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Les Conditions de la victoire — I

Contre les murmures1

26 août 1914

Il court de beaux récits de l'héroïque endurance de nos blessés. Si nous voulons bien raisonner sur n'importe quelle question, commençons par lire ces Actes magnanimes. Celui-ci remuera le meilleur de chacun de nous ; il m'est parvenu hier soir de la frontière :

Un convoi de blessés arrive à l'ambulance tenue par les Dames de la Croix-Rouge. Il y a là trente chasseurs à pied dont le bataillon vient de repousser, après un violent combat, une troupe très supérieure en nombre. Ils sont précédés de cinquante prisonniers allemands dont plusieurs sont également blessés. Parmi ces derniers se trouve un malheureux Alsacien auquel un projectile français, hélas ! a fracassé la jambe. Son caleçon est inondé de sang et le pauvre garçon se console en disant : « C'est presque un pantalon rouge. »

Il me semble qu'en méditant l'exemple donné au loin, en tendant énergiquement les esprits dans la direction des beaux jeunes gens déchiquetés par la mitraille, amputés par la chirurgie, et qui serrent les dents pour guérir ou mourir sans bruit, il serait moins difficile d'avoir le silence à Paris ; peut-être même serait-il possible d'y faire comprendre que les plus grands blessés ne crient pas toujours le plus haut.

Certains hommes d'une réelle capacité, beaucoup d'autres dont la capacité est moindre s'appliquent depuis quelques jours à critiquer la mesure dans laquelle le pays est bien ou mal renseigné sur la guerre. Le trop, le pas assez et le juste milieu se trouvent ainsi dosés, pesés, contre-pesés en d'illustres balances sur lesquelles chaque docteur expose de combien de manières il a raison d'être mécontent, raison de le montrer et finalement de le dire : c'est tantôt leur patriotisme qui saigne et tantôt leur logique, tantôt même leur sens commun. Ne pouvant critiquer les opérations militaires insuffisamment définies, ils censurent le travail de style qui nous en rend compte, et toute objection que suggère leur cerveau ou leurs nerfs est couchée par écrit pour montrer que leur tête est forte ou solide leur cœur. La démonstration, je l'avoue, ne me convainc pas. Elle serait meilleure s'ils savaient opposer un peu plus de calme aux malaises. Fût-on agacé, irrité et blessé mille fois plus profondément, il serait beau et digne d'attendre avec patience afin de juger sur pièces définitives.

Certes, il ne faudrait pas se contenter d'écrire ou de parler, et il faudrait crier, agir si les interventions de cet ordre étaient de nature à améliorer quoi que ce soit. Mais on vient d'en faire l'expérience, les coupables l'ont même avoué : ce courant de critiques vaines et vagues n'a fait qu'aggraver la situation. Les rédactions jugées mauvaises sont devenues pires, et les comptes rendus qui étaient un peu gauches ont été déclarés ensuite tout à fait maladroits, chaque correctif suggéré ou exigé de gauche et de droite ayant abouti à produire des impressions plus fausses que les premières. Sans doute les hommes qui, appartenant à l'oligarchie du régime, ont leurs grandes et petites entrées dans les Ministères pourraient, en s'y prenant avec un soin extrême et une discrétion scrupuleuse, demander, obtenir de réelles améliorations. Seulement, il faudrait intervenir avec tact, prudence, légèreté de main et surtout s'abstenir de crier son nom ou même de le dire. Mais quoi ! l'habitude est plus forte ! Si les Chambres étaient réunies, on verrait ces messieurs à la tribune : ils n'ont que les journaux, ils s'en servent avec l'inconscience de l'automatisme et de la manie. Quant à redouter des sanctions, ils sont au-dessus de telles misères. Avec une superbe qui ne lui était probablement pas perceptible, l'un d'eux, dans un procès fameux, répondait doucement à un témoin qui le menaçait de la loi : « S'il existait des lois qui me fussent applicables… 2 » Jusqu'à la preuve du contraire, je demeure persuadé qu'il n'y a point de loi applicable à M. Clemenceau, ni à M. Pichon, ni à M. Gervais. Les lois sont pour le Peuple maigre, ainsi qu'on disait à Florence ; ces messieurs sont du Peuple gras. La presse leur sert de tribune, nul pouvoir non pas même l'état de siège, nulle autorité non pas même le salut public, ne peut les empêcher d'installer sur cette tribune de papier un tremplin d'où ils comptent rebondir dans quelque ministère en projet. C'est leur jeu naturel, c'est leur art et c'est leur talent… Sembat, dans Faites un Roi, a déjà expliqué comment d'anciens ministres demeurés ministrables ne peuvent s'employer de bonne foi à éclairer, ni à conseiller les ministres qui les ont supplantés : tout ce qu'ils peuvent faire, c'est d'essayer de leur succéder. — Même en temps de guerre ? Même devant l'ennemi ? — Hélas ! Voyez. Et voyez comme nous voyons : sans récriminer. Ce gouvernement d'opinion est à tout instant menacé de mort par l'opinion qui l'a créé. Mais il est le gouvernement de la France envahie : que pas un mot, que pas un murmure venus de nous n'aident à le rejeter dans le gouffre natal !

Jamais notre paix intérieure n'a été plus digne d'être appelée le premier des biens. Jamais il n'aura été plus utile de tenir les bons citoyens en accord. Les mauvais le troublent ? Eh ! qu'ils le troublent tout seuls ! Blessés souvent à la surface de nos opinions, de nos appréhensions, de nos préjugés, de nos soupçons ou parfois même (tout se peut) dans les profondeurs de nos certitudes, blessés, dis-je, ne crions pas. Soucieux, alarmés, ne murmurons pas. D'autres là-bas, se taisent, qu'on entaille à des profondeurs autrement cruelles !

Charles Maurras
  1. Écrit aux premières rumeurs de nos grands échecs de Belgique. [Note de 1916, dans le premier volume des Conditions de la victoire, où cet article est recueilli. Nous négligeons de reproduire la rubrique « Les réponses de nos amis ». (N. D. É.)] [Retour]

  2. Ludovic Trarieux, dreyfusard et premier président de la Ligue des Droits de l'homme, il a prononcé ces mots dans le cadre de l'Affaire, au procès de Rennes. (N. D. É.) [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 26 août 1914.

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