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Les Conditions de la victoire — I

L'Allemagne au-dessous de tout

23 août 1914

La loi est dure, mais éternelle : toutes les fois qu'une civilisation affronte une barbarie, la barbarie, même succombante, blesse la civilisation. Il faut s'y résigner ou consentir à une extrémité autrement effroyable, la victoire pure et simple de la barbarie.

Sans doute les civilisés ont le devoir très strict de faire effort pour rester eux-mêmes et dignes d'eux-mêmes, pour maintenir la supériorité de leur cause qui forme leur titre moral à la victoire matérielle ; mais il n'est pas moins obligatoire, il l'est beaucoup plus, d'éviter d'être dupes ! La duperie ici serait une bien sanglante sottise puisqu'elle mettrait au tombeau des armées immenses, unique sauvegarde de grandes nations. Jamais le salut public n'a imposé plus fermement sa suprématie. La nature des choses nous impose, sous peine de mort, de prendre les moyens nécessaires et suffisants pour notre défense. Mais cet honneur du nom français, sans lequel nul ne se résout à concevoir la vie de la France, interdit d'appliquer littéralement le talion des sauvageries allemandes.

Les uns donc parlent de représailles, et, comme le faisait le général Humbel l'autre jour, ils demandent qu'une note énergique du commandement français au quartier général ennemi l'avertisse de la ferme résolution de ne laisser aucune cruauté impunie.

Mais les autres protestent. Ils protestent d'ailleurs avant qu'aucun fait de représailles se soit, je ne dis pas produit, mais esquissé. Et ce sont des actes tout contraires qui ont eu lieu à chaque instant avec un raffinement de magnanimité presque exagérée. Nous avons cité le cas d'un général invitant à sa table un officier Uhlan prisonnier. Au même instant, la Libre Parole relevait, d'après le compte rendu du conseil général des Deux-Sèvres, qu'à Niort les internés austro-allemands étaient traités comme des hôtes de distinction.

La moindre infraction aux règles de notre courtoisie est très vivement relevée. Ainsi, à Montpellier, des cris déplacés, poussés sur le passage des prisonniers allemands, ont provoqué une très belle et très noble protestation du général commandant d'armes… Non, non, les révolutionnaires ont beau s'échauffer, l'autre excès n'est pas à craindre. Le gouvernement lui-même le craint si peu qu'une note officielle, parue hier, avertit qu'on ne saurait « conserver vis-à-vis de nos adversaires actuels la générosité chevaleresque qui, jusqu'à ce jour, était de règle entre les soldats. Le temps de la guerre en dentelles est passé ». Cette espèce de faire-part du décès de l'antique fraternité des armes, cette lettre de deuil de la chevalerie émanée du Ministre de la guerre de la République française constitue un rappel à la réalité et à la plus dure, à celle de nos jours et de notre temps.

L'histoire dira que la dernière guerre en dentelles, vive mais élégante, a été menée de 1908 à 1914, à l'intérieur de la France, par les adhérents de l'Action française, soucieux d'atteindre leur but national, sans rien détruire de précieux, sans rien casser d'irréparable. Nous opérions dans la Patrie, nous savions quels ménagements nous imposait son sol sacré. Mais nous savions aussi que la prochaine guerre extérieure serait terrible et que les horreurs qui nous seraient faites imposeraient aussi d'implacables ripostes. Ces vérités se dégageaient pour nous d'un simple regard promené sur un univers où le perfectionnement des biens scientifiques et industriels a été accompagné du recul religieux et moral qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, sinon du Moyen Âge, a été constant.

Au fur et à mesure que les passions sont moins réfrénées, les objets de désirs, tout ce que les passions tendent à posséder et à utiliser, sont devenus plus divers et plus désirables : du fait de la rapidité croissante des communications, chacun un peu partout commence à savoir fort bien où se trouve, en chaque ordre et sous chaque ciel, le meilleur : comment les riches plaines belges, comment l'incomparable variété du territoire français auraient-elles échappé aux convoitises des barbares ? Il y a dix-huit ans, un de mes amis, réfléchissant aux destinées de la Toscane, s'accusait, comme d'une véritable folie, d'avoir noté comme un contraste la suavité du paysage florentin et la rude physionomie de la ville. « C'est cette douceur du pays qui fit courir aux armes… C'est elle qui forma l'appareil guerrier de ces murs. Lorsque le paradis régnera sur la terre (et mon ami songeait au paradis matériel de Karl Marx) comptez, disait-il, que toutes les maisons seront fortifiées comme les palais de Florence, car tout le monde aura beaucoup à perdre et à gagner. » 1 Nous n'en sommes pas encore à ce paradis-là. Mais c'est bien pis : nous traversons une époque de paradoxes où les plus puissants organes de la force se trouvent au service de la nation la moins capable de l'employer, car elle est la moins dégrossie, le peuple retardataire par excellence et qui fut toujours le traînard de la civilisation. Tout était à craindre de lui au premier conflit, et les conflits ne paraissaient pas évitables : il les cherchait. Écoutez, disions-nous et n'avons-nous cessé de dire à nos concitoyens depuis que nous tenons la plume, écoutez ce que chantent les Allemands : leurs paroles d'orgueil publient que leur race est la première du monde, mais elles font comprendre que le contraire est vrai, c'est l'Allemagne, l'Allemagne qui est au-dessous de tout.

En France, nous craignons de tomber dans le voisinage de sa bassesse par la nécessité où elle nous a mis de lui rendre plaie pour plaie. Mais la plus grande erreur que nous puissions commettre serait ici de céder à notre vieille pente gauloise et de nous former en deux camps selon que nous serions d'un avis ou d'un autre sur le degré et la mesure des représailles françaises. Des camps, des partis sur la question de savoir ce qui doit l'emporter de la patrie française ou de l'honneur français ! Comme si un choix s'imposait ! Comme si de justes mesures ne pouvaient les concilier ! Il devrait suffire en pratique de faire généreusement confiance aux autorités responsables, quelles qu'elles soient, puisqu'elles ont pour agents d'exécution des militaires de sang français. Et théoriquement, si les théories importent encore, il suffit de bannir du code de nos représailles un acte de barbarie quel qu'il soit. Mais les représailles loyales sont toutes absolument de droit contre un ennemi déloyal.

Charles Maurras
  1. Anthinéa, « le Génie toscan », 1897. [Note de 1916 dans le premier volume des Conditions de la victoire où cet article est recueilli. Nous négligeons de reprendre la rubrique « Les réponses de nos amis ». (n. d. é.)] [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 23 août 1914, repris dans le premier volume des Conditions de la victoire.

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