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Les Amants de Venise

Les Amants de Venise Appendice I

Préface de l'édition de 1916

Dans l'effort et les douleurs de la longue guerre, je rougirais d'écrire un seul mot sur ce livre, même de le réimprimer, si l'on ne nous disait que parfois les combats sont rares et qu'on lit beaucoup entre deux alertes au cantonnement et dans la tranchée. Nos défenseurs demandent même qu'on leur envoie des poèmes, des contes, des discours, des études, souhaitant que chacun continue son métier, les faiseurs de livres comme les autres. Peut-être ces feuillets d'un vieux livre épuisé pourront-ils intéresser et divertir quelque héros, faire rêver les uns et réfléchir les autres à deux ou trois points de vue utiles connus depuis longtemps, mais qui n'ont pas beaucoup vieilli, car il s'en faut que l'erreur du siècle soit liquidée.

Les Amants de Venise avaient six ou sept ans de tiroir quand ils parurent voilà près de quinze ans. Cela leur donne vingt ans d'âge. Longue vie pleine de traverses ! Ils ont connu et provoqué les difficultés, presque la dispute, à peine étaient-ils annoncés ; leur titre seul a suscité plusieurs querelles 1, et la suite répond à l'orage de ce début.

I

On ne se serait jamais donné la peine de faire un livre où sont tentés et abordés quelques-uns des plus délicats problèmes de l'histoire du sentiment et de la poésie si l'on ne se flattait d'avoir vu et montré un peu de vérité. Qu'il soit donc pardonné à l'auteur d'oser revenir sur les principales contestations qui lui ont été adressées. Il essaiera de voir ce qu'elles valent aujourd'hui. Le désir de proposer une lecture courante et même agréable lui faisait éviter les broussailles de justification et de critique, mais ne l'avait pas affranchi du vœu passionné d'être exact.

Malgré l'absence de tout appareil de notes au bas des pages, de papiers inédits et des autres colifichets à la mode, aucune source utile n'avait été ignorée, oubliée ni mise en œuvre sans réflexion ; on n'a à regretter en somme que la précipitation qui fit paraître ce livre fin 1902, quelques semaines avant que M. Octave Teissier, bibliothécaire de la ville de Draguignan, m'eût fait connaître ses Documents généalogiques sur Alfred de Musset : car j'aurais su et dit qu'un ascendant direct du poète, Simon de Musset, eut le titre de conseiller et maître de la Chambre des comptes du très ancien duc d'Orléans qui fut le père de Louis XII, ce charmant et mélancolique prince-poète Charles qui a si bien chanté La Prison, Le Printemps et Les Obsèques de sa Dame. Mon ami Henri Longnon ayant découvert d'autre part que Cassandre Salviati, la première amie de Ronsard, avait marié l'une de ses filles à un autre Musset de qui notre poète descend aussi, il eût été facile de nous représenter l'ancienne Ballade française, le Rondeau et le Chant royal donnant la main au noble Sonnet ronsardien pour rire avec les muses au berceau de la race prédestinée.

La précieuse Généalogie de M. Teissier contient une lettre de la sœur d'Alfred de Musset, madame Lardin, qui raconte un repas de noce où le bambin fit sa réponse d'enfant prodige :

Le petit Alfred, qui était assis près de sa mère sur une chaise haute avec une planche sous les pieds, se levait à chaque instant pour regarder la mariée. « Tiens-toi donc tranquille, Alfred ! lui dit sa mère… — Maman, je veux voir son joli cou blanc ! » La mariée sourit à ce compliment de l'enfant dont on ne pouvait pas suspecter la sincérité, et elle lui a toujours témoigné une bienveillance toute particulière.

Il n'avait pas quatre ans. Ainsi fut préparée l'obsession du joli distique :

Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat
Se plie, et de la neige effacerait l'éclat.

Admettant volontiers que cette tradition de famille n'est pas trop contemporaine des vers d'Une soirée perdue, j'aurais aimé à la rapporter dès le premier jour, et je regrette de ne l'avoir pas connue, bien qu'elle n'apprenne rien du sujet de ce livre et n'ajoute rien au dossier ni au procès des amants de Venise. Mais il est vrai, c'est ce dossier publié, c'est ce procès dont l'excellent M. Teissier (comme notre confrère Henri Chantavoine, dans un beau sonnet douloureux) a déploré l'éclat, la publicité, le scandale, à quoi je ne peux rien. Le mal est fait. On sait, on parle. Tout le monde a parlé, écrit et imprimé. De mon temps il ne s'agissait plus que de bien juger.

Cet honneur nous est reconnu par autorité de justice en termes qu'il est impossible de ne pas rapporter ici.

Un poète et auteur dramatique avait imaginé de traduire à la scène quelques épisodes de l'aventure vénitienne. Les héritiers de madame Sand protestèrent avec vivacité contre ce qu'ils jugeaient offensant pour la mémoire de leur grand-mère. N'obtenant rien, ils intentèrent un procès qu'ils ont gagné. L'indiscret dramaturge allégua pour défendre sa pièce un certain nombre de livres composés sur le même sujet. M. le président Bricout répliqua dans son jugement que les livres cités par les défendeurs n'ont pas le caractère d'une pièce de théâtre; il ajouta que « notamment le principal d'entre eux », (ici le nom de son auteur) « paru sous le titre Les Amants de Venise, n'est nullement, comme on l'a prétendu, une œuvre d'imagination, qu'il est, au contraire, comme l'expose exactement la préface, une œuvre de critique historique et littéraire, d'analyse psychologique, exposant le pour et le contre, permettant au lecteur de se prononcer en connaissance de cause. 2 » Je n'ai jamais été si bien traité au Palais de justice. Mais les propos trop obligeants du président Bricout doivent être équitables, car ils ne sont pas démentis par tout ce qui a été publié depuis l'utile brochure de M. Octave Teissier.

En 1904, M. Félix Decori nous donnait la Correspondance complète des amants. Elle n'a rien montré de neuf à qui que ce soit.

En mai 1907, toute l'œuvre du poète est tombée dans le domaine public, le demi-siècle étant écoulé depuis le jour de sa mort. On attendait quelque trésor exhumé. Rien du tout.

En 1910, M. Léon Séché put ouvrir le précieux coffret confié au secrétaire de Sainte-Beuve, M. Troubat : là reposaient les lettres d'Alfred de Musset à Aimée d'Alton 3. De ces documents inédits, pas un fait, pas un mot qui puisse nous convaincre d'une erreur, même vénielle ; il en sort au contraire plus d'une confirmation des idées soutenues ici.

Sur l'essentiel et l'important des points controversés, sur celui qui au fond est le seul débattu, il faut en prendre son parti. Alfred de Musset a bien été le céleste innocent qui, retour d'Italie, pouvait écrire à George demeurée là-bas : « Tu ne mens pas, voilà pourquoi je t'aime… (30 avril 1834) ». Et George reste à jamais la simulatrice inouïe qui réussit à se faire écrire par son poète berné, renvoyé mais subtilement égaré sur la forme de son malheur : « Dis-moi plutôt, mon enfant, que tu t'es donnée à l'homme que tu aimes… (19 avril) ». Il y avait deux mois pleins qu'elle avait improvisé l'étonnante déclaration à Pagello et filé les savantes et folles scènes de tragédie-comédie qu'on va lire ! Tel donc elle l'avait voulu ; tel il fut : « bête et bon 4 » par la simple et profonde autorité d'un charme assujetti lui-même à de rudes soucis d'amour et d'orgueil. « George, George » dit-il, à une autre heure plus lucide, « tu sauras que la femme que j'aime est celle des rochers de Franchard, mais que c'est aussi celle de Venise, et celle-là, certes, ne m'apprend rien quand elle me dit qu'on ne l'offense pas impunément ».

Des rares notes ajoutées à cette nouvelle édition, aucune n'a eu pour objet de rectifier une assertion douteuse, ni de consolider un ensemble de conjectures qui se défend par son ordre et par la vraisemblance de sa couleur, indices presque certains de la vérité.

II

Nous avions refusé de prendre le parti d'un amant contre l'autre. Mais on peut être partial sans le savoir.

Notre précieux ami M. le président Bricout cite au bénéfice des héritiers de madame Sand un de mes témoignages sur l'auteur de Lélia : « Et qui, a écrit Maurras, fut le modèle de la bonté », et je dois avouer que la famille d'Alfred de Musset m'accuse d'avoir fait de l'auteur de Mardoche un « imbécile ». Cela nous classerait sandiste. Mais, sans consentir à nous aveugler sur la prodigieuse candeur du plus spirituel et du plus intelligent des poètes, nous ne croyons pas avoir fait le moindre mystère de la rouerie, involontaire, inconsciente, mais certaine, de son amie ; l'ensemble du récit établit, en définitive, la réalité d'à peu près tous les faits matériels articulés contre la bonne George par l'accusateur implacable de Lui et Elle. Voilà qui nous classerait mussettiste. Pourtant aucun des griefs de Paul de Musset, qui n'était pas frère à demi, n'a été adopté par nous de confiance, chacun d'eux a été soumis aux discussions d'une incrédulité préalable, le doute méthodique n'ayant jamais été mieux placé. Non que les discours de Paul de Musset soient menteurs. Ils disent vrai, mais une vérité tempérée, gazée, décorée par la plus vigilante et la moins scrupuleuse des raisons d'État domestiques. Il faut bien contredire, tout en admettant la substance des accusations.

Ainsi devons-nous nous féliciter d'avoir dénié toute créance à Paul de Musset quand il a retiré à madame Sand sa juste part dans l'inspiration de l'une des Nuits.

Si l'on écoutait Paul, l'héroïne de La Nuit de mai et de La Nuit d'octobre aurait disparu de La Nuit de décembre. Celle dont le visage, la forme, le doux nom reviennent à tout bout de strophe pour resplendir dans les paroles de la Muse, soupirer et gémir dans les réponses du poète, la maîtresse qu'il pleure, supplie, menace, insulte même, mais qu'il ne peut cesser d'aimer, devrait changer de nom à certaine page des Nuits ! Paul le dit et, sans daigner s'embarrasser des objections de la vraisemblance et du goût, sans même s'inquiéter de porter une si vive atteinte à l'unité des quatre poèmes, il développe en grand détail aux chapitres VIII et IX de la Biographie de son frère la chimère de cette étonnante infidélité poétique.

Je sais, déclare-t-il, que beaucoup de personnes ont cru voir dans La Nuit de décembre un retour sur les souvenirs d'Italie et une sorte de complément à La Nuit de mai ; c'est une erreur qu'il importait de rectifier ; il importait de ne point laisser place à un doute sur le passage de cette poésie où l'amant abandonné adresse des reproches à une femme qui ne sait pas pardonner. Connaissant la vérité, je ne pouvais point permettre de confusion entre deux personnes très différentes, dont une seule avait quelque chose à pardonner et le droit à refuser son pardon.

Paul de Musset écrit plus loin que « la situation » était celle de la nouvelle d'Emmeline. Il insiste à propos de la Lettre à Lamartine :

Ces vers font suite à la Nuit de décembre. Ils s'adressent à la même personne. Le temps des méprises est passé. Rendons à chacun ce qui lui appartient. Je renoncerais à écrire la vie de mon frère s'il m'était interdit de jeter un peu de lumière sur les plus belles pages… etc.

Il est moralement impossible de laisser à la « Locuste vénitienne » le bénéfice du distique :

Ah ! pauvre enfant qui voulez être belle
Et ne savez pas pardonner.

C'est la grande raison mise en avant par la famille.

L'idée que le poète ait pu implorer le pardon d'une si cruelle ennemie est insupportable aux Musset. Lui, cependant, a rédigé en prose des supplications plus ardentes encore. La Confession d'un enfant du siècle est une longue prière. À qui ? Il n'a jamais été contesté que ce fût à madame Sand. Paul de Musset lui-même l'admet. Il avoue encore, page 132 de la Biographie 5, que de retour de Venise Alfred écrivait à George des lettres « où il ne craignait pas de se donner tous les torts », Vraiment, la crainte d'avoir tort, de se donner des torts, fut assez étrangère à toutes les phases de ses liaisons et de ses ruptures avec George. Je crois bien avoir montré pourquoi dans ce petit livre. Paul de Musset nie l'évidence. Dès les premiers vers de la pièce contestée,

Un jeune homme vêtu de noir
Qui me ressemblait comme un frère,

l'apparition du spectre sur la bruyère oriente l'imagination du lecteur averti du côté de madame Sand et du séjour à Franchard 6. Puis, selon un autre rapprochement qui s'impose, cette Nuit de décembre, écrite en 1835, semble apporter un écho distinct, quoique retourné comme un argument qu'on rétorque, à certains mots de ce Journal que George avait donné à lire à Alfred en décembre 1834 7. Il y a même des similitudes de rythme et d'accent :

Journal de George :

Ah ! pauvre homme, vous êtes fou, c'est votre orgueil qui vous conseille…

Nuit de décembre :

Ah ! faible femme, orgueilleuse, insensée,
Malgré toi, tu t'en souviendras…

Simples indices. Mais pour un esprit exercé, ils en montrent assez pour jeter un doute sur les dénégations jalouses de frère Paul.

Avec son sens subtil, son tact divinateur de critique et de femme, Mme Arvède Barine m'avait donné l'exemple ; elle a toujours admis que c'était au « grand George » qu'allait le flot amer des soupirs, des regrets et des invectives mêlées d'imprécations :

Va, tu languis, tu souffres et tu pleures,
       Mais ta chimère est entre nous.
Eh ! bien, adieu, vous compterez les heures
       Qui me sépareront de vous.
Partez, partez, et dans ce cœur de glace
       Emportez l'orgueil satisfait…

Une récente découverte avant laquelle on aurait pu chicaner encore achève de donner raison à cette prudente critique.

III

Cela est simple comme tout ; le bout de dialogue ne s'est pas arrêté à la réplique de Musset. Personne n'y avait pris garde, mais voici qu'un chercheur habile a tiré de la poussière le texte qui démontre que madame Sand elle-même ne s'était pas trompée sur la voix qui l'apostrophait. Elle a lu La Nuit de décembre comme nous l'avons lue, elle y a vu la réponse tardive, mais directe et précise, à son manuscrit de 1834 et à son tour, elle a copieusement répliqué. Où ? Dans Lélia.

— Mais ce roman est de 1833.

— Mais il a été refondu entre 1836 et 1839. Tel est le sens de la révélation que M. Ernest Seillière a faite au Journal des Débats le 7 septembre 1910.

La première édition de Lélia, datée d'août 1833, est devenue depuis si longtemps une rareté bibliographique qu'elle est aujourd'hui presque ignorée et qu'on ne s'attarde guère à noter les additions qui furent faites au texte primitif en vue de l'édition définitive, la seule qui soit aujourd'hui entre les mains des lecteurs. On se contente d'apprendre par les historiens de la littérature romantique que la conclusion en fut démesurément allongée, au grand détriment de la valeur artistique de l'œuvre, afin de donner carrière aux convictions socialistes mûries dans l'âme de l'auteur après 1835. Mais si l'on prenait la peine d'établir une comparaison critique entre les deux rédactions de l'ouvrage, on ferait dans la seconde des découvertes bien significatives et l'on y rencontrerait en particulier plus d'une riposte directe, plus d'une botte en pleine poitrine détachée par l'orgueilleuse insensée et par la perfide audacieuse à son accusateur des deux Nuits automnales. Ripostes plus hautaines et plus dédaigneuses même que celles dont on s'étonna dans Elle et Lui vingt ans plus tard, parce que, la gloire de Musset n'étant nullement consacrée par l'opinion en 1839 comme elle devait l'être en 1859, George voyait alors dans Alfred un « poète déchu » comme il a cru l'être lui-même au seuil de sa maturité inféconde 8.

Pour comprendre toutefois la forme et la portée de ces ripostes, il faut se rappeler avant tout que le caractère du poète Sténio, l'amoureux dédaigné de Lélia, avait frappé tous les lecteurs de la première édition par sa ressemblance prophétique avec Alfred de Musset, bien que le personnage eût été en réalité conçu et dessiné par l'auteur avant sa rencontre avec le poète des Contes d'Espagne et d'Italie. Musset lui-même en vint à se reconnaître dans le premier Sténio, comme en témoigne une de ses dernières lettres à son amie avant leur rupture définitive. Cette ressemblance peut s'expliquer d'ailleurs soit par l'uniformité du tempérament romantique et par les traits que put fournir au portrait de Sténio le souvenir de Jules Sandeau, exactement de l'âge de Musset et fervent de la même école littéraire : soit parce que Sand aurait déjà peint Musset sans le connaître, et sur les seules confidences de ses premiers ouvrages, comme un des types de la nouvelle génération littéraire. Quoi qu'il en soit, remaniant son œuvre en vue d'une édition nouvelle, elle devait trouver toute facilité pour plaider sa cause et répondre au réquisitoire des Nuits, sous prétexte de reprendre et de développer le débat philosophique et sentimental qui se déroule entre Lélia et Sténio dans le roman. Une attentive étude des deux textes successifs ne laisserait aucun doute à cet égard.

On trouverait par exemple, dans la rédaction nouvelle, une transposition de l'aventure nocturne de Franchard qui fut plus tard racontée tout au long dans Elle et Lui : affreuse hallucination de Musset qui se retrouve également, bien qu'atténuée et poétisée, dans La Nuit de décembre. On lirait ailleurs une phrase bien significative sur Sténio dépensant désormais tout son génie dans les albums des femmes du monde, ses adulatrices. On y rencontrerait des appréciations plus précises et plus appuyées que par le passé sur la déchéance morale du jeune poète abêti par la débauche : « Sténio est perdu, ou plutôt Sténio n'a jamais existé », proclame désormais Lélia. C'est nous qui l'avions créé dans nos rêves. Sténio est un jeune homme éloquent, « rien de plus ! »

Enfin et surtout la seconde rédaction de Lélia nous apporte une réponse plus directe que tout le reste à l'épithète irritée de La Nuit de décembre et aux déchirantes invectives de La Nuit d'octobre : c'est ce chapitre admirable qui porte le titre de « Lélia au rocher », et qui seul parmi les additions faites à l'ouvrage demeure à ce point d'accord avec la conception première qu'il mériterait d'y être incorporé pour en compléter l'impression d'art.

Dans un magnifique paysage nocturne, Lélia marche à grands pas en compagnie de son confident Trenmor, levant vers le ciel un front plus audacieux que de coutume et prêt à exprimer par sa voix la colère céleste. « Le souffle de la débauche a tué mon Sténio, gronde-t-elle. Il y a là-bas un spectre effaré qui hurle dans une taverne. Comment l'appelle-t-on maintenant ? Ô toi, spectre, lève ton bras chancelant. Porte à tes lèvres souillées la coupe d'onyx de la bacchante. Bois par défi à la santé de Lélia. Raille l'orgueilleuse insensée qui méprise les lèvres charmantes et la chevelure parfumée d'un si beau jeune homme. Va, Sténio, ce ne sera bientôt plus qu'une outre propre à contenir les cinquante-sept espèces de vins de l'Archipel. Lélia n'est pas foudroyée parce qu'un homme l'a maudite. Il lui reste son propre cœur et ce cœur renferme le sentiment de la Divinité, l'intuition de l'amour et de la perfection. Depuis quand perd-on la vue du soleil parce qu'un des atomes que son rayon avait embrasés est rentré dans l'ombre? »

« Oui, » poursuit la pythonisse raidie par la fureur sacrée sur ce piédestal rocheux qui est peut-être un souvenir de Franchard, oui, « je l'aimais, cet enfant gracieux et doux et j'avais résolu souvent de vaincre ma terreur de l'amour pour essayer avec lui un hymen sanctifié par de nobles convenances… Mais je savais aussi comme l'amour cesse en moi ! Je me souvenais du jour où le dégoût et la honte avaient balayé le premier de ma mémoire comme le vent balaye l'écume des flots. »

Pour qui connaît la correspondance entre Sand et Musset, ajoute M. Seillière, ces dernières lignes sont caractéristiques de la préoccupation défensive 9 qui inspire en cet endroit Lélia. Et cette superbe invective se termine par un hymne effréné à l'Orgueil, conçu comme le sentiment et la conscience d'une force surabondante, comme le levier digne et saint de l'univers !

On aura remarqué dans la déclamation de Lélia, le terme d'enfant gracieux, qui rentre tout à fait dans le vocabulaire des correspondances privées ou publiques échangées entre les amants de Venise. Un peu plus loin, Lélia parle de « vérités hideuses », en réponse aux « hideuses vérités » de son Sténio, qui s'était exprimé comme le Don Juan de Musset dans Namouna (1831) :

Tu retrouvais partout la vérité hideuse…

Enfin « l'hymne effréné à l'orgueil » indiqué par M. Seillière est précédé de ces mots :

Et toi, Sténio, comment as-tu pu être assez aveugle pour songer à m'aimer ? Comment as-tu osé tenter d'être le rival de Dieu, de remplir une vie qui n'est qu'une fureur, une extase, un embrassement, une querelle et un raccommodement d'amante jalouse et absolue de la Divinité.

C'est à toi qu'il faut renvoyer l'épithète d'orgueilleux…

Ainsi La Nuit de décembre avait répondu au Journal de George. Dans la nouvelle Lélia, George répondit à la Nuit. Que fit alors Musset ? Donna-t-il à entendre que l'on se méprenait, ainsi que l'eût voulu la thèse de son frère ? Mais point du tout. Les juges du camp purent voir, au contraire, que le duel continuait, car l'auteur de la Nuit répliquait à son tour dans l'Histoire d'un merle blanc par les dix lignes d'épigrammes dures et blessantes dont l'intention fut admise par tous : « Aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour de force à sa pudeur ; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l'œuvre. C'était le type de la merlette lettrée… »

En voilà assez non seulement pour fixer l'attribution du poème contesté mais pour établir la constance de l'obsession et des rancunes : nul point d'honneur de famille ou de clan n'en saurait détruire le fait ; à quoi bon d'ailleurs, pourquoi faire ? Le pardon théorique fut certes très sincère, mais, homme ou femme, on oublie peu, surtout son mal. Haeret et angit, dit Lucrèce 10.

IV

Certains amis de madame Sand qu'il serait légitime d'appeler politiques, puisqu'ils défendaient en elle la muse de la Révolution et du Romantisme, ont cru pouvoir tirer de la Correspondance publiée par M. Decori je ne sais quel argument contraire à ma version des fautes de George. Ils ont mal lu nos textes. Une phrase (page 161 de la Correspondance) dont ils ont prétendu arguer, comme d'une nouveauté inédite, se trouvait citée en toutes lettres par moi 11. Cela démontrerait leur légèreté passionnée si, dès l'apparition des Amants, la preuve n'en eût été faite, imprimée toute vive par un de leurs agents.

Ce sandiste intéressé avait mandat de me convaincre de fantaisie. Mais les seules articulations qu'il ait consenti à préciser furent malheureuses. Il n'est pas inutile de les citer. Elles aideront à comprendre quels semblants et quels simulacres usurpent le nom de critique littéraire sous le règne d'une prétendue liberté d'esprit asservie à des intérêts.

La première objection distincte qui fut faite porte sur le petit problème de la signification des mots En Morée. On n'a peut-être pas oublié que, tout en haut de la feuille sur laquelle madame Sand écrivait la fameuse déclaration à Pagello, sont inscrits, comme un titre, ces deux mots qui ne présentent aucun rapport avec le sujet. J'avais écrit :

Pourquoi « En Morée » ? La Morée a été possession vénitienne. Est-ce une allusion à quelque anecdote de Pagello ? Avait-on projeté un voyage en Morée ou ne s'agissait-il que de la Morée de Byron, et cela voulait-il signifier l'embarquement pour un amour sauvage, violent et primitif comme on en prêtait aux populations de la Grèce moderne ? Serait-ce encore un anagramme d'En Amore ? Ou faut-il lire Enamorée ? »

Sur quoi, mon critique se mit à sautiller comme un jeune animal : « Voilà-t-il pas de merveilleuses conjectures? M. Maurras les exprime seulement parce que cela lui plaît. »

Mais non. Je les ai recueillies par déférence pour l'opinion des critiques italiens et français qui ont traité le sujet. De ces diverses conjectures, la première appartient à M. Raphaël Barbiera, la seconde au docteur Cabanès et la troisième à M. Félix Franck. Or il en reste une quatrième que mon critique appelle « une réflexion de bon sens qui vaut mieux que tout ». La voici :

Il sera plus simple de croire que les deux mots étaient déjà inscrits en tête de la feuille quand George la saisit pour y consigner ses aveux.

« C'est tout à fait mon avis », note le critique d'un air capable. La vérité m'oblige à déclarer en rougissant que si cette explication naturelle est la bonne, personne ne s'en était avisé avant moi.

Le même pauvre esprit, cherchant à prouver que je forme des inductions gratuites, se jette sur la première page venue ; il tombe ainsi sur une hypothèse que j'avais tirée de remarques de Mme Louise Colet. Naturellement, j'avais transcrit les remarques de cette dame au milieu du passage 12 que mon critique feint de citer. On les voit donc en toutes lettres dans mon livre. On les cherchera inutilement dans l'extrait qu'il en a fait. Elles l'embarrassaient, il les a remplacées par des points. La base de l'observation se trouvant ainsi retirée, celle-ci apparaît naturellement sans appui et la soustraction frauduleuse permet de déclamer sur mon arbitraire, mon parti pris et mes passions funestes, car pourquoi se gêner ? Ces insanités sont frivoles. Elles ont l'avantage d'affermir le sens du livre qu'on veut ébranler. Un ennemi qui dit des riens est celui qui n'a rien à dire, et il fait présager pour l'écrivain de bonne foi que le temps qui s'écoule fortifiera son édifice au lieu de le ronger.

V

Au précieux encouragement indirect de cette espérance est venu s'ajouter le sentiment de quelques maîtres dans l'art de penser et d'écrire, que je tiens à remercier.

Sur une piste un peu flairée par Sainte-Beuve, je m'étais hasardé, en tremblant, je l'avoue, à soutenir que la Confession d'un enfant du siècle comportait deux portraits distincts de la même madame Sand. Chacun la reconnaît dans le personnage de Brigitte. Il faut la voir aussi dans la femme du premier chapitre, la perfide par qui la corruption d'Octave avait commencé. J'ai eu la haute satisfaction de voir M. Anatole France se ranger à ce sentiment. Si une ancienne bienveillance put entraîner ce maître à louer sans réserves la philosophie et l'art de mon livre, son esprit examinateur ne pouvait adhérer à la solution d'une difficulté de lecture sans avoir exigé la plénitude de la preuve. Dans les notes de sa belle glose aux Poèmes du Souvenir 13, M. Anatole France dit qu'il faut lire la Confession en tenant compte de ma critique : « Madame Sand y est deux fois, en Brigitte et en la belle maîtresse infidèle du début. » Une pareille approbation accroît la valeur de mon inférence. Ainsi l'adhésion de Barrès 14 à l'essentiel de ma critique du Romantisme et de ce qu'il y eut « d'anarchique et peu français dans cette ardente fièvre » multiplie l'autorité de nos études sur la discipline générale de la France : classicisme, nationalisme.

Pour des motifs semblables et divers, il m'a été précieux de voir le subtil et fort Henry Bidou sensible à l'émotion, au jeu, au drame de ce récit composé sur le plan d'une comédie héroïque. Mais rien ne se compare à la profusion généreuse des marques d'amitié que mon ami et compagnon Léon Daudet a données en plusieurs circonstances aux vivantes réalités de ce duel humain qu'il a su retrouver sous les replis d'une analyse dont la sécheresse ne l'a pas rebuté 15. Son âme de poète lui a même fait respirer entre ces feuilles le parfum, le goût et les tons de ce ciel de Venise, en l'honneur duquel j'avais essuyé les railleries d'autres amis moins imaginatifs ou moins perspicaces :

— Des Amants de Venise qui ne parlaient pas du Lido !…

Deux ou trois épithètes égarées çà et là du côté d'un paysage que je n'ai jamais vu font écrire à Léon Daudet, dans ses éblouissants souvenirs de l'Entre-deux guerres : « Quand j'ouvre le livre j'entends, prolongé par l'élément liquide, le cri nostalgique des rameurs, j'ai dans le nez cette odeur mêlée d'aromates, de coquillages, de croupissure qui est l'atmosphère de la lagune, je vois, par transparence des marches de marbre sous le clapotis d'une eau vénérable. » Suggestions dignes d'enorgueillir l'auteur d'un livre aussi médiocrement descriptif.

Sous les cyprès de sa solitude, le grand Mistral lisait tout, sans jamais tarder. Un matin de décembre 1902, sur un carton qui répondait à l'envoi des Amants, j'eus la vive surprise de lire, écrit pour mon livre, « escrit pèr lou libre de Charles Maurras », ce quatrain :

L'amour vòu estre vierge
L'amour viéu qu'en pantai
E, quand ie dise : « T'ai »
S'amosso comme un cierge.

C'est-à-dire : « L'amour veut être vierge, — l'amour ne vit qu'en rêve. — Quand on lui dit : Je t'ai, — il s'éteint comme un cierge. » Verset sentencieux qui règle une fois pour toutes la querelle des sandistes et des mussettistes. Il expédie pareillement le débat posthume de madame Sand et d'Alfred de Musset, en les renvoyant dos à dos, de chaque côté de la double pente déroulée du paradis perdu. Mais le grand poète réfléchit-il que son arrêt péchait par l'outrance de la rigueur ? Ou bien fut-il sollicité de l'adoucir ? L'atténuation fut légère. Cependant la version recueillie, après neuf ans, dans l'Armana prouvençau de 1911, introduit deux variantes très sensibles :

L'amour es un diéu vierge
L'amour viéu de pantai
E, quand ie dise : « T'ai »
Se brulo comme un cierge.

Selon cette version, la nature et la volonté de l'amour n'exige plus aussi impérieusement de ses serviteurs et de ses victimes la nouveauté intacte des âmes et des corps. Il vit ailleurs qu'en rêve, s'il reste le dieu vierge que le rêve seul assouvit. Cependant la possession qui, dans le premier texte, l'éteignait sans cérémonie, est devenue bien moins cruelle car enfin elle le consume : que peut-il souhaiter de mieux ?

VI

Il est satisfaisant que l'auteur de Mireille ait ainsi opposé à la complication de l'esprit romantique la fraîcheur naturelle du premier rayon de la vie. Mais il n'est pas sans intérêt de nous souvenir que l'ancienne poésie médiévale, celle qui naquit en Provence, n'eût pas ratifié le point de vue de Mistral : bien des arrêts de Cours d'amour soutiennent un avis contraire, et c'est un peu celui que nos contemporains peuvent retrouver dans le fameux Sonnet des rêveries du Ve livre À l'Amie perdue d'un élégiaque français enlevé aux Lettres quelques années avant Mistral.

D'après Auguste Angellier,

Les premières amours sont des essais d'amour,
Ce sont les feux légers, les passagères fêtes
De cœurs encore confus et d'âmes imparfaites
Où commence à frémir un éveil vague et court.

Pour connaître l'amour suprême et sans retour,
Il faut des cœurs surgis de leurs propres défaites
Et dont les longs efforts et les peines secrètes
Ont, par coups douloureux, arrêté le contour.

Il n'est d'amour réel que d'âmes achevées.
D'âmes dont le destin a fini la sculpture,
Et qui, s'étant enfin l'une l'autre trouvées,

Se connaissant alors dans leur pleine stature
Échangent gravement une tendresse sûre
Et des forces d'aimer par degrés éprouvées.

Du savant compatriote de Sainte-Beuve ou du grand Maillanais, qui a raison ? Ou plutôt lequel a pu se tromper ? Je connais un héros de la guerre de 1914, très grande âme éprouvée par son sublime même, qui portait sur son cœur les deux tercets du sonnet d'Auguste Angellier la veille du jour où la mort et la gloire le recueillirent. Heureux qui put laisser, et heureuse qui retrouva, replié avec soin au fond d'une doublure de l'habit consacré, ce gage souverain d'une fidélité supérieure aux catégories de la vie et aux aventures de l'être ! Mireille et Vincent ont raison. Mais l'Amie perdue et son poète n'ont pas erré non plus. Ces deux réussites humaines ne font pas la contradiction que l'on pense. Tout est possible et tout arrive. Il existe sans doute une céleste ardeur réservée au premier amour ; et la maturité de sa perfection n'appartient qu'aux âmes complètes. Dans l'un et l'autre cas, le tort et peut-être le charme du poète divin aura été d'imaginer une règle de conduite très générale prise sur le modèle de l'expérience chérie qui s'imposait à sa raison, à son rêve et à tous ses sens : qu'il y eût autre chose, que le monde immense existât, c'était bien le moindre souci ! Un seul rameau couvert de fleurs lui a fait oublier la variété des essences qui peuplent la sombre forêt.

L'histoire des poètes et des moralistes foisonne de ces fausses règles, fugitives et péremptoires, qui se poursuivent et s'annulent comme font les nuages sur un ciel de printemps.

En essayant d'extraire ici la leçon précise de la lutte que je raconte, il ne me semble pas m'être arrêté beaucoup à ces formations éphémères, et j'espère en revanche avoir montré, par le geste ou par la parole, l'arcane de diamant qui conserve une grande loi.

Ainsi aurai-je abandonné toute vaine législation du variable ou du secondaire et concentré la vigilance sur des erreurs plus importantes, qui intéressent le vrai fonds commun de la vie. C'est ce que Maurice Barrès entendait sans doute, lorsqu'il voulait bien souligner dans nos conclusions ce qui y était dit de la nature, plus malicieuse et plus cruelle en ses vengeances que la société : ses traits plus rudes, parce qu'ils viennent de plus loin et de plus profond, portent aussi des coups plus sûrs, parce qu'ils sont lancés vers une cible plus étendue.

VII

L'erreur certaine des Amants de Venise ne tient ni à l'âge ni à aucune circonstance personnelle ou sociale de leur état. Ce fut une erreur de principe, consacrée par le poids des misères qu'ils en souffrirent et ne cessèrent de traîner toute la suite de leur vie. Ils ne connurent pas l'oubli. Sa consolation ne leur fut jamais accordée, et ce ne fut pas faute de l'avoir appelée et sollicitée tour à tour. Ni l'amour de l'amour qui épuisait Alfred, ni le bizarre amour de soi qui agitait la pauvre George n'étaient ce qu'ils voulaient tous deux. Mais l'amour fuit ceux qui se cherchent, comble et couronne ceux qui se sont oubliés.

George avait bien écrit, assez gaillardement : « Crois-tu donc qu'un amour ou deux suffisent pour épuiser et flétrir une âme forte ? Je l'ai cru assez longtemps, mais je sais à présent que c'est tout le contraire. » (13 juin 1834). Pour se renouveler, l'amoureuse oublia. La femme, non. L'écrivain et la philosophe, non. Un cuisant souvenir réfugié dans les régions supérieures de l'âme continua de lui peser et d'affecter certains replis profonds de son œuvre et de son caractère.

Ce fut aussi le cas plus manifeste encore chez Alfred de Musset, peut-être en raison de l'ardeur avec laquelle son génie aspirait à la vie nouvelle qui permît de recommencer l'épreuve d'amour.

Nous avons tous lu dans La Nuit d'octobre l'appel qu'il se faisait adresser par la Muse avec une verve presque immorale, mais si frais, si sincère, et débordant d'espoir dans les ressources indéfinies de son cœur :

N'as-tu pas maintenant une belle maîtresse,
Et lorsqu'en t'endormant tu lui serres la main,
Le lointain souvenir des maux de ta jeunesse
Ne rend-il pas plus doux son sourire divin ?
N'allez-vous pas aussi vous promener ensemble
Au fond du bois fleuri sur le sable argentin,
Et dans ce vert palais le blanc spectre du tremble
Ne sait-il pas le soir vous montrer le chemin ?
Ne vois-tu pas alors, aux rayons de la lune.
Plier comme autrefois un beau corps dans tes bras ?
Et si dans le sentier tu trouvais la Fortune,
Derrière elle, en chantant, ne marcherais-tu pas ?

Eh bien ! ces vers charmants qui prennent le monde à témoin de l'éternelle reviviscence de l'homme, tels autres vers qui, dans la même Nuit, nous attestent certains yeux bleus comme l'azur du firmament, nous savons maintenant à qui ils pensent, qui ils désignent. Nous n'ignorons plus celle à qui ils étaient adressés, metteuse en œuvre et personnage du Caprice, héroïne du Fils du Titien :

Béatrix Donato fut le doux nom de celle…

Béatrix Donato, qui s'appelait Aimée d'Alton, eut part aussi à l'inspiration de plusieurs nouvelles. L'austère et pathétique Espoir en Dieu, les vers aériens de La mi-Carême qui charmèrent si curieusement M. Taine ont été faits sous son règne nouveau… Mais, quelle qu'ait été la valeur de cette maturité presque féconde où le poème rit par toutes les fossettes à « ces plaisirs légers qui font aimer la vie », le recueil des Lettres écrites par Musset à sa nouvelle amie, dans ces années 1837–1838, achève et perpétue néanmoins le tableau de l'extrême délabrement moral et peut-être physique auquel l'être supérieur avait été condamné.

VIII

Une page datée du 14 avril 1837 est à peu près la seule que dore ce soleil de l'arrière-saison. Le poète propose à sa jeune conquête l'aventure de venir le rejoindre chez les siens, à l'heure où tout le monde dort. « Cette maison si peuplée ronfle sur les deux oreilles invariablement jusqu'à huit heures et demie ou neuf heures, maîtres et valets. »

« Tu sais », ajoute-t-il, « que je demeure à la Fontaine. »

C'est la Fontaine de Bouchardon 16, élevée cent deux ans auparavant par la Ville de Paris à la gloire du roi Louis XV, pacificateur des Germains, des Russes et des Turcs, comme le dit une grave inscription latine. La Ville de Paris, assise sur un trône, en couronne le faîte. Dans les niches voisines fleurissent les Saisons. Par une rencontre, le visage de la Déesse aux classiques bandeaux, à la moue ennuyée, porte un faux air de ressemblance prophétique avec madame Sand. C'était là, sous les yeux de la Ville de marbre, que la vraie George était accourue, un terrible soir de l'automne 1833, en voiture fermée pour une visite secrète à la mère de son poète : madame de Musset descendit, écouta et se laissa arracher l'autorisation du fatal voyage à Venise.

Un souvenir de l'entrevue restait-il attaché à la forme du seuil ? Ce portique élégant est traité par Musset d'assez vilain monument. Il avertit la folle amie de bien prendre la porte à droite :

« Tu traverseras la cour sans rien dire au portier, la maison étant dans le jour une espèce de passage public. Trouver la porte dans la cour n'est pas facile, attendu qu'il y en a une quantité. C'est au fond de la cour à droite, il y a écrit : Escalier, en grosses lettres au-dessus… » Rien de plus facile à reconnaître aujourd'hui.

Le paroissien de Saint-Thomas-d'Aquin, tournant le dos à son église quand il a traversé le boulevard Saint-Germain, n'a qu'à prendre la jeune rue de Luynes et à franchir le nouveau boulevard Raspail pour arriver rue de Grenelle à la cité de la Fontaine ; il laissera à main gauche un escalier qui ne mène qu'au percepteur ; il dédaignera de même à sa droite le spacieux local de la Société des Architectes français : l'appartement cherché sur la trace légère d'Aimée Alton et du Prince Phosphore de Cœur-Volant, s'ouvre tout au fond, vers l'angle de droite. Ce logis brillait peut-être d'un éclat neuf sous le ministère Molé quand le premier duc d'Orléans, père du comte de Paris, songeait à confier au poète je ne sais quelle mission diplomatique en Espagne. Tout a beaucoup vieilli. Mais on y revoit Musset en robe de chambre, et tel qu'il se montra dans le pli mouvant des tentures : « Comme je serai à la fenêtre, derrière un rideau, je guetterai mon amour et j'irai au-devant d'elle jusqu'au bas de l'escalier… »

L'appartement n'est pas bien grand, et il y a dedans une mère, une sœur, un frère et trois domestiques. As-tu peur, beau chérubin ?… Il n'y a qu'une clé à mettre en dedans… Tes lettres me rendront fou… À tout instant il faut que je les relise pour croire à mon bonheur, pour être sûr qu'un si beau rêve n'est pas un rêve…

Tant que le beau rêve s'exprime seul, le flot de poésie gamine chante et joue librement ; mais s'agit-il d'un peu de confiance ou de constance véritable, rien ne peut exprimer la fatigue de cet amoureux de vingt-sept ans. Les lettres ainsi commencées donnent très vite un sentiment de pitié amère, presque de dérision. Ce ne fut pas la faute d'Aimée, dont les vingt-cinq ans rayonnaient la meilleure volonté de la vie, le bel accueil de l'intelligence et du cœur. Mais la succession de George était difficile. Le poète lui écrit un jour de janvier 1838 à propos d'un nuage : « Ces sortes de choses-là me font frissonner malgré moi — ne te fâche pas. — Elles sentent la femme et me rappellent le passé. » Et voilà pour elle.

La « bonne, belle et blanche fille, » ne pouvait pas ne pas fléchir. Il eût fallu avoir éternellement de l'entrain, du bon sens, du sens pratique, du courage, de la gaîté et même de l'amour pour deux. Elle était fine, aimable, si fidèlement dévouée à la gloire de son poète qu'elle finit par devenir madame Paul de Musset. Alfred de Musset paraît bien s'être exalté parfois à ses douces promesses de vie heureuse et de joie facile ; un appel, bien trop court — en tout, huit vers — à ce qu'il appelle sa « belle Muse païenne » nous en garde la trace :

Vois-tu ce sentier vert qui mène à la colline ?
Là je t'embrasserai sous le clair firmament
Et de la tiède nuit la lueur argentine
Sur tes contours divins flottera mollement…

Mais tous ces verbes à des futurs extrêmement vagues tombent aussi vite que l'élan de cette poésie. Elle est suave et hors de souffle. Selon la forte expression populaire, il n'allait plus et la confiance en lui-même descendait au-dessous de ses faibles forces. L'engagement qu'elle lui offrit pour le ranimer (mariage ou quelque chose d'approchant) lui permit seulement de se voir et de se reconnaître. Il répondit le 18 mai 1838 :

Non, je suis trop faible pour ces grandes résolutions; si je voulais les prendre, je manquerais de parole à moi-même ; je serais héroïque pendant quinze jours, puis mon courage s'en irait avec la sécurité, une misère, une folie m'en distrairait, et qu'arriverait-il ? qu'en voulant être ferme et brave, je n'aurais été que vil.

… Ce serait un crime dans la force du terme de t'entraîner après moi. Non seulement une maladie, une mort imprévue me feraient manquer à mes promesses, mais la santé, le repos de l'esprit, la confiance m'y feraient manquer.

Même la confiance. Ce paresseux exténué se voyait à fond.

… Ta lettre me donne du courage et m'oblige à avoir quelque estime pour moi-même en me prouvant que tu en as… Ne m'en veuille pas. Je t'aime, je te baise le cœur.

Mais le 30 août :

Tu me dis qu'il y a un mois que je ne t'ai pas vue. Je le sais bien; s'il y avait un moyen quelconque d'avoir un appartement, crois-tu que nous resterions un mois sans nous voir ?

IX

L'histoire, assez sinistre, ne serait pas complète si l'on n'y jetait, au travers, les noms de la princesse Belgiojoso, dont les entreprises de coquetterie sont connues, et celui de mademoiselle Rachel. Il est à croire qu'Aimée d'Alton, peu à peu, préféra la tristesse de s'abstenir à la disgrâce d'insister. Le charme du génie, sans s'évanouir, avait trop pâli pour dissiper les premières ombres de l'insénescence rapide. Déjà, il ressemblait à un triste portrait que sut tracer d'après nature une autre amie, très dévouée, mais beaucoup plus lucide, appelée dix ans plus tard, comme il approchait de la quarantaine, au même rôle ingrat que cette pauvre Aimée.

La pièce, curieuse, n'est pas très connue, bien qu'elle ait été publiée par M. Legouvé. Ce sont les principaux passages d'une lettre de madame Allan-Despréaux. Madame Allan est cette artiste de la Comédie-Française qui, revenant de Saint-Pétersbourg, en rapporta « dans son manchon » la comédie du Caprice et fit ainsi la fortune du Théâtre d'Alfred de Musset quand personne ne soupçonnait que les dialogues de la Revue des deux mondes pussent aller jusqu'à la scène. Le poète, fort reconnaissant, le témoigna comme il put à son interprète. Ils devinrent amis, et plus. D'après les feuilles de cette confession intime d'une liaison postérieure de quinze années à l'aventure de Venise, on peut voir le fort et le faible, le doux et l'amer du caractère final de Musset. Il est apprécié avec bienveillance et indulgence, avec amitié, par ce juge d'esprit supérieur, peut-être trop supérieur, peut-être aussi trop juge, mais qui dut mieux valoir en témoin qu'en amie.

10 septembre 1849

.........................

J'ai mené depuis ce temps une vie fort retirée tantôt calme et douce, tantôt fort orageuse : elle durera plus ou moins, mais je doute qu'elle puisse durer trop longtemps (j'entends plusieurs années), cela viendrait de moi uniquement et c'est pour cela que mes doutes sont fondés.

Je suis aimée et même adorée, plus encore maintenant qu'au commencement, mais il est des points par lesquels nous nous touchons si rudement qu'il y a douleur pour tous deux et si insupportable que dans ces moments, ni l'un ni l'autre n'en peuvent plus.

S'il se montrait toujours du côté que j'aime, il n'y aurait rien de si doux et de si beau, mais malheureusement, il y a l'autre lui auquel je sens que je ne m'habituerai jamais. Déjà deux fois j'ai brisé ou voulu briser ce lien qui, par instants, n'est plus possible ; ce sont des désespoirs auxquels je ne sais pas résister, des attaques de nerfs qui amènent des transports au cerveau, des hallucinations et des délires ; ma présence, ma main dans les siennes, un mot d'affection font disparaître tout cela comme par enchantement.

Puis ce sont des repentirs tout aussi exaltés, des joies de me recouvrer, des reconnaissances qui m'émeuvent et qui me font, de nouveau, rentrer dans la voie que j'ai voulu quitter.

Quelle tête à l'envers, ma chère Adèle ? l'amour le grise aussi bien qu'autre chose, par moments l'ivresse en est sublime ; mais que d'autres instants où elle n'est presque pas tenable ! J'ai cependant sur certaines choses obtenu des résultats réels et qui étaient bien difficiles à obtenir, mais, en vérité, comme il me l'a dit lui-même dans des jours de bon sens et de franchise, c'est un labeur de se laisser aimer par lui. Enfin, je laisse couler mes journées sans faire de projets ; je tâcherai d'éviter la douleur et de jouir du présent s'il est doux sans m'occuper de l'avenir. Vous voyez que vous m'avez convertie. C'est par l'orgueil immense de son caractère et la fierté incontestable du mien que nous nous froissons.

Cet orgueil n'est pas justement celui devant lequel je plierais avec bonheur ; celui du poète, celui du talent et de la renommée. Point du tout, ici il n'y en a pas.

Votre père serait bien étonné d'entendre apprécier ainsi, par l'auteur lui-même, ces œuvres qu'il n'aime pas.

Il est vrai que ces jugements si modestes et très sincères, je vous le jure, ne sont portés que devant moi, c'est dans l'épanchement de l'intimité qu'ils se font jour — devant le public, ce n'est pas si humble.

Mais c'est dans les petites choses de la vie que cet orgueil ou plutôt cet amour-propre se montre dans des niaiseries sans importance, dans des fictions même qui ne se passent que dans sa tête et qui à ses yeux prennent les apparences de la réalité. Il me faut combattre ces moulins à vent-là ; pour un être dont l'esprit est aussi clair que le mien, il y a parfois une incroyable fatigue.

Ensuite ce caractère, extrême en tout, se choque perpétuellement à la raison et à la réserve du mien — puis ce passé désordonné laisse des traces indélébiles — avec un caractère ombrageux, la méfiance et le soupçon ne se présentent qu'au milieu d'un cortège de ressouvenirs très amers à entendre et qui, à tout prendre, sont ceux que doit avoir un ex-libertin ; je ne les supporte pas, et alors, querelles, pardons, réconciliations, voilà !

Je n'ai jamais vu de contrastes plus frappants que les deux êtres enfermés dans ce seul individu. L'un, bon, doux, tendre, enthousiaste, plein d'esprit et de bon sens, naïf (chose étonnante), naïf comme un enfant, bonhomme, simple, sans prétention, modeste, sensible, exalté, pleurant d'un rien venu du cœur, artiste exquis en tout genre, sentant et exprimant tout ce qui est beau dans le plus beau langage, musique, peinture, littérature, théâtre ; retournez la page et prenez le contrepied, vous avez affaire à un homme possédé d'une sorte de démon, faible, violent, orgueilleux, despotique, fou, dur, petit, méfiant jusqu'à l'insulte, aveuglément entêté, personnel, égoïste autant que possible, blasphémant tout et s'exaltant autant dans le mal que dans le bien ! Lorsqu'une fois il a enfourché ce cheval du diable, il faut qu'il aille jusqu'à ce qu'il se rompe le cou !

L'excès, voilà sa nature soit en beau, soit en laid. Dans ce dernier cas, cela ne se termine jamais que par une maladie qui a le privilège de le rendre à la raison et de lui faire sentir ses torts. Je ne sais pas comment il a pu faire pour y résister jusqu'ici et comment il n'est pas mort cent mille fois. Rien de plus fantasque et, de plus mobile que son humeur et cependant une grande constance d'affection au fond.

Gai et hypocondre, poétique et trivial.

Athée et croyant, brave l'épée à la main, poltron devant une robe blanche accrochée la nuit à une fenêtre. Ayant envie de se tuer et se soignant par moments comme M. Argan. Ruinant sa santé sciemment avec une inconscience parfaite et criant qu'il va mourir dès qu'il a la fièvre. Que d'autres contrastes encore : prodigue et se laissant voler de tous côtés, dédaigneux de la fortune, pauvre comme Job, plein de besoins aristocratiques et aimant mieux être tourmenté de créanciers et assailli de nécessités que de travailler pour vivre. Avare envers sa gouvernante qui est la probité même ; s'ennuyant de tout et s'amusant d'une mouche, prenant des résolutions qu'il ne tient pas, reconnaissant et ingrat, délicat et brutal. Je vous dis que je n'en finirais pas si je voulais vous énumérer tous ces défauts et ces qualités qui ne s'amalgament jamais. C'est tantôt l'un et tantôt l'autre qui dominent ; j'ai vu ces contrastes se succéder dix fois en une heure, sans jamais se confondre et se mélanger.

« Voilà, ma chère, l'être multiple, bizarre, qui s'est lié à moi. »

Ce témoin inattendu vérifie quelques-unes de nos conjectures les plus discutées.

Mais le poète avait déjà porté lui-même l'arrêt qui vérifie, pour une part, le témoignage. C'est un quatrain d'un sens sublime qu'il paraît avoir composé pour se rendre compte du genre de félicité qu'il était encore capable de donner et de demander à l'amour.

L'aveu chantant s'est échappé du coffret mystérieux de M. Troubat. Il date de l'époque d'Aimée d'Alton. M. Léon Séché le publie à son rang, post-scriptum d'un billet de novembre 1837 adressé à la pauvre infirmière sans illusion :

Si la flèche envenimée
Ne peut sortir de mon flanc,
La main de ma bien-aimée
Peut en essuyer le sang.

On citerait ces quatre vers si l'on voulait donner un exemple de la poésie la plus contraire au vol brillant et enthousiaste des Nuits. Il n'est rien d'aussi éloigné du ton naturel d'Alfred de Musset, de son large cours normal aux belles époques. Un Gautier qui aurait été sensible et humain ou quelque frère aîné du Moréas qui était encore à naître aurait su imprimer à sa condamnation la même cadence. Cette stance immobile, sonnée sur la corde étrangère, trahit l'homme désintéressé du Destin. C'est pour n'en plus parler qu'il l'évoque une fois pour toutes. Sa tristesse implore seulement la pitié, qu'elle décourage.

4 novembre 1913–14 septembre 1916.

Note de 1919

Dans son livre de 1909 sur George Sand, M. René Doumic a regretté que l'auteur des Amants de Venise se fût appliqué à « voir partout le calcul et l'artifice sans croire assez à la sincérité ». Quoi qu'il en soit de ce reproche, on peut, aujourd'hui, essayer de faire le dosage exact du calculé et du sincère, de l'artificieux et du naturel dans une personne aussi complexe que la « grande Romantique » et la « bourgeoise régulière et laborieuse », dont M. René Doumic a subi le charme alterné.

Deux livres pourront y aider : l'un, paru en 1914, Un Voyage, de madame Jacques Vontade (c'est « Fœmina » du Figaro) donne en cinquante pages magnifiques, sur Moritzbourg et les Königsmarck, la généalogie saxonne de madame Sand, le tableau éloquent des « énergies de la race » : « passion, mépris de la loi, instinct anarchique, ample bonté chaude, imagination, rêve immense » ; l'autre, paru en 1919, François Buloz et ses amis, de madame Marie-Louise Pailleron, verse au même dossier les documents incomparables tirés des archives du fondateur de la Revue des deux mondes : ils sont éclairés par une spirituelle chronique des longues et étroites relations d'une famille parisienne avec le monde de Mardoche et de Lélia.

Je ne puis que renvoyer pour le premier livre au texte de madame Jacques Vontade qui, sans paraître vouloir y toucher, donne à la fois l'histoire et la légende de la sensibilité de notre héroïne et comme le poème de son inconscient. Toute analyse de cette Chanson du Sang courrait le risque d'être grossièrement inexacte.

Au contraire, il faut nous saisir des trésors de faits et de pièces que nous apporte madame Marie-Louise Pailleron. Son grand-père a été en quelque sorte et comme ils le disaient eux-mêmes le patron des Amants de Venise. Entre les deux poètes, clients, amis et familiers il apparaît comme une personnification amicale et paternelle du juste sentiment des biens de la terre, il brille à leurs regards unis comme le génie qui commande à la réalité. Quand il frottait sa lampe merveilleuse, Aladin n'éprouvait-il pas la même émotion que George et Alfred évoquant leur Buloz à l'heure du pain quotidien : l'un lui demande de s'arranger comme il voudra, mais d'envoyer 50 francs par retour du porteur ; l'autre lui adresse successivement sa couturière, son propriétaire, sa domestique, son marchand de bois, son libraire et le libraire de son enfant au collège. Comme dit madame Marie-Louise Pailleron, cela se passait sans cérémonie : « Maurice, la bonne, le marchand de charbon »…

Où pouvait s'arrêter, en ces temps pastoraux, cette fonction de pourvoyeur universel ? Car il ne s'agissait pas de petites notes : certain compte de sept mois, en 1836, passe dix mille francs. Ce qui n'empêche pas l'antienne de reprendre : Mon vieux Buloz !… Mon bon Buloz!… Mes cinq cents francs ! Mes mille francs ! « Je serai à Paris vers le 3, sans un sou, mais avec du manuscrit ».

Ne méprisons pas cette histoire de Phynances, comme dit Ubu roi ; justement parce qu'elle se développe en marge de la grande passion, elle servira à saisir tout ce que le type d'Alfred de Musset comporte d'insouciance, de détachement, d'ignorance pleine de péril, en même temps qu'elle peut montrer ce qu'il y eut de souverain esprit pratique, oh ! spontané, oh ! sincère, chez le grand George. Mon mot sévère et disgracieux d'industrie a déplu. Comme le serpent domestique mêlé aux fleurs du thyrse qui blesse et qui guérit, la chose existe, se voit, se touche. Qu'on l'appelle comme on voudra.

Le livre de madame Pailleron a apporté à la psychologie des Amants de Venise une autre confirmation précieuse en produisant deux pièces de grande valeur ; je les ai classées dans un appendice nouveau qui porte le numéro quatre.

On voudra bien me pardonner un goût peut-être excessif pour la précision en des faits dont la gravité semble douteuse. Mais aux faits bien connus et bien notés se trouve lié le sort de nos jugements ; pour raisonner des choses humaines, il faut commencer par les savoir. Tous les critiques du romantisme seront reconnaissants à madame Marie-Louise Pailleron de ces importantes clartés de fait. Les esprits attentifs aux idées et aux hommes, ne s'étonneront pas de l'importance que nous donnons à ce conte d'amour. Il tient aux profondeurs de la structure morale du pays, tel que le voilà, dans la première moitié du XXe siècle. Le rapport en est si étroit, la liaison si forte, que mademoiselle Henriette Charasson, dans une étude approfondie parue à la Revue de Hollande, a dû s'étonner que l'on puisse adhérer à la doctrine des Amants de Venise sans être tenté de partager nos vues politiques. La critique du Romantisme et celle de la Révolution ne font qu'un.

Il sort du drame de Venise un tel flot d'éloquence et de poésie que l'on a pu y voir l'une des heures culminantes de l'art romantique. Plus que l'art, la sensibilité romantique s'y laisse atteindre et mesurer dans ses deux esprits d'individualisme orgueilleux et d'individualisme amoureux : sous la forme stoïque chez madame Sand, sous la forme hédoniste chez Alfred de Musset, la double image de Narcisse explique tant de choses qu'on se lasse difficilement d'y rêver. Âme unique de l'anarchie dans la littérature, dans la politique, dans la sensibilité, dans les mœurs, une philosophie du sentiment sans règle s'y laisse prendre et reconnaître comme en un même point de secrète incidence : on y saisit à nu quelques-unes des passions élémentaires dont le monde d'alors et le monde qui a suivi ont été formés et, naturellement, déformés.

Cette mise au courant serait très incomplète sans la mention du livre publié en 1919 par mademoiselle Vincent, docteur ès lettres.

Je m'étais appliqué à épaissir les voiles fleuris au-devant du mystère féminin de madame Sand, chercheuse insatisfaite, doña Juana 17 désappointée. Avec prudence et retenue j'avais écrit de l'âme de George, grande, généreuse et hospitalière, qu'elle était presque incapable du sentiment que le commun des hommes appelle l'amour. Ces réticences, antiphrases et métonymies ont été déchirées par la vigoureuse critique de l'auteur de George Sand et le Berry, La langue et le style de George Sand dans le roman champêtre ; car son George Sand et l'amour forme bien le plus probant, le plus vif, le plus clair et le plus chaste recueil de textes d'aveux, et ces aveux tendent à dire que, dans sa longue vie amoureuse, l'amante de Venise ayant bu à la volupté sans pouvoir s'y désaltérer, a dû en épuiser la coupe sans y connaître le bonheur.

Être incomplet, avide et aride, enivré de ses mécomptes et de ses désirs, puissant par le cerveau, pauvre par les sens, imagination brûlante, tempérament froid, elle a été presque malade d'une « affection qui commence par un n… » et, dit le physiologiste appelé en témoignage, anaphrodisiaque jusqu'au terme d'une vieillesse qui en resta « machinalement agitée ».

Son portrait de 1842, au cabinet des Estampes, ne trahit pas trop mal cette déçue aux yeux gloutons dont mademoiselle Vincent nous peint le désespoir, qu'elle explique par le recul indéfini de satisfactions trop rêvées. Cette nouvelle démonstration conduite avec la rigueur de la science est faite selon toutes les règles de l'art. Et cependant elle a laissé quelques sceptiques. M. Émile Henriot n'a pas craint d'affirmer sous le vocable de la Minerve française que « toutes disent cela… »

Il serait trop plaisant que tant de cris d'insatiabilité furieuse n'eussent été que l'alibi d'une fabuliste puissante.

Charles Maurras
  1. Voir appendice second, I, le premier incident, et II, le drame lyrique. [Retour]

  2. Jugement du 29 janvier 1914. Première chambre, troisième section. [Retour]

  3. Lettres d'amour à Aimée d'Alton, avec une introduction et des notes par Léon Séché, au Mercure de France. [Retour]

  4. Lettre de George à Alfred, 12 mai 1834. [Retour]

  5. Édition in-12. [Retour]

  6. Voir note supra (première partie). [Retour]

  7. Voir note supra (quatrième partie). [Retour]

  8. C'est en cette même année 1839, d'après Paul de Musset en personne, que Musset écrivit son Poète déchu dont nous connaissons les fragments posthumes recueillis dans la Biographie. [Retour]

  9. M. Ernest Seillière a plus raison encore qu'il ne le dit. Dans toute une tirade qui suit, Lélia développe la grande thèse de Venise, reprise par Musset dans la Confession. L'amie parfaite voulait ennoblir Stenio : « Je voulais lui enseigner l'amour, folle que j'étais !… Oh ! je fis bien de ne pas me presser et de donner attention au développement de cette plante précieuse ! Hélas ! elle avait un ver dans le cœur, et le démon de l'impureté n'a eu qu'à souffler dessus… », etc. [Retour]

  10. Lucrèce, III, 1081–1082 :

    Hoc se quisque modo fugit ; at, quem scilicet, ut fit,
    Effugere haud potis est, ingratis haeret et angit…

    Soit : « Voilà comme chacun cherche à se fuir, mais, on le sait, l'homme est à soi-même un compagnon inséparable et auquel il reste attaché tout en le détestant. » (n. d. é.) [Retour]

  11. Voir première partie, Eux, VI. [Retour]

  12. Voir première partie, Eux, VII. [Retour]

  13. Les Poèmes du Souvenir, dans Lamartine, Hugo et Musset. — Pelletan, éditeur. [Retour]

  14. Gaulois du 16 novembre 1902. [Retour]

  15. Voir La Mésentente, roman de mœurs conjugales de Daudet. Plus récemment, son Hérédo. [Retour]

  16. Il s'agit de la Fontaine des Quatre-Saisons, aux numéros 57–59 de la rue de Grenelle, dans le septième arrondissement de Paris. (n. d. é.) [Retour]

  17. Soit une féminisation de Don Juan. (n. d. é.) [Retour]

Ce texte a paru en 1902, nous reproduisons l'édition de 1926.

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