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Les Conditions de la victoire — I

Vers Strasbourg1

18 août 1914

Cette descente de la Bruche 2 ! Cette occupation du Donon 3 ! Cette direction de Strasbourg prise par nos corps avancés quand la mobilisation n'est pas encore achevée à l'intérieur du pays ! De nouvelles plus douces, de sons plus enivrants à l'oreille française, on n'en peut concevoir pour les hommes grandis dans l'espoir et le désespoir, dans le souvenir et dans le désir de Strasbourg et de Metz, de l'Alsace et de la Lorraine, dans ce regret et cette idée fixe d'une France enfin complétée 4 !

C'est à cela que vont manifestement nos armées… Non, ne nous grisons pas, mais, Français de toutes régions, prenons conscience de la grave échéance historique. Presque aussi loin que peut remonter ma mémoire, j'aurai vécu tant en Provence qu'à Paris dans l'étroite amitié de familles originaires des pays annexés ou nées au bord de l'abominable frontière artificielle qui tranche nos Vosges : ces exilés, ces amputés rayonnaient autour d'eux les passions qui nous ont soutenus quarante ans et qui trouvent enfin à se satisfaire. Il y a quatre étés, en compagnie d'un ancien officier supérieur du génie, grand ami de l'Action française, j'ai gravi cette espèce de chemin de croix nationaliste qui s'élève de Strasbourg à la Saale, à travers vignes et sapins, par le plus beau soleil 5, la plus douce campagne et les plus sombres souvenirs de l'histoire du monde. Mon guide qui en savait tous les détails me les confiait pas à pas. Mais, depuis ces quinze derniers jours, quel coup de lumière magique à travers les deuils de celle lointaine montée !

C'est un bonheur physique, c'est une paix pour le cerveau de se dire que nos couleurs flottent gaîment par toutes ces pentes, que notre poudre y parle, que notre épée y luit, qu'elle avance, qu'elle court peut-être vers la ville au grand cœur où la nationalité de l'Alsace s'exprime si limpidement, par l'aspect ahuri qu'y revêtent les produits et les importations d'Allemagne, répudiés par le merveilleux Strasbourg médiéval, honnis par l'élégant et fin Strasbourg du XVIIIe siècle ! Il faut voir Strasbourg pour sentir toute l'intensité de ses droits sur la France, des droits de la France sur elle. Mais il faut vivre en ces jours d'août 1914 pour savoir ce que vaut, dans l'histoire de l'homme, un ferme espoir de fidélité enfin couronné.

Le canon de 75

Nous avons reçu la lettre suivante :

Il y a quinze ans, le général de Gallifet, qui était alors ministre de la Guerre, disait du haut de la tribune du Palais-Bourbon : « Messieurs, vous ne saurez jamais la reconnaissance que vous devez au général Deloye. » Les merveilleux effets du canon de 75 qui terrifie les troupes allemandes, permettent aujourd'hui de juger l'œuvre géniale accomplie obscurément par ce grand serviteur du pays qui s'appelait Félix Deloye et qui est mort il y a cinq ans… Lorsque le général de Gallifet rendait cet éclatant et solennel hommage au général Deloye, celui-ci était directeur de l'artillerie au ministère de la Guerre.

Peu de semaines après, le général André remplaçait le général de Gallifet, et son premier soin était d'éloigner le général Deloye du poste où il avait rendu d'inappréciables services. Les ennemis de l'armée ne pardonnaient pas au général Deloye sa noble attitude dans un procès fameux… 6

Nous avons, en de nombreuses circonstances, rendu à l'éminent constructeur du canon de 75 les hommages que nous devions à sa personne vivante, ensuite à sa mémoire ! Quelqu'un qui lui tenait de près nous a fait l'honneur de nous en remercier. Mais les mérites du général Deloye, qui construisit et mit en service le canon de 75 sont d'un ordre, ceux du général Mercier qui avait choisi, adopté, imposé le même canon, sont d'un autre ordre, comme les mérites du colonel Déport, le premier inventeur, sont d'un autre ordre encore. Tous les trois doivent être associés dans la juste gloire 7. Le mot de Gallifet et les applaudissements de la Chambre ont défini et consacré la gloire du général Deloye.

Tant que nous n'aurons pas obtenu la même reconnaissance pour le général Mercier, nous la réclamerons sans cesse, avec une grande pitié pour ceux que les passions politiques rendent iniques ou ingrats pour un général royaliste.

Une note publiée dans un journal du matin ajoute à ces faits connus des précisions qu'il faut utiliser et des imprécisions qu'il faut dissiper. Il n'est pas exact d'écrire que « ce canon merveilleux fut adopté par nous on 1895 ». Le canon de ce type est connu sous le nom de « modèle 1897 ». Et l'époque de son adoption remonte au moins à avril 1894, c'est-à-dire à l'époque à laquelle le général Mercier était ministre de la guerre.

La note déclare qu'en 1898 (ou 1897 ?) il n'existait encore « qu'une demi-douzaine de batteries de 75 », car « l'adoption n'en avait été décidée qu'en principe et en cas de besoin ». Outre qu'une décision de principe était assez nécessaire à l'exécution, on ne nous dit pas d'où venait le retard de cette exécution. Nul ne saurait l'attribuer au général Deloye : mais, de 1894 à 1897, si le directeur de l'artillerie n'avait pas changé, le ministre de la guerre avait été remplacé dès janvier 1895. « L'influence prépondérante » du général Mercier cessa de se faire sentir et l'orientation allemande de notre politique extérieure, accusée en juin suivant par la visite de Kiel 8, rendait tout le monde officiel sceptique sur la nécessité d'armer contre l'Allemagne.

Heureusement, poursuit la note à laquelle nous faisons allusion, le général Billot, ministre de la guerre en 1896, fut prévenu par les voies les plus détournées que l'Allemagne construisait un matériel d'artillerie nouveau. Malgré les dénégations de Picquart 9, alors chef et chef incapable du bureau des renseignements,la nouvelle fut confirmée : Picquart, disgracié fut envoyé aux confins tunisiens et, avec un zèle auquel nous avons rendu hommage en temps utile, le général Billot, patriotiquement soutenu par M. Méline, fit procéder à la construction rapide du matériel que le général Mercier avait fait adopter mais dont la mise en service avait été suspendue par l'anarchie, l'ataxie et la discontinuité du régime : ce fut seulement en 1900 (rappelons ce détail déjà donné par nous) que toute l'artillerie se trouva pourvue du matériel de 75.

Cet exposé découragera-t-il les velléités d'une injustice et d'une ingratitude qui seraient scandaleuses ? Le général Mercier est un de ces Lorrains qui ne se soucient pas de paroles, mais d'actes. Ses actes subsistent, et leurs conséquences foudroient l'invasion allemande. Une décision prise par lui il y a vingt ans sauve, de nos jours, la Patrie. Cela lui suffit. Je me demande seulement si le témoignage des faits, si éloquent soit-il, peut suffire aux besoins de la gratitude française.

Charles Maurras
  1. Ce titre est celui de l'article entier lors de sa reprise en recueil dans le premier volume des Conditions de la victoire en 1916. Dans L'Action française, il est le titre de la première partie seulement. Divers détails diffèrent entre les deux textes de la seconde partie de l'article, sans modifier le sens — une citation de la « note publiée dans un journal du matin » en particulier a été supprimée au profit de mentions plus courtes de son contenu ; nous conservons la version retenue par Maurras en 1916. (n. d. é.) [Retour]

  2. La Bruche est une rivière née dans les Vosges, qui conflue avec l'Ill à la lisière de Strasbourg, c'est un sous-affluent du Rhin. (n. d. é.) [Retour]

  3. Le plus septentrional des grands sommets des Vosges. Les troupes françaises prennent le Donon le 14 août 1914. Ils en seront chassés le 21 août 1914 par les Allemands. Ceux-ci transformeront ensuite le massif en une plaque tournante assurant le ravitaillement de la ligne de front. (n. d. é.) [Retour]

  4. Rappelons que l'Alsace et la Moselle avaient été annexées par l'Empire allemand après la guerre de 1870. (n. d. é.) [Retour]

  5. Le commandant Picot me dit qu'à la descente de Saale à Saint-Dié nous eûmes la pluie battante. N'empêche, à la montée, le joli soleil ! (Note de 1916.) [Retour]

  6. Ce paragraphe est bien entendu une allusion à l'affaire Dreyfus. (n. d. é.) [Retour]

  7. Le 19 août, nous rappelâmes la part qu'avait prise à la construction du 75 le général Sainte Claire Deville, le 20 août nous rendîmes hommage au colonel Rimailho ; plus tard au commandant de Pistoye. Le choix du canon Déport reste l'œuvre personnelle du général Mercier. (Note de 1916.) [Retour]

  8. La participation de bâtiments français à la revue navale dans le port allemand de Kiel, en 1895. (n. d. é.) [Retour]

  9. On sait que Picquart était dans les rangs dreyfusards ; à l'époque à laquelle Maurras fait référence ici, 1896, Picquart dirigeait le Deuxième bureau, poste où il a eu un rôle essentiel dans la réouverture du dossier d'Alfred Dreyfus. (n. d. é.) [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 18 août 1914, repris dans le premier volume des Conditions de la victoire.

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