pdf

Le Pain et le Vin

Ainsi l'on nous convie aux économies héroïques. Sans quoi l'on ne pourrait pas faire la soudure, nous risquerions de manquer de pain et de vin pendant plusieurs mois.

Le pain ! Le vin ! Un bon Français n'est pas, comme le veut le méchant propos international, « un monsieur décoré qui ne sait pas la géographie », c'est le monsieur, ou l'homme, qui mange beaucoup de pain et, non content de boire du vin, le connaît, le juge, le chante.

Ces deux signes réunis ne peuvent tromper, ce sont nos marques naturelles retrouvées de temps immémorial. Si les historiens enseignent que la vigne a été importée d'Italie ou de Grèce, sa conquête du sol gaulois a été très rapide, elle a couru tout de suite du Midi au Nord, d'où elle semble avoir un peu reculé seulement à la fin du siècle dernier. Paris et, dit-on même, l'Artois, eurent de beaux vignobles. Cette flamme a baissé et meurt. Cependant, à parcourir les rares provinces où le cidre et la bière lui font parfois échec,

De la marche normande au pays angevin,
Où la pomme est gaulée, où fermente le vin,

une suprême coquetterie fait que la vigne s'y couronne d'un nouveau charme : angevine, alsacienne, elle se livre à tant de provocations enivrantes que l'on n'a presque plus moyen de soutenir la comparaison avec elle, et le houblon demande grâce, et la pomme merci. Il faut avouer que voilà le centre vivant de toute la verve française. On n'y comprendrait rien sans les vertus du vin. Cela peut se dire sans honte, car la liturgie elle-même associe et égale la divine liqueur au pain sacramentel.

N'ai-je pas lu, dans une belle page d'un très bon livre, que le pain était quelque chose de « simple » ? Simple, le pain ! De tout ce qui nourrit, rien n'est plus compliqué. Sauf le vin, peut-être. Mais non. C'est bien dans le pain que se trouve le type du plus complexe sous la plus faible dose de simplicité et de naturel.

D'abord, où est le pain, dans la nature ? Voulez-vous me dire où vous en avez vu le dépôt ? Il ne pousse pas au bord d'une rivière ni d'une mer : non seulement il se vend chez le boulanger, mais je me suis laissé dire que l'on avait perdu la piste du blé natif, du blé sauvage. Il a dû exister sous une forme ou une autre, au temps jadis. On ne le retrouve plus. Tous les blés connus ont été manipulés, traités, perfectionnés par le savoir de l'homme. Ils sont les produits d'une industrie agricole riche d'efforts séculaires et millénaires. Le blé est le fruit le plus avancé d'une civilisation très ancienne. Et, regardez ! du blé au pain, quelle distance encore ! Le lit de terre meuble prédestiné à l'honneur de le recevoir a été préparé, travaillé, engraissé. Le grain qui doit fermenter a été l'objet de sélections pleines d'art. Le voilà qui pousse, verdoie, et ondule a perte de vue, ce n'est rien : de combien de façons va-t-il être tourmenté sur l'aire sous les pieds des chevaux, sous le rouleau de la machine, et dans le van, et sous la meule qui le rendra farine et qui tourne par le poids des eaux asservies, à moins que ce ne soit par la vapeur ou par le courant électrique ?

Mais ce n'est rien auprès de son martyre dans le pétrin et dans le four ! L'eau, le feu, le ferment corrupteur et régénérateur, et les mains dures du mitron ou de la ménagère ! J'en passe, mais, on le voit bien, la Nature fournit tout autre chose que la belle mie blanche et la noble croûte dorée. En sus de nos courages, il y faut tous les mécanismes de l'esprit humain : on y voit le chœur réuni des inventions les plus raffinées de cet animal raisonnable dont l'éternelle idée fixe est de renouveler la face de la terre. Pour en arriver à pétrir, à pasta, comme disaient nos paysannes, l'homme se superpose à la nature si complètement que celle-ci, après sa première mise, semble être retirée et évaporée de l'œuvre final : il n'y reste plus que l'ouvrier et l'héritier d'une multitude de métiers humains. Notre pain quotidien les sous-entend à peu près tous.

Cela est un peu moins exactement répété du côté du vin, puisqu'il reste, en forêt, de la vigne sauvage ; et l'honneur des bouteilles paraît tenir d'un peu plus près, sans doute, à la gloire de nos coteaux qu'aux travaux de nos mains artistes, exception dûment faite pour ce qui est champagnisé. Et, pourtant, partout, que de soins ! Quel art consommé ! Quelle docte et profonde industrie ! Quelle science du subtil et du parfait ! Que de vivantes recettes héréditaires incluses dans la conduite de chaque vin ! Tout y glorifie l'homme, sa volonté, son savoir, son esprit, ses goûts, et leur transmission régulière : ce qui présuppose la famille, le foyer et la maison, puis le rempart, la loi et l'État. Un malheureux sociologue anglomane, nommé Demolins, voulait que la culture de la vigne nous eût irrémédiablement ensemencés d'esprit révolutionnaire ! Il n'avait pas réfléchi à tout ce qu'elle impose de vie sociale hiérarchisée, ni au vif témoignage qu'elle doit rendre aux profondeurs de l'ordre et du génie humain. Personne ne peut être plus anti-communiste que le vigneron conscient et organisé.
Il sait que son vin ne se trouve pas plus que le pain à l'état de nature. Il faut le faire. Il faut donc en passer par les grandes lois de l'action.

Qui voudra réfléchir avec liberté d'esprit à ces choses antiques en retrouvera de plus vénérables encore, et celles-ci pourront lui en révéler d'assez neuves.

Après tout, le pain et le vin concentrent et résument dans un double cas très voyant un fait universel. Qu'est-ce donc que l'homme trouve, dans la nature, qui soit tout fait ? Quelques divagateurs croient répondre en disant :

Parbleu ! C'est que nous avons pris de mauvaises habitudes. C'est que la Société nous a gâtés. Autrefois, la Nature était beaucoup plus généreuse !

– Oui, de glands. Et tous n'étaient pas mangeables. D'autres étaient trop haut perchés, ou perdus dans l'herbage. Il fallait dresser des enfants ou des animaux pour les recueillir et c'était un premier commencement de travail humain, donc social, et déjà divisé !

Voilà donc un des rares points où nos anciens auteurs se soient trompés. Poètes, philosophes, juristes, assurent que, primitivement, tout était commun entre les hommes. Quoi, « tout » ? Ce « tout » faisait bien peu de choses ! Des matières premières et extrêmement éloignées de ces produits demi-finis, sur lesquels s'acharnent les efforts, les labeurs, les espoirs de créer du comestible et du combustible utile. Ce « tout » primitif ne ressemblait en rien à ce qu'est l'herbe pour la brebis ou la brebis elle-même pour le loup. De tels animaux, oui, l'on peut dire qu'ils jouissent en communauté de premières proies naturelles, à s'ingérer telles quelles, immédiatement. L'homme, non. Tous les véritables biens de l'homme ont commencé par sortir de lui, fabriqués par lui, profondément marqués à son seing et à son image.

Avant que l'homme y eût mis sa main, il existait des matières confuses, que personne ne disait siennes, que personne ne désirait, ne disputait. Après le passage et l'ouvrage de cette savante main, une carrière nouvelle s'ouvre, l'objet sorti de la nature est entré dans l'humanité, où il est devenu objet d'amour et de trafic, objet de désir et de lutte. On lui monte la garde pour l'employer ou l'échanger, ou le conquérir ou le disputer au conquérant. La conquête à main armée naît de la production ouvrière et marchande, bien loin de lui être opposée comme l'on cru les nigauds du marxisme. Si la nature produisait des biens qui leur fussent communs, les hommes ne se battraient pas entre eux. Est-ce que les loups le font ? C'est que les loups ne peuvent pas se disputer des produits qu'ils ne fabriquent pas.

Cette fable socialiste et communiste est donc la plus fausse du monde. Mais personne ne la mettait en doute hier. On y croyait. On croyait même que l'homme ouvrier, maître de son âme, de son travail, de ses outils, n'avait désormais plus à se soucier d'aucune activité combattante, que ce fût pour lui ou contre lui…

L'expérience a prononcé. Elle est dure. Non seulement l'industrie mère putative de la Paix, est devenue le premier propulseur de la guerre, mais elle qui approvisionne les champs de bataille nous refuse formellement cet aliment parfait, ce breuvage supérieur qui la mobilisait et la réquisitionnait tout entière. Ni pain, ni vin ! C'est le coup le plus dur et le plus direct. Nous en souffrons un déshonneur qui atteint plus loin que nos corps. En deviendrons-nous plus sensibles au sens mystérieux de nos lois naturelles ?

Au risque de revenir sur nos pas, entr'ouvrons un vieux livre trop peu connu pour que l'on craigne de l'exhumer quand cela peut servir.

« Qu'est-ce que mange l'homme quand il mange du pain ? Il mange de l'homme.

« Que boit l'homme dans le vin ? De l'homme encore. L'homme mange l'homme sans cesse, et seulement de l'homme. Son anthropophagie ancestrale n'a pas décru ni disparu. Elle s'est transformée. À la chair humaine elle a substitué du travail humain. Hormis l'air que nous respirons, nul aliment n'est absorbé qu'arrosé de sueurs et de larmes humaines. C'est seulement à la campagne que l'on peut approcher d'un ruisseau ou d'une source et boire l'eau du ciel que notre terre a distillée dans ses antres ou ses rochers. Le plus sobre des citadins boit l'eau verdunisée que l'on a soumise à un traitement général où toute la police urbaine est intervenue après de grands frais de captage et d'adduction. Beaucoup exigent même d'une eau particulière mise en bouteille, cachetée, transportée et ainsi témoignant du même effort que le plus précieux élixir. Retournez aux champs, cueillez cette grappe ou ce fruit : la souche, l'arbre ont demandé d'interminables cultures, la tige a été greffée, la semence, par les sélections qui la classent, porte dans son secret un tel capital de labeurs successifs qu'en mordant à la pulpe vous mordez à même la chair et le suc de myriades d'êtres humains.

« Les races d'animaux ont été apprivoisées et domestiquées pour fournir à la table et au vêtement. Ce n'est pas la Nature qui nous les donne, la Nature ne nous contente jamais. C'est contre elle que rêve notre tristesse et qu'elle invente apprêts sur apprêts. Il ne suffit pas de tondre la laine, elle devra, être tissée par la ménagère, la servante, la machine : il ne suffit pas d'abattre le bétail et de le découper : sans parler de l'immense royaume de la chair-cuiterie, la viande fraîche doit passer par le feu. Une époque d'histoire qui n'est pas très récente est celle d'Attila : on estimait ses guerriers grotesques, bruts, barbares, parce qu'ils mangeaient leur viande crue ; les habitants de l'extrême-nord américo-européens sont moqués par le surnom de mangeurs de poisson cru. Ces dérisions donnent à penser qu'il est jugé inadmissible qu'on ne fasse pas cuire son gibier de terre et d'eau. Ni animal ni végétal, presque rien ne compte sans les préparations de la flamme. La terre même est construite, fabriquée, humanisée aussi ; ses prairies, ses vergers, ses jardins et ses champs traités par les engrais et les assolements. Partout s'interpose le même médiateur, le travail des hommes, entre la nature lointaine et les corps qu'il faut nourrir, abreuver, couvrir, d'un habit ou d'un toit.

« Une conséquence s'ensuit :

« La nature est immense, ses ressources infinies. Mais on voit abonder infiniment moins ce que l'homme ouvrier réussit à fabriquer et à offrir ainsi à l'usage de l'homme. Toute la difficulté vient de là ! Et ce n'est rien dire que d'objecter que le café soit jeté à la mer par les Brésiliens ou le blé par les Argentins, quand il s'agit de satisfaire les gens de Clermont-Ferrand, de Nice et de Lyon.

« Les produits utiles sont définis par les besoins, les habitudes, les commodités, les désirs. Les produits naturels n'y correspondent que dans une mesure infime. Restent les artificiels. Plus rares ! C'est pourquoi on se les dispute. De là, entre les hommes, un esprit de rivalité et de concurrence. Le festin est étroit : tout convive nouveau sera regardé de travers, il verra du même œil les personnes déjà assises.

« Le consommateur qui survient, apporte un appétit de plus. Il est redouté, en sus, comme un être de proie et conquérant éventuel. L'homme passe sa vie à craindre d'être dépouillé ; celui qui n'est pas déprédateur de carrière garde l'idée de rapine inscrite dans ses entrailles et le génie de la conquête dans son sang.

« L'homme qui regarde l'homme l'imagine conquérant ou conquis, vainqueur ou vaincu. Il ne serait pas social s'il n'était pas industrieux. Mais le fruit de son industrie lui paraît si beau, si rare, si nécessaire qu'il limite sa société et qu'il en interdit le seuil, l'épée à la main. La défense de ses biens ou leur pillerie, c'est toute l'histoire du monde »

Non, ce n'en est que la moitié, réplique le même vieux livre 1 que je résume ou paraphrase : il importe très peu d'en renier l'auteur : c'est moi-même.

Il ajoute :

« L'industrie peut expliquer les haines féroces entre nos pareils. Mais elle explique également leurs concordes, leurs amitiés, leurs affections. Quand Robinson vit le premier pied humain imprimé sur le sable, il eut peur, il pensa : voilà celui qui mangera mon bien et qui me mangera. Quand il eut découvert le faible Vendredi, pauvre sauvage inoffensif, il se dit : voilà mon collaborateur, mon client et mon protégé. Je n'ai rien à craindre de lui. Il peut tout attendre de moi. Je l'utiliserai.

« Et Vendredi devient utile à Robinson qui le plie aux travaux les plus variés, il lui rend des services infiniment supérieurs à ce que coûte son entretien. Le solitaire de la veille s'enrichit de son acquisition et tous deux, l'un par l'autre, s'élèvent, se cultivent, se civilisent.

« Cette rencontre et cet accord de deux individus adultes, pour fonder une société, n'est qu'un rêve de « société par contrat » comme on en inventait au XVIIIe siècle. En fait, c'est la famille qui a été la première société. Mais l'industrie a beaucoup servi à fixer la famille. Autour des enfants engendrés de lui, le chef voit accourir des fugitifs, des suppliants faibles et dénués, qui viennent offrir leurs bras et leur travail ou même leur personne entière, en échange d'une protection, d'un abri, pour ne pas mourir. Ces adoptions naturelles valurent généralement ; elles accrurent la famille. Mais il lui vint un autre genre d'accroissement par le moyen de la guerre. La guerre, qui fait dire que l'homme est un loup à l'homme, finit par renverser le dur aphorisme : ceux qu'elle ne tue pas sont sauvés, ceux qui sont sauvés sont asservis, et ce cérémonial qui institue théoriquement cette servitude marque l'immense prix que l'homme barbare peut attacher, lui-même, à l'être, à la vie, au labeur de son frère enchaîné.

« Tu m'étais un loup tout à l'heure, mais, quand j'ai vaincu le loup, je le tue, car il pourrait me porter de nouveaux préjudices. Or, toi qui es un homme que j'ai couché et blessé sur le sol, tu ne m'es plus un loup, tu m'es comme un dieu maintenant. Que me ferait ta mort ? Ta vie peut devenir une source de biens. Lève-toi, je te panserai. Guéris-toi et je t'emploierai.

« Moyennant quelques précautions prises contre un retour de tes forces et contre les souvenirs de ta liberté, je te traiterai bien pour que ton inestimable travail me soutienne, et pour qu'il me devienne une force, et pour qu'il soit inscrit et figuré entre mes meilleurs biens.

« Ainsi, aux âges les plus rudes – et les portes mêmes de la mort à peine évitées – il se fait une ébauche de réciprocité de services ! Combien dès lors cette même réciprocité devra être forte et saine au cœur de la vraie famille laborieuse ou de ces groupes de vraies familles que forment les États naissants ! Là, l'ordre du labeur primordial, qui permet de semer le blé et de tailler la vigne, commence par imposer une forme d'amitié qui s'appelle justice : elle donne à chacun ce qui lui revient et elle se termine par une charité où l'on traite autrui comme soi-même, où l'on oublie de distinguer entre le tien et le mien. Là, toute guerre est reléguée au delà du rempart : plus la guerre est violente à l'extérieur, plus la camaraderie veut être étroite et généreuse à l'intérieur. Enfin, là naît, grandit et devient peu à peu consciente la fraternité historique des jeunes nations… »

Faut-il épaissir et colorier les lignes d'un maigre schéma ? Faut-il spécifier ce que ce trait d'histoire du monde, simple chaîne de causes et d'effets, ne prétend rien justifier, mais exposer et expliquer ? Sans dire : cela est bien ni mal, on dit : voilà ce qui est. Entendez et amplifiez les merveilles de la petite nation, cité antique ou médiévale, formez en de vastes empires, la règle dégagée restera la même : ni moisson, ni vendange ne sont tranquilles, et le pain n'est pétri, et le vin n'est tiré qu'à la condition d'une communauté qui les enveloppe, d'une amitié qui retienne et unisse ses membres et d'un rempart que l'ennemi du dehors n'ait pu démolir.

Il peut bien arriver, quelque jour, que des esprits fantasques édifient un rempart pour l'amour du rempart sans lui donner rien à défendre. Mais l'inverse n'existe pas : un bien fragile et précieux, une richesse digne d'agression, un travail productif qui peut être troublé et rançonné, cela ne s'est jamais vu que défendu, gardé, abrité ou bien détruit, capté, enlevé. Si donc, l'homme est naturellement confiant et ami de l'homme, si Dieu comme dit Bossuet, a mis premièrement dans son cœur la bonté, il a aussi ses raisons d'être misanthrope, défiant et amer. Sa destinée semble l'avoir soumis à des précautions laborieuses et défensives, faute desquelles il ne mange pas, pas même de pain sec, toujours trop cher et vite hors de prix. Il ne boit même pas une eau pure sans la payer des mêmes peines et des mêmes efforts. Telle est ce que l'on peut appeler en termes politiques sa Constitution. Peut-on la réviser ? Je le crois. Mais au Parlement des Planètes.

Charles Maurras
  1. Il s'agit de Mes idées politiques. (n.d.é.) [Retour]

Texte paru dans Candide le 22 avril 1942, repris en volume en 1944 aux éditions du Cadran.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF.

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.