pas procédé de même, quant à nous, pour ces régions rhénanes ou danubiennes, dont le statu quo est aussi précieux pour nous que les coudées franches dans le Nouveau Monde pour Washington ou le contrôle des mers pour Londres. Nos amis, alliés et associés ont stipulé pour eux la réserve du nécessaire et du primordial. En mauvais logiciens et en mauvais juristes, nos fonctionnaires se sont bornés à laisser jouer la réciproque de l'état de guerre ou de paix. Ils ont dit : le pacte sera déchiré si quelqu'un le déchire. La belle affaire ! Ce qu'il fallait prévoir, c'était non la déchirure matérielle, mais les conditions dans lesquelles notre ennemie, l'Allemagne, obtiendrait un tel accroissement de forces qu'elle n'aurait même pas à le déchirer et pourrait imposer par voies et moyens pacifiques toutes les volontés de son bon plaisir. Pourvu, donc, que l'Allemagne n'ait pas la sottise de détruire l'instrument qui la sert si bien, elle aura liberté de faire tout ce qu'il lui plaît contre la lettre et l'esprit des autres traités : à Vienne, à Dantzig, à Strasbourg et, sans doute, plus tôt que l'on ne croit, à Berne même.

Nous serons, quant à nous, logés dans une situation telle que l'unique moyen de salut qui nous soit laissé ouvert consistera à violer le fameux pacte, ce qui nous placera au ban de l'univers…

III — Ceci n'est que de l'ordre pratique immédiat. Peut-être y a-t-il un ordre théorique plus haut, plus vaste et dont, par conséquent, les effets doivent être encore plus puissants et plus nombreux dans l'ordre pratique éloigné.

De ce point de vue supérieur, la signature d'un tel pacte, la renonciation solennelle au moyen guerrier, comme facteur de politique internationale, signifie une abdication, je ne dirai ni de la nation, ni de l'État, ni de la patrie : ces entités n'y sont intéressées qu'en seconde ligne. La première intéressée, la première lésée sera la conscience du genre humain.

Le pacte Kellogg vient, en effet, rayer de la doctrine générale des sociétés humaines ce droit de contrainte collective que, de tout temps, l'idée de justice avait opposée aux cas de violence collective et de brigandage international.

Le pacte Kellogg prétend biffer la notion de la guerre juste.

Cela est très grave pour tous les hommes.

Cela pourrait devenir particulièrement grave, non pour les Allemands au profit desquels la petite cérémonie s'accomplit, non pour les Anglais, non pour les Américains qui ont pris leurs précautions ainsi qu'on l'a vu, mais pour ceux qui tirent les pétards les plus bruyants et les plus effrontés de ce feu d'artifice.

Les Français ?

Non. La plupart d'entre eux sont, je ne dirai pas dindonnés, mais indifférents et, comme aimait à dire La Tour du Pin, absolument ahuris dans l'affaire.

Je pense aux démocrates chrétiens des deux mondes, à ceux qui ne sont ni Boches, ni payés par Berlin ou par Briand, mais qui se croient de grands politiques en applaudissant au pacte Kellogg.

Il n'est pas difficile d'imaginer quelque situation européenne devenue analogue à celle du Mexique 17, mais à quelque degré d'atrocité supérieur. De bons et clairvoyants catholiques, des théologiens consommés, des casuistes savants, rompus à toutes les plus hautes finesses de l'argument moral essayeront peut-être alors de s'ingénier à prêcher une guerre sainte, une croisade nouvelle, contre les scélératesses d'une horde persécutrice…

La réponse sera trouvée :

— Vous avez signé le pacte Kellogg. Vous avez répudié la vieille notion théologique de la guerre juste. Vous avez renoncé à l'emploi de la guerre comme langage international. Ces canons, ces mitrailleuses, ces baïonnettes que votre Briand flétrissait comme le suprême moyen des rois, il n'est plus permis de les employer au service de personne, fût-ce de l'innocence désarmée 18.

Mais comment croire à la bonne foi de ceux qui se prévalent du fait qu'une nouvelle guerre générale serait la fin du monde civilisé et qui applaudissent au pacte Kellogg. Le pacte Kellog désarme les peuples tranquilles et laisse la voie libre aux peuples agités, il n'y a pas de cause de guerre plus certaine que la conclusion du pacte Kellogg.

Le Mal guerrier (1918)

« Les Soviets, pour assurer le désarmement intégral, tendent à instituer une police à l'intérieur par l'armement des citoyens. Le revolver et la carabine pour chacun. On se demande jusqu'où franchement n'ira pas l'individualisme imprévu de la Russie soviétique ».

C'est ainsi que lord Cushendun 19 a répondu non sans humour au représentant des Soviets, fieffé désarmeur, comme on sait. Mais sa plaisanterie va au fond des choses. Comme on doit s'en rendre compte en Allemagne, une police peut toujours devenir une armée. Il ne faut donc plus de police. La sécurité de chacun doit être assurée par chacun. Et, si chacun appelle ses voisins à l'aide, si des bandes ennemies se forment de cette manière, si ces bandes en viennent aux mains et que, à propos de tout, tous soient ainsi armés et organisés contre tous, croit-on que ce régime puisse déplaire à aucun esprit véritablement révolutionnaire ?

On décrit le régime auquel ils aspirent. Quand ils demandent la suppression de la guerre étrangère, c'est (plus ou moins nette dans leur esprit) aspiration à la guerre civile.

La prédication pacifiste courante, celle qui a de la portée et du succès n'est pas celle qui se contente de répéter qu'il est bien absurde d'aller tuer un homme qui ne vous a rien fait, dont le crime est d'habiter l'autre côté de l'eau ou de la montagne : le pacifisme persuasif est celui qui ajoute à cet argument ou qui y sous-entend que la tuerie internationale est d'autant plus ridicule qu'il y a tant de gens connus et habitant tout près de chez soi que l'on supprimerait de bon coeur et même avec fruit ! On déclare la paix, mais à l'ennemi éloigné, pour mieux faire la guerre à l'ennemi prochain. La guerre que l'on interdit de Royaume à Royaume, de République à République, on la prépare froidement de Maison à Maison.

Nous n'avons jamais fait l'éloge de la guerre.

Ce qu'elle a de bienfaits réels ressortit, on l'a vu, à une classe plus générale et plus dure : ceux que l'homme reçoit de la Nécessité dont la cruelle étreinte l'oblige, le contraint au génie, ou à la vertu, à la découverte ou à l'invention dans l'ordre des industries, des sciences, des arts. Ce qui jaillit alors comme une huile ou un vin mystique, sous la vis du pressoir quand la chair est serrée, c'est un degré d'activité, une force de production, une abondance et une variété de résultats imprévus et imprévisibles dont on ne se croyait ni ne se sentait capable. Un rendement physique et moral qui semble dépasser les ressources de la nature est opéré sous la menace de dangers capitaux et pour échapper à la mort. L'étendue et la gravité de ces risques sont telles qu'il n'est permis à personne ni de les désirer ni même de ne point les redouter. Cependant qui les brave doit savoir 1o qu'il dépend de lui de tirer du mal et du pire un nouvel ordre de beautés et d'utilités ; 2o que pour créer ce bien, on ne peut consentir à susciter ce mal. Il y a, d'ailleurs, infiniment peu de cas, infiniment peu d'êtres qui aient à prendre une décision là-dessus. Dans la plupart des cas, dans la plupart des êtres, le mal est donné, imposé, ne dépend d'eux que très faiblement, si même il en dépend, ce qui est douteux. L'important est que, devant un tel mal qui lui tombe du ciel, l'homme ne se trouve pas désarmé ni dupé.

Le pire des désarmements, et la pire des tromperies sont venus à l'homme français des philosophes, rhéteurs et poètes qui lui disaient que le mal de la guerre était à jamais conjuré, et que dans l'avenir il n'y aurait plus de batailles. « Folie des armements » chantait le candidat socialiste au printemps de 1914, et l'on représentait dans une image populaire combien l'achat de livres d'école vaudrait mieux aux petits Français que l'acquisition ou la construction de canons. Trois mois après ce vote pacifiste, faute de canons et faute de munitions, il fallut bien offrir des poitrines humaines aux canons ennemis, et l'erreur s'expia par des centaines et des centaines de milliers de vies innocentes. Ces soldats payèrent pour l'élu, pour l'électeur et pour le grand électeur. Ces soldats payèrent pour les politiciens ahuris et fols qui, de 1900 à 1913, n'avaient cessé de réclamer et d'obtenir la réduction de crédits de matériel militaire pendant que l'Allemagne ne cessait de gonfler les siens.

Immédiatement après l'empereur allemand longtemps opposé au carnage, mais que débordèrent les faims et les soifs d'un peuple enragé, le premier responsable des massacres de la dernière guerre est donc notre régime qui n'a ni voulu les prévoir ni su s'y préparer. Sa faiblesse patente, son horreur flagrante des armes appelaient et attiraient l'attaque imminente. La paix, d'abord armée, lentement désarmée, avait fini par lui apparaître quelque chose de naturel et de spontané qui n'a pas besoin d'être édifié ni défendu par les offices de la force, de la bravoure et de la raison. Son esprit d'optimisme traditionnel vouait la République à cette conception d'aveugle ou d'insensé. Elle aimait en secret son agresseur désigné, son envahisseur historique, elle n'en attendait que l'amour. Des précautions solides eussent maintenu et contenu le dément, elles eussent limité sérieusement la zone de ses dévastations. Parce que celui-ci s'est cru et vu tout permis il a tout osé, tout tenté et, l'ineptie de son calcul ambitieux, quand on en pèse toutes les chances de réussite, est peu de chose auprès de l'erreur énorme et tragique commise par ceux à qui les cinq invasions de 1792, 1793, 1814, 1815 et 1870, souffertes en cinq quarts de siècle, les armements croissants, les menaces renouvelées, n'avaient pas suffi à rappeler le prix de la patrie et la nécessité de la défendre pour la garder.

On ne fera croire à personne que l'empereur allemand eût reçu en garde, le maintien de la paix française. Ce souci ne pouvait concerner que nous. Mais notre État républicain s'appliquait à n'y point songer. Son esprit lui faisait un devoir d'en détourner même la pensée de ses commettants. Sa diplomatie, ses armées étaient conçues, réglées, organisées de manière à produire cette amnésie et cette paralysie de la prévision, avec leurs conséquences : le pacifisme, le charnier.

Charles Maurras
  1. En 1898, le tsar Nicolas II lança un manifeste inspiré par les écrits du banquier et philanthrope polonais Jean de Bloch, manifeste qui engagea vingt-six États à participer à une Conférence internationale de la paix à La Haye l'année suivante. Une deuxième conférence eut lieu en 1907. En outre avaient lieu des commémorations annuelles. (n.d.é.) [Retour]

  2. Chef viking. En 911, en contrepartie de l'arrêt de ses pillages, il reçoit du roi Charles le Simple le comté de Rouen qui est à l'origine de la fondation du duché de Normandie. (n.d.é.) [Retour]

  3. Les conflits qui ont éclaté dans les Balkans dans les années 1912 et 1913 : les peuples européens de l'Empire ottoman ayant pris conscience de leur unité nationale secouent le joug turc et s'érigent en États. (n.d.é.) [Retour]

  4. La France bouge, chant d'assaut des camelots du roi. (n.d.é.) [Retour]

  5. Andrew Carnegie (1835-1919), industriel et philanthrope écossais naturalisé américain. (n.d.é.) [Retour]

  6. La Révolution mexicaine avait commencé en 1910. (n.d.é.) [Retour]

  7. Un important tremblement de terre avait frappé Tokyo le 1er semptembre 1923. (n.d.é.) [Retour]

  8. The Great Illusion, 1909, connu aussi sous le titre Europe's Optical Illusion. (n.d.é.) [Retour]

  9. Tomas Masaryk, 1850-1937, fut le premier président de la Tchécoslovaquie, de l'indépendance du pays en 1918 à sa démission en 1935. (n.d.é.) [Retour]

  10. Émile Vandervelde, 1866-1938, député socialiste de Bruxelles en 1900, plusieurs fois ministre jusqu'en 1937. (n.d.é.) [Retour]

  11. Kuno von Westarp, 1864-1945, homme politique conservateur allemand, co-fondateur en 1918 du Deutschnationale Volkspartei. [Retour]

  12. Chemulpo, en Corée, est un épisode de la guerre russo-japonaise. L'article mentionné dans la note suivante, repris dans Quand les Français ne s'aimaient pas, date de février 1904. Il est écrit à l'occasion du centenaire de la mort de Kant. Maurras stigmatise le fait que les Japonais ont attaqué le 9 février 1904 des navires russes situés en zone neutre et ce préalablement à toute déclaration de guerre, alors que Kant dont on fête le centenaire avait envisagé la paix universelle entre les nations par le jeu de traités et d'engagements de paix fondés sur le culte universel du droit et de la Raison. En quelque sorte, l'actualité vient de rappeler brutalement le primat de la réalité de la force sur le moralisme pacifiste laïcisé propagé par les épigones français de Kant. (n.d.é.) [Retour]

  13. Voir Quand les Français ne s'aimaient pas : À Chemulpo. [Retour]

  14. Le pacte Briand-Kellogg est signé le 27 août 1928 à Paris. Les quinze pays signataires renoncent à la guerre « en tant qu'instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles ». (n.d.é.) [Retour]

  15. Le 2 décembre 1823, lors de son septième message annuel au Congrès, le président américain James Monroe prononce un discours à l'intention des Européens, discours qui allait fixer les directives que devait adopter la diplomatie des États-Unis durant le XIXe et le début du XXe siècle. Il s'agissait de ce qu'on a appelé depuis, la doctrine Monroe, dans laquelle trois principes sont définis : le premier affirme que le continent américain doit désormais être considéré comme fermé à toute tentative ultérieure de colonisation de la part de puissances européennes, et le second, qui en découle, que toute intervention d'une puissance européenne sur le continent américain serait considérée comme une manifestation inamicale à l'égard des États-Unis. En contrepartie, toute intervention américaine dans les affaires européennes serait exclue. (n.d.é.) [Retour]

  16. Le 14 août 1904 s'ouvrit à Amsterdam le congrès de l’Internationale socialiste. August Bebel, 1840-1913, est alors président du Parti socialiste allemand. (n.d.é.) [Retour]

  17. Le Mexique est alors en pleine révolte des Cristeros, consécutive aux mesures anti-cléricales et anti-catholiques prises par les autorités révolutionnaires mexicaines depuis 1917. (n.d.é.) [Retour]

  18. Ces lignes étaient écrites près de trois années avant les «  persécutions » que l'Union Catholique italienne reproche à la « horde fasciste ». (1931) [Retour]

  19. Lord Cushendun sera précisément le représentant anglais chargé de négocier en 1927-1928 le Pacte Briand-Kellogg, dont il vient d'être question dans l'article précédent. (n.d.é.) [Retour]

Articles réunis en volume en 1931.

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