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Le Pape, la Guerre et la Paix

Le Pape, le Guerre et la PaixÉpilogue
Action et raison

Ainsi adjurions-nous… Monsieur Pichon ! Monsieur Pichon ! Autant en emporte le vent. Ni la douce clarté du parler de France, ni l'éclat dur des bonnes raisons ne font écouter, je veux dire écouter efficacement. Écrivains, même lus, à chaque appel nous mesurons combien est médiocre l'action d'une pensée, même estimée, sur les ressorts réels de ces pouvoirs publics qui n'existent pourtant que par leurs vieilles étiquettes de « gouvernement de l'esprit » ou de « l'opinion », de la « discussion » ou de la « raison ! » Aucun système n'est aussi imperméable à ce qui n'est que de l'esprit ! Tant de jours et de mois après les sages études de MM. Fernand Laudet et Lazare Weiler pour le rétablissement de l'ambassade au Vatican 1, leurs raisons ne sont pas mieux ouïes que les nôtres. Et, si les faits qui devraient se faire ne se font pas, les idées qui ne devraient plus être continuent leur incorrigible et stupide ronde. N'en doutons pas, sitôt qu'il pourra replacer son originale antithèse, M. Pichon se hâtera d'opposer la force au droit ou parlera latinité ainsi qu'un Barbare germain. Quant aux idées vraies, qui nous étaient données jadis pour d'invincibles forces, leur fragilité n'est égalée que par l'énorme résistance des erreurs passionnées ou intéressées que soutiennent, qu'épaulent leurs propres parasites. Dès lors l'effort spirituel apparaît d'une inanité immense et tout semble livré à la parole creuse, masque retentissant des pouvoirs de l'Or et du Fer.

Cette amère évidence peut toutefois conduire à de bonnes comparaisons.

… Dans les premiers temps de la guerre, une famille amie de la mienne fut désolée. Son chef, fonctionnaire de la République en Orient, homme d'une rare vaillance, était retenu par les Turcs. Ce n'était pas un prisonnier ordinaire. Un acte d'indépendance accompli par devoir avait aggravé son cas, un procès correctionnel lui avait été intenté. Ce procès pouvait se solder par une amende de quelques francs ou tourner à la turque, on ne sait jamais dans ce pays-là.

Le captif qui tenait de l'otage n'avait pas été laissé à Beyrouth, fenêtre ouverte sur la mer. On l'avait conduit à l'intérieur, à Damas si je ne me trompe. Les siens étaient inquiets. Chacun jugea pressant de tout essayer pour le tirer de là.

Je m'informai. On assurait qu'auprès de la Porte rien n'était tel que la Compagnie de Jésus et le Sacré Collège. La filière m'étonna un peu. Je la suivis pourtant. Un théologien illustre fixé à Rome, à qui il m'avait suffi d'exposer cette juste cause, voulut bien se rendre au Vatican, d'où l'on écrivit à Constantinople ; très peu de semaines plus tard je ne sais quelles décisions du Grand Turc élargirent mon prisonnier et le firent passer à Alexandrie, puis en France où chacun fit fête à son courage et à son bonheur. Un court billet de Rome m'avait prévenu de l'effort de miséricorde traditionnelle si rondement mené par l'entremise de trois bienfaiteurs augustes (pas un de plus) dont le premier est un cardinal français que je n'ose pas découvrir et le dernier. monseigneur Dolci, délégué apostolique auprès du Sultan, l'impulsion médiane ayant été donnée par S. É. le cardinal Gasparri, secrétaire d'État de S. S. Benoît XV.

Les faits du même genre ont cessé d'être rares, et l'on imagine que je n'ai point le cœur de mentionner sans une gratitude immense les généreux émules du Saint-Siège dans cet élan d'humanité et de charité, il convient de sentir qu'à Madrid, à Genève, à New York les intentions ont été les mêmes qu'à Rome. Ce jeune roi honnête homme, ces républicains de Suisse et d'Amérique ont allumé leur zèle sur les mêmes autels de douleur ou de sympathie pour les malheureuses victimes de la catastrophe du monde. Mais rois ou citoyens, autorités sociales et politiques, tous ceux qui se sont employés au service de la sainte cause souffrante, y ont dépensé ou fait valoir une influence et un crédit qui étaient gagés par des forces et par des biens sensibles à l'œil et à la main. Ils ont agi en vertu de pouvoirs matériels ou par les signes de ces pouvoirs. Pour peser avec courtoisie, mais efficacité, sur l'Allemagne, le roi Alphonse possède un beau royaume avec toutes les réciprocités d'intérêt annoncées et sous-entendues par le nom espagnol. Les hauts magistrats de la Suisse romande, si actifs et si dévoués, eux aussi, tiennent le sommet géographique de l'Europe par où peuvent venir ou être interceptées bien des commodités, ou des nécessités austro-allemandes ou turco-bulgares. Donc ils peuvent donner pour recevoir, recevoir pour donner encore, leur généreux ministère pacifique peut arguer de troupeaux, d'aliments, de denrées ; leur autorité est de même qualité au fond que les brutales forces en guerre avec lesquelles ils traitent et composent. Avec eux, on comprend, sans difficulté, les prix et les rançons d'un beau labeur compatissant.

On comprend moins comment s'opèrent au Vatican les mêmes merveilles. Quand on l'a compris, on se sent pénétré d'étonnement et de respect. Le pape n'a rien. L'immense bienfait romain se trouve accompli par des mains immatérielles, puisqu'elles sont dépourvues de tout pouvoir militaire et ne sont chargées d'aucune puissance économique. L'esprit et son prestige, et son ascendant, et ses persuasions, et sa tradition travaillent donc tout seuls. Rien absolument ne se fait que par la pensée pure. Si des trésors sont réunis pour soulager des infortunes, pour payer des enquêtes et des missions ou défrayer des fonctionnaires, cet argent provient de simples causes spirituelles. Il n'a pas été produit, mais donné. Il a été donné par amour, ou par foi, ou par espérance. Si une religion, la plus pure de l'univers, porte des résultats analogues à ceux des monarchies européennes les plus puissantes ou des plus riches autocraties industrielles et financières du nouveau monde, à leur source il n'y a qu'une aumône ou une prière. Je le dis en observateur impartial, quoique très ému.

Oui, d'une source faite de pensées et de sentiments sans mélange, substance-sœur de la méditation des sages ou de la vertu des héros, jaillissent à long flot tous les lourds éléments nécessaires à la réparation de la vie souffrante. Les éprouvés de son obédience n'ont pas cessé de ressentir l'effet matériel de l'active charité du Saint-Siège. Les peuples de la Belgique, de la Pologne, de la France, de tous les pays envahis en ont recueilli, avec des secours en argent et en nature, des milliers d'actes d'assistance et de protection plus onéreux, mais aussi plus fructueux les uns que les autres.

Dans les divers pays belligérants, les prisonniers de guerre ont été visités au nom du pape. Il aura suffi pour cela de quelques ordres donnés de haut, partout où cela était nécessaire, aux ministres locaux du culte catholique ; mais il a fallu inventer des organisations et des offices nouveaux quand il s'est agi d'amener des vivres dans les camps de captivité, d'obtenir la grâce de condamnés à mort ou de faire diminuer les peines de prison et de travaux forcés, de rapatrier les civils, de rechercher les disparus, d'établir le va-et-vient des nouvelles entre les membres des familles dispersées de part et d'autre des lignes de feu. En même temps, le Saint-Siège obtenait l'échange des grands blessés et des détenus civils, l'hospitalisation en pays neutres des petits blessés et des malades, des pères de famille, pères de trois enfants qui étaient prisonniers depuis dix-huit mois, le repos dominical pour les prisonniers maintenus. Âpre et puissante opération conçue et réussie par l'effort d'un pouvoir qui n'est que moral !

Nulle part on n'aura mieux vu l'esprit créer sa matière ou bien s'assujettir, jusqu'à un certain point, la matière ennemie : le Grand Turc se laisse toucher !

À la première Noël de guerre, le pape demandait une nuit de trêve ; mais il a échoué. Il a échoué dans ses prières pour épargner aux peuples les bombardements aériens. C'est qu'à ces points précis les nationalités modernes, condamnées à anéantir pour n'être pas anéanties, opposaient leur cri de nécessité barbare à la voix qui prolonge l'ancien esprit civilisateur de l'Europe. Alors, d'un accent de mélancolie inégalable, cette même voix, cessant de heurter les parois des Ministères et des Chancelleries, a dirigé vers le troupeau décimé des peuples sa plainte des maux de la guerre, sa condamnation des atrocités, son vœu sacré pour la conclusion rapide d'une paix juste et durable. La disproportion d'un tel vœu n'en brisa jamais l'espérance. Le pathétique appel ne sembla point jailli du cœur d'un prêtre désarmé et solitaire, mais des forces unies d'un monde de pensées et de volontés agissantes.

Cette puissance de l'esprit est si réelle qu'il arrive parfois que les belligérants qui ont pour eux, avec le bon droit, le plus solide espoir de vaincre, en sont à craindre que l'appel ne profite aux pires vaincus.

En France, les esprits que ronge l'obscène volupté de trahir notre peuple ou de le diviser en accusant ce pouvoir pacificateur d'être l'ami de l'ennemi, le complice de l'Allemand. Les réponses à ce faux grief ne sauraient se faire de Rome, qui ne peut ni ne doit changer sa position centrale et supérieure entre les nations. Mais, au cours du printemps de 1917, la définition de la paix catholique a été donnée par un prince de l'Église romaine parlant sous la botte allemande, le jour où les catholiques impériaux, désireux de reprendre de « bonnes relations » avec leurs victimes, ont obligé le cardinal Mercier, primat de Belgique, à leur opposer ce mémorandum de sa charge et de sa doctrine :

Les catholiques d'au delà de la frontière qui ne trouvèrent aucun mot de désapprobation pour les massacres commis par les Allemands, lorsque ceux-ci envahirent la Belgique, abattirent les prêtres, incendièrent nos villes ouvertes ; ces mêmes catholiques, qui représentaient des criminels comme des innocents, et qui, pendant trois ans, ont assisté les bras croisés aux tortures d'un peuple qui était autrefois un ami, entonnent aujourd'hui des cantiques de louanges au sujet de la fraternité chrétienne et l'oubli du passé…

Telle est la prétention exposée dans la clarté de son hypocrisie et de son injustice. Le cardinal l'a soumise aux mesures de l'ordre et de la raison.

Un « néanmoins » y va suffire.

Notre devoir, néanmoins, est d'insister pour le rétablissement du droit violé, pour le châtiment des coupables et la mise en œuvre des moyens propres à rendre impossible le renouvellement de pareils crimes.

Dans ces lignes toutes simples, le nom de la justice ne vibre pas, mais le sens est si clair qu'il la fait descendre des nues. Au lieu du mot si souvent vide, l'idée s'incarne parce qu'elle surgit précédée de ses conditions, suivie de ses conséquences. Leur poids, leur volume la font distinguer de toute chimère. Une justice vraie implique la Belgique délivrée, la Germanie châtiée et contenue entre des barrières solides. Puis le nécessaire est écrit pour que le vent des mots contraires ne puisse renverser ces notions gardiennes de l'humanité.

Dans la bergerie révolutionnaire, le vœu de justice ne signifie parfois que soulagement de ce qui souffre. Et, comme les peuples criminels seront appelés à souffrir à leur tour, il est facile de prévoir que les brigands qui ont tout dévasté vont se joindre au cortège des postulants de la justice en criant merci et pitié. La réflexion philosophique et religieuse du moraliste catholique a prévu cela. Elle y pourvoit et met bon ordre, en plaçant chaque idée à son rang hiérarchique, en donnant à chaque chose son numéro. Le cardinal Mercier s'exprime en législateur de l'esprit humain :

L'heure de montrer de la compassion ne sonnera pas tant que le tort ne sera pas avoué, que la contrition ne sera pas exprimée et que la pénitence imposée ne sera pas acceptée.

Le prêtre ne peut se refuser à la compassion ; mais il se refuse à admettre que le premier misérable ou scélérat venu soit sacré. Il y a des malheurs maudits. La pitié du malheur est soumise, comme tout, à des conditions. La miséricorde a ses lois d'existence et ses règles d'application ou de refus. Notre cœur appartient en première ligne à la patrie violée et à ses martyrs, aux victimes directes et indirectes de l'invasion. Ensuite, on songera à s'attendrir sur l'envahisseur. Sans ombre d'ironie, du reste, celui-ci est prié de mériter, s'il veut les obtenir, les bons sentiments dont on a le cœur plein. On lui demande seulement l'aveu et le regret du mal, par l'acceptation de la peine qui, une fois infligée par la force extérieure, devra être comprise par les esprits et reçue des âmes. Si, en effet, l'Allemand ne regrette rien, il recommencera. S'il recommence, d'autres innocents pâtiront. La justice prescrit de commencer par épargner à ces derniers le coup d'une injure nouvelle. Les Allemands n'ont pas à s'en plaindre, du reste ; un recours leur est grand ouvert par la voie du repentir qui les changera.

Sublime de simplicité, de clarté, de hardiesse et de raison, ce programme d'une justice positive couvre et défend le sol et le peuple belges martyrs, mais il va plus loin, il atteint les profonds replis criminels de l'âme allemande, éclairée d'en haut et tirée d'elle-même ! Le cardinal romain qui parlait tout à l'heure comme un soldat de Jeanne d'Arc termine comme un moine de saint Boniface. Son patriotisme s'élargit dans cette charité du genre humain qui aboutit à la conversion des Saxons. En vérité, des armes unies et dirigées par de telles paroles, rationnelles, équitables et bienfaisantes, seraient les armes de la vraie paix ! Il n'y a plus qu'à faire ce qu'elles disent. Le discours facilite l'ouvrage en le guidant. De l'idée qui l'anime et de la pensée qui l'ordonne, résulterait l'action parfaite, la plus haute somme de cette action.

Pour repousser ces vérités, on peut gémir que l'esprit public de l'Europe et de l'Amérique est à cent lieues de la ferme philosophie du catholicisme. Alors, tant pis pour lui ; il n'est pas moins éloigné de toute ferme harmonie du juste et de l'utile, des intérêts et du droit, de l'esprit et de l'action. On n'est pas catholique, soit ! mais on n'est rien et l'on ne pense rien que d'absurde dans l'ordre des généralités directrices. Rien, rien, rien. Libéralisme et démocratisme ont passé par là comme des quantités négatives et diviseuses. On s'en est rendu compte par tout ce livre. On le verra tout aussi bien d'après les formules qui courent. Tels illuminés slaves voient naître la paix générale dans l'embrassade des coupables et des innocents indiscernés ; tous aimés ! tous aimables !…Tels pratiques Américains qui, en 1860, nommaient « démocratie » une société de « chevaliers » et d'esclaves noirs, rêvent de détruire la guerre en prohibant à l'avenir les alliances des faibles contre les forts !… Beaucoup de Français parlent « société de nations » sans se mettre en peine de savoir le premier mot de ce que c'est qu'une société. On étonne les gens si l'on fait remarquer qu'une société exige quelque communauté d'intérêt rendue sensible et consistante par ce minimum de ressemblance d'esprit qui donne aux choses le même nom et entend par les mêmes signes les mêmes idées. Les gens ne sont pas moins étonnés si l'on dit que dans un tribunal international un justiciable éventuel, l'Allemagne, ne doit pas être plus gros que le total des juges, des gendarmes et des huissiers. En pleine assemblée souveraine un élégant orateur ministériel a pu traiter comme extérieure à l'idée de justice l'idée de frapper d'une amende notre agresseur vaincu ; c'est ainsi que nos tribunaux et leurs amendes quotidiennes ont été mis à la porte du « Droit », et l'auditoire a applaudi comme s'il comprenait !

Comment un esprit de négligence et de distraction qui ne veille même plus au sens des paroles ne se retrouverait-il pas dans l'action ? Le politique intrigue, l'homme d'affaires joue, il est devenu pratiquement inutile de donner à l'un ni à l'autre, ni au public, leur juge, aucune direction un peu générale vers un objet supérieur. Cela ne sert à rien. On n'écoute pas. Petit ou grand, le praticien spécialiste se figure qu'il doit commencer par vivre et agir sans savoir autre chose que son métier subordonné. Il subsiste des spécialistes de la raison, mais elle a perdu son empire.

Si l'esprit de la Papauté crée toujours sa matière, on voit que la matière des nations modernes ne crée pas cet esprit sans lequel rien de beau, rien de vraiment utile ne peut s'organiser. Le problème intellectuel et moral n'est donc pas posé à demi ! Le Germain apporta une doctrine fausse, mais le Latin séparé du courant de l'hérédité et des affinités catholiques apporte une doctrine nulle. Ce n'est pas de doctrines nulles que peuvent se nourrir, même en pleine anarchie, les peuples de cette planète où tout aspire à l'intelligence, à l'ordre et à l'action ! Lorsque, voilà longtemps, Maurice Barrès constatait qu'il n'y a aucune possibilité de restauration de la chose publique sans une doctrine, il refaisait l'ample souhait platonicien, exagéré dans ses termes, exact au fond : que l'autorité politique et la philosophie se rencontrent et soient réunies ! Nous manquons d'un esprit public élevé, clair et vif. Il faudra bien aller le chercher où il est si l'on veut imposer à la matière amplifiée une âme vivante, aux progrès de la brutalité moderne un esprit humain.

On ne s'est pas occupé ici d'examiner dans quelles conditions de réforme politique et sociale préalable une grande philosophie, un beau mouvement religieux aurait des chances de réussir en France, d'y forcer l'atonie mentale, et d'obtenir que l'intelligence régénérée reprenne le gouvernement de l'action privée et publique. Mais il est clair que tout est sommeil et déchéance hors de là. Sans cela, tout est perdu de ce qui fait l'homme ! « À moins de cela, mon cher Glaucon, » avoue Socrate dans Platon, « il n'est point de remède aux maux qui désolent les États, ni même à ceux du genre humain ! »

Charles Maurras
  1. Dans la Revue hebdomadaire et le Journal des Débats. [Retour]

Recueil paru en 1917.

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