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Les Amants de Venise

Les Amants de Venise Deuxième partie
Tragédie

Témoignages

Le temps, le lieu précis, les circonstances de la liaison restèrent longtemps incertains. Faute de pièces sûres, il n'en était plus reparlé lorsque, en 1896, sur une indication de M. de Spœlberch de Lovenjoul, savant collectionneur bruxellois, le docteur Cabanès eut l'idée de faire interroger la famille de Pagello pour obtenir quelque renseignement direct ; l'entremise du professeur Vittorio Fontana, du lycée de Bellune, lui fut précieuse. Pour les Pagello, ils ne se firent point prier et fournirent le témoignage demandé.

I

De ce document primitif, qui pourrait s'appeler Pagello confessé et même trahi par les siens, je ne dirai que ce qui intéresse notre sujet, du point où le jeune médecin de Venise pénétra dans l'intimité des voyageurs français.

Nous sommes en février 1834, hôtel Danieli, quai des Esclavons, à Venise : Alfred malade et délirant, George éperdue, un vieux médecin du pays qui tente une saignée et qui ne trouve pas l'artère… La jeune femme, au désespoir, adjure donc ce praticien de sauver son ami :

« Alors le médecin promit de lui envoyer un médecin jeune, et ce fut Pietro Pagello, qui n'abandonna plus le malade.

« Une nuit, George Sand, après avoir écrit trois pages d'une prose très inspirée (M. Pagello les conserve, et elles sont inédites), prit une enveloppe sans adresse, y mit la poétique… déclaration et remit l'enveloppe au docteur Pagello.

« Celui-ci, ne voyant aucune adresse, n'y comprit rien ou feignit de n'y rien comprendre et demanda à George Sand à qui il devait porter la lettre. George Sand lui arracha alors l'enveloppe des mains et y écrivit l'adresse :

« — AU STUPIDE PAGELLO.

« Depuis cette nuit, commença entre l'un et l'autre une relation… très intime 1. »

II

D'après une seconde version des mêmes faits, la fortune de Pagello, sans être moins brillante, aurait été conduite avec plus de lenteur et de convenance. C'est la version de Pierre Pagello lui-même, dans son « Journal », pièce qu'il conviendrait d'appeler mariétonique du nom de l'écrivain qui l'a découverte et traduite ; l'intérêt de la pièce, sa faiblesse comme sa force, est de dater de soixante ans.

Les Lettres d'un voyageur avaient paru dès 1834 ; la Confession d'un enfant du siècle voyait le jour l'année suivante. Pagello estima qu'il lui convenait de mettre aussi par écrit des aveux circonstanciés. Ayant eu sa part de péché, pourquoi eût-il été le seul muet des trois ? Il se reconnaissait dans les livres de ses amis. Mais les traits de son personnage ne laissaient pas d'être arrangés selon leur intérêt ou même leurs plaisirs divers. Il songea à se composer une attitude conforme à son goût personnel et qui pût le justifier, lui aussi, devant le cercle de ses voisins.

Il écrivit donc sa Confession, en 1838 peut-être. M. Paul Mariéton l'a rencontrée, dit-il, « dans un volume introuvable et parfaitement inconnu, où, parmi des essais dramatiques et littéraires dus à Mme Luigia Codemo, a été glissé le Mémorial du médecin de Bellune ». L'auteur de la trouvaille a pu comparer cet étrange imprimé au manuscrit même de Pagello. L'authenticité nous en est ainsi garantie.

On aimerait savoir positivement si le carnet trouvé et lu par M. Paul Mariéton correspond à ce « Mémorial » que le docteur Pagello fils a décrit au docteur Cabanès comme « une sorte d'acte de contrition d'un bon enfant bien repenti qui déplore ses péchés de jeunesse ». L'entourage de Pagello sembla considérer ce dernier Mémorial comme une esquisse ou même comme un livre d'imagination pure : « Ni les événements dont il est parlé, ni les personnages n'y sont en aucune façon précisés ». Ainsi s'exprime le docteur Just Pagello 2.

Quoi qu'il en soit des arrangements qu'il peut comporter, l'écrit de Pierre Pagello, tel qu'on le possède aujourd'hui, confirme sur le point capital les témoignages recueillis de vive voix par le professeur Fontana : on n'eut pas à tenter Mme Sand, elle attaqua.

III

Après avoir conté que, longtemps avant de connaître la belle étrangère de l'hôtel Danieli, il l'avait aperçue au balcon et que cette image l'avait beaucoup troublé (mais peut-être cette préface du récit est-elle sujette à caution), Pagello poursuit en ces termes :

Si je fus assidu au lit de ce malade, vous pouvez l'imaginer. George Sand veillait avec moi des nuits entières, à son chevet. Ces veillées n'étaient pas muettes et les grâces, l'esprit élevé, la douce confiance que me montrait la Sand m'enchaînaient à elle tous les jours, à toute heure et à chaque instant davantage. Nous parlions de la littérature, des poètes et des artistes italiens ; de Venise, de son histoire, de ses monuments, de ses coutumes 3 ; mais, à chaque nouveau trait, elle m'interrompait en me demandant à quoi je pensais. Confus de me sentir surpris à être ainsi absorbé en causant avec elle, je me prodiguais en excuses, devenant rouge comme braise, tandis qu'elle me disait avec un sourire presque imperceptible et un regard de la plus fine expression :

«  Oh ! docteur, je vous ennuie beaucoup avec mes mille questions ! »

Je restais muet.

Un soir qu'Alfred de Musset nous pria de nous éloigner de son lit parce qu'il se sentait passablement bien et avait envie de dormir, nous nous assîmes à une table près de la cheminée.

« Eh bien ! Madame, lui dis-je, vous avez l'intention d'écrire un roman qui parle de la belle Venise ?

— Peut-être… » répondit-elle ; puis elle prit un feuillet et se mit à écrire avec la fougue d'un improvisateur. Je la regardais étonné, contemplant ce visage ferme, sévère, inspiré ; puis, respectueux de ne pas la troubler, j'ouvris un volume de Victor Hugo qui était sur la table, et j'en lus quelques passages sans pouvoir y prêter la moindre attention. Ainsi passa une longue heure. Finalement, George Sand déposa la plume, et sans me regarder ni me parler, elle se prit la tête entre ses mains et resta plus d'un quart d'heure dans cette attitude ; puis se levant, elle me regarda fixement, saisit le feuillet où elle avait écrit et me dit :

« C'est pour vous. »

Ensuite, prenant la lumière, elle s'avança doucement vers Alfred qui dormait et s'adressant à moi :

« Vous paraît-il, docteur, que la nuit sera tranquille ?

— Oui, répondis-je.

— Alors vous pouvez partir, et au revoir, demain matin. »

Je partis et rentrai droit à mon logis où je m'empressai de lire ce feuillet…

On n'acceptera pas cette confession sans critique. Plus d'un détail en est calculé au mieux des intérêts du conteur. Déjà, le préambule nous offrait tout à l'heure un Pagello amoureux de la Française à première vue et bien avant de lui avoir été présenté : c'est qu'il tenait à s'épargner dans son roman cette figure un peu passive qui semble lui avoir été naturelle. La suite du récit propose au contraire, comme on vient de le voir, un Pagello qui baisse les yeux, garde le silence, cache ses sentiments et oblige son amazone à le provoquer en face : c'est qu'il veut nous paraître un médecin trop sérieusement occupé de son art pour ruminer des bagatelles au chevet d'un malade, la plus belle des femmes fût-elle debout près de lui.

Quoique trop littéraires, certains détails que j'ai soulignés méritent d'être retenus comme l'expression de vérités prises sur le vif : les À quoi pensez-vous ? de George, la réserve de Pietro, faite, je crois, d'incertitude et de méfiance, la fougueuse improvisation de l'écrivain et, enfin, ce long silence méditatif que termine le dramatique « C'est pour vous. » Mais prenons garde qu'il manque un trait. Pagello ne s'est pas résigné à mettre par écrit le stupide Pagello que lui jeta Mme Sand. Il a bien pu, de vive voix, le relater, mi-souriant, mi-rougissant, au cours de nombreux entretiens, si bien que le souvenir s'en est conservé chez les auditeurs ; quand il a fallu le transcrire, la plume a fourché. L'excuse était bonne à soumettre au public vénitien ; l'amour-propre ne l'a pas trouvée assez glorieuse.

Que le mot ait été dit par George à Pagello, cela ne peut faire de doute. La famille du médecin ne l'eût pas inventé, et Just Pagello ne l'eût pas confirmé au docteur Cabanes : « Stupide ! expliquait le docteur Just, à vrai dire, il ne l'était point. Mais il jouait ce rôle. N'était-ce pas le meilleur parti que mon père pouvait prendre par prudence ? »

Le récit du Journal s'applique dès lors à marquer que la passion ainsi déclarée mit de fort longs délais à se couronner. Mais le lecteur se défend mal d'un mouvement de scepticisme car le professeur Fontana, résumant les confidences de Pagello, a dit le contraire : « Depuis cette nuit commença entre l'un et l'autre une relation… fort intime. »

D'après un mot, d'ailleurs obscur, du Journal de Pagello, vingt jours entiers passèrent avant ce dénouement et les premiers furent donnés par le jeune homme au doute, au scrupule et aux autres contremarches de la vertu. Rentré chez lui et lisant la déclaration de George, il en fut bouleversé, dit-il :

Oui, oui, je ne puis nier que le génie de cette femme me surprît et m'annihilât. Si je l'aimais d'abord, vous pouvez vous imaginer combien je l'aimais davantage après cette lecture. J'aurais donné je ne sais quoi pour la voir aussitôt, me jeter à ses pieds, lui jurer un amour impérissable ; mais il était déjà tard, et je demeurai pourtant en face de cette feuille, et la relisant deux fois avec le même enthousiasme. Cependant, quelques phrases, l'allure de cet écrit éveillèrent en moi, après la troisième lecture, un je ne sais quoi d'indéfinissable et d'amer qui me sembla me monter au cerveau des profondeurs du cœur.

« Sera-t-elle la première ou la dernière des femmes ? » se demandait-il après avoir judicieusement observé qu'elle avait enveloppé « son épicurisme d'une fine auréole de gloire ». Il poursuivait, dans un ordre un peu différent, mais avec la même anxiété : « Garderai-je ma clientèle ? » « Jeune, initié, je commençais à me procurer une clientèle pour laquelle la science ne suffit pas : il y faut encore une conduite sévère. » Il se représentait avec vivacité ses obligations envers un client tel qu'Alfred de Musset en y mêlant le souvenir des conseils de sa défunte mère, qu'il avait perdue l'année précédente et de qui le portrait pendait justement devant lui. « Si, lui disait la sainte femme, si tu trouves dans la vie des attraits qui contrastent avec les principes moraux que je t'ai inspirés, ceux-là te rendront malheureux. » Et le bon fils se sentait un peu ébranlé. « Je me jetai sur mon lit, et passai le reste de la nuit sans dormir, travaillé par les idées contraires qui luttaient en moi. »

Le docteur compare élégamment le jeu de ces motifs contraires dans son cerveau au va-et-vient de la navette d'un tisserand.

… À dix heures du matin, je fus, comme de coutume, faire ma visite à Alfred de Musset qui allait visiblement mieux, après avoir couru pour sa vie un grave péril. La Sand n'y était pas. Assis au lit du patient et causant avec lui, je n'osais demander où était sa compagne de voyage ; mais un mouvement involontaire me fit maintes fois regarder derrière moi comme si je la sentais approcher, et j'épiais la porte d'une chambre voisine d'où je m'attendais à la voir apparaître.

Il y avait pourtant deux désirs contraires en moi : l'un qui haletait hardiment de la voir, l'autre qui aurait voulu la fuir ; mais celui-ci perdait toujours à la loterie.

Tout à coup, s'ouvrit la porte que je regardais, et George Sand apparut, introduisant sa petite main dans un gant d'une rare blancheur, vêtue d'une robe de satin couleur noisette avec un petit chapeau de peluche orné d'une belle plume d'autruche ondoyante, avec une écharpe de cachemire aux grandes arabesques, d'un excellent et fin goût français. Je ne l'avais vue encore aussi élégamment parée et j'en demeurai surpris, lorsque s'avançant vers moi avec une grâce et une désinvolture enchanteresses, elle me dit :

« Signor Pagello, j'aurais besoin de votre compagnie pour aller faire quelques petits achats, si cependant cela ne vous dérange pas. »

Je ne sus que bredouiller que je me tenais honoré de me mettre à son service comme cicérone et comme interprète. Alfred alors nous congédia, et nous sortîmes ensemble. Quand je me sentis au grand air, il me sembla respirer plus librement, et je parlai avec plus de désinvolture et plus d'agilité. Elle me raconta comment elle vivait depuis quelques mois en relations avec Alfred, et combien elle avait de raisons nombreuses de se plaindre de lui, et qu'elle était déterminée à ne pas retourner en France avec lui. Je vis alors mon sort, je n'en eus ni joie ni douleur, mais je m'y engouffrai les yeux fermés. Je vous fais grâce de la très longue conversation que j'eus avec George Sand, en nous promenant, trois heures durant, de-ci et de-là, sur la place Saint-Marc. Nous parlâmes comme tout le monde en semblable cas. C'étaient les variations accoutumées du verbe je t'aime… Mais, après vingt jours écoulés, il survint des faits plus graves.

Recevoir tel quel ce récit vieux de soixante ans nous serait d'autant moins facile que, en 1896, Pagello a confirmé au docteur Cabanès le récit tout différent et presque contraire de M. le professeur Fontana. On peut objecter à la version Fontana et à la confirmation de Pagello que toutes deux émanent d'un vieillard dont la mémoire a beaucoup baissé ; mais le premier récit émane d'un jeune homme dont les facultés d'imagination étaient dans la fleur. En 1838, Pagello avait intérêt à construire certaines fables ; deux grands tiers de siècle écoulés ont supprimé tout au contraire les intérêts qui lui inspiraient ces scrupules, ces scrupules eux-mêmes et jusqu'au souvenir des fictions qui en étaient sorties.

IV

Il faut néanmoins tenir compte du document fourni par M. Paul Mariéton si l'on veut représenter certains traits de la grande scène de cette histoire. Je crois bien, par exemple, que Pagello ne lut pas séance tenante les feuillets que George lui avait tendus d'un geste tragique. Peut-être lui conseilla-t-elle de les lire en particulier. Mais, quand il en eut pris connaissance, le pauvre garçon ne put, ou ne voulut, ou (toujours par réserve de prudence !) n'osa s'en croire le destinataire certain. Il feignit tout au moins cette hésitation devant l'excès de ce bonheur et, de son mieux, il fit la bête. De sorte qu'il rapporta les feuillets le lendemain, comme l'indique le Journal; mais, comme l'ajoute la version Fontana, il les rendit à Mme Sand en demandant à qui était destiné ce morceau de littérature. C'est alors quelle mit l'écrit sous enveloppe ou plutôt le plia (car je ne sais si l'on avait facilement des « enveloppes » en 1834) et traça la suscription railleuse que nous connaissons. Cette conjecture établit un espace de douze et quinze heures environ entre la rédaction de la pièce et le libellé de la dédicace au « stupide Pagello ». Alors, nous apprend le Journal, ils sortirent ensemble. Est-il bien certain qu'ils aient fait cette sortie et l'état du malade le permettait-il ? C'est, du moins, le moment auquel il conviendra de laisser nos héros tout seuls.

M. Paul Mariéton nous a découvert le Journal de Pagello ; mais le nom de M. le docteur Cabanès sera béni des sandistes et des mussettistes pour avoir sauvé de l'oubli le texte même de la déclaration de madame Sand.

Ce qu'elle méditait dans ce triste soir où Musset, ayant envie de dormir, l'avait priée de s'éloigner, tandis que le docteur lisait distraitement un tome de Victor Hugo, ce qu'elle écrivit aussitôt avec la fougue « d'un improvisateur », de cet air inspiré mais concentré qui avivait l'éclat de son pâle visage, ce qui lui coûta une heure de rédaction, mais qu'elle remit à Pagello sans avoir hésité plus de vingt minutes, cette pièce précieuse et ce document prodigieux, le voici, ou plutôt en voici l'abrégé, car, s'il faut montrer l'essentiel de cette cendre, je n'en produirai rien de plus.

Peut-être, pour faire croire en cas de surprise qu'elle écrivait un simple chapitre de roman, le feuillet porte un titre : « En Morée ». Pourquoi en Morée ? La Morée a été possession vénitienne. Est-ce une allusion à quelque anecdote de Pagello ? Avait-on projeté un voyage en Morée ou ne s'agissait-il que de la Morée de Byron et cela voulait-il signifier l'embarquement pour un amour sauvage, violent et primitif, comme on en prêtait aux populations de la Grèce moderne ? Serait-ce encore un anagramme d'En Amore ? Ou faut-il lire Enamorée ? Il sera plus simple de croire que les deux mots étaient déjà inscrits en tête de la feuille quand George la saisit pour y consigner ses aveux.

Mais elle usa de termes infiniment directs qui rendent vaine l'entreprise d'expliquer ce fragment par une allégorie : « Nés sous des cieux différents, nous n'avons ni les mêmes pensées, ni le même langage : avons-nous du moins des cœurs semblables ?… Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu ? L'ardeur de tes regards, ajoute-t-elle, l'étreinte violente de tes bras, l'audace de tes désirs me tentent et me font peur… Je ne sais ni combattre ta passion, ni la partager… Je te regarde avec étonnement, avec désir, avec inquiétude. »

Bien que le « stupide » Pagello n'ait rien dû témoigner encore, George, aussi maligne qu'ardente, feint de répondre à des vœux déjà exprimés. C'est la première ruse. La seconde consiste à se poser en objection tout ce qui va donner une énergie nouvelle à la volonté de son cœur.

Tu es étranger, dit-elle en substance. Tu n'entends pas ma langue. Je sais trop mal la tienne pour que nous puissions nous comprendre. Pourrions-nous faire communiquer nos pensées par le langage, nos cœurs resteraient éloignés, étant nés de patrie, de races, de mœurs trop contraires. Qui es-tu ? Et que peux-tu être pour moi : « un appui ou un maître ? » On t'a élevé peut-être dans la conviction que les femmes n'ont pas d'âme. Sais-tu qu'elles en ont une ? N'es-tu ni chrétien, ni musulman, ni civilisé, ni barbare ? Es-tu homme? Qu'y a-t-il dans cette mâle poitrine, dans cet œil de lion, dans ce front superbe ?

Comme on s'y attendait, la pierre objectée au torrent en a doublé la force.

Le questionnaire continue avec un lyrisme croissant. George demande à Pierre s'il est idéaliste ou charnel en amour, brute ou poète, athée ou plein de foi, esclavagiste ou libéral ; s'il croit aux appétits indomptables et indéfinis de notre âme ; si, lorsque sa maîtresse s'endort entre ses bras, il sait demeurer « éveillé à la regarder, à prier Dieu et à pleurer ». Elle lui pose enfin une question pleine d'audace : « Les plaisirs de l'amour te laissent-ils haletant ou abruti, ou te jettent-ils dans une extase divine ?… » et, lui confessant qu'elle ignore ce grand point, elle songe dans un éclair de pensive mélancolie qu'il lui faudra peut-être en rester toujours ignorante. « Je ne sais ni ta vie passée, ni ton caractère, ni ce que les hommes qui te connaissent pensent de toi. Peut-être es-tu le premier, peut-être le dernier d'entre eux. » N'importe. Un mot éclate, qui emporte tous les doutes, et brise, et foudroie. « Je t'aime, gémit-elle, je t'aime sans savoir si je pourrai t'estimer, et je t'aime parce que tu me plais. »

Toute autre que Mme Sand s'en serait tenue là peut-être. Mais, l'obstacle renversé, roulé dans son onde et réduit en poudre impalpable, elle s'en sert comme d'un philtre. Si George se résout à aimer celui qu'elle ne peut ni connaître ni comprendre, c'est que le sentiment du risque à courir l'aiguillonne aussi.

Raisonnant sa passion du mystère et de l'aventure, elle se persuade que cela vaut bien mieux puisqu'elle sera la maîtresse de diriger à son gré son nouvel amour. Ce beau garçon silencieux, elle lui prêtera les sentiments qu'il lui plaira. « Si tu étais un homme de ma patrie, je t'interrogerais et tu me comprendrais, mais je serais peut-être plus malheureuse encore, car tu me tromperais. »

Toi, du moins, tu ne me tromperas pas, tu ne me feras pas de vaines promesses et de faux serments. Tu m'aimeras comme tu peux aimer.

Ce que j'ai cherché en vain dans les autres, je ne le trouverai peut-être pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le possèdes.

Les regards et les caresses d'amour qui m'ont toujours menti, tu me les laisseras expliquer à mon gré, sans y joindre de trompeuses paroles.

Je pourrai interpréter ta rêverie et faire parler éloquemment ton silence.

J'attribuerai à tes actions l'intention que je te désirerai.

… Je ne voudrais pas savoir ton nom. Cache-moi ton âme, que je puisse toujours la croire belle !

Le fils de Pagello a raison de trouver la pièce superbe. Le texte complet est gâté çà et là par quelques phrases trop mystiquement éthérées pour un cantique à la nature. Cependant, quel poète ! On n'imagine pas qu'il soit possible de mieux dire le battement d'un jeune cœur devant tant d'énigmes cachées dans le bel animal. De vieux humanistes m'assurent que c'est ainsi que dut parler à son amant la vive épouse de Minos. Haud aliter Pasiphae tauro 4, disent-ils dans leur langue, et les âmes qui sont établies le plus bas dans l'échelle de l'être pourraient aussi entendre l'hymne de George Sand, tant il est chaud, nombreux et rythmé sur les grandes ondes de l'univers.

Bien que mal instruit des finesses de l'idiome, le médecin de Venise devait être sensible à cette éloquence. Je ne crois guère au trouble « indéfinissable et amer » qui lui serait alors monté au cerveau « des profondeurs du cœur ». Cette impression semble imaginée après coup. Elle manque de vérité morale.

Le vrai est qu'il se réjouit de trouver George aussi éloquente qu'elle était belle et céda, s'il est possible d'ainsi parler. C'était, selon le récit véridique déjà cité, « une nuit » du temps où « le médecin n'abandonnait plus le malade ».

L'état d'Alfred était encore indécis ; quand il ne dormait pas du sommeil naturel ou du léthargique, il « extravaguait » à voix haute.

Imaginations

Nous avons un état précis des pensées et des sentiments du grand George ; qu'avons-nous besoin du détail de ses actions ? Le prodigieux et le sublime de l'affaire ne consistent point dans ce qu'elle fit pour le bonheur de Pagello, mais dans le fait d'en avoir conçu la pensée, le désir ou la volonté. N'admettons que ce dont nous sommes sûrs, n'ajoutons rien, demeurons-en à la simple révélation de son état d'esprit : il ne semble pas que les torts de Mme Sand puissent être aggravés par aucune charge.

I

Elle s'est défendue toute sa vie, non pas comme l'a observé M. Maurice Clouard, d'avoir été au médecin, mais d'avoir donné « le spectacle d'un nouvel amour sous les yeux d'un mourant ». L'odieux de l'histoire n'existait qu'en cela pour elle, puisque, nous le savons, elle se sentait libre depuis les infidélités et les duretés d'Alfred de Musset et qu'une rupture formelle avait eu lieu.

Mais, délivrée de toute obligation envers le premier amour, ne lui consacrant que les travaux de sa charité, le second paraît bien lui avoir inspiré une ivresse brutale, avec de sauvages oublis. « Les amants, observe-t-elle avec une lucidité judicieuse dans une lettre à Pagello dont M. Paul Mariéton a copié l'original, les amants n'ont pas de patience et ne savent pas se cacher. Si j'avais pris une chambre dans l'auberge, nous aurions pu nous voir sans le faire souffrir et sans nous exposer à le voir d'un moment à l'autre devenir furieux. » Soit que Pagello se fût fait scrupule de permettre à George, alors un peu gênée, la location d'une autre pièce et que cette dépense fût au-dessus de ses moyens, soit que l'état du malade ne permît point de le quitter, ils connurent là ces alarmes de toute heure auxquelles George fait allusion au début de la même lettre : « Aurons-nous, s'écrie-t-elle, assez de prudence et assez de bonheur, toi et moi, pour lui cacher encore notre secret pendant un mois ? » De pareils textes permettent de grands sourires en réponse à beaucoup de dénégations irritées 5. Il faut se souvenir d'ailleurs que, à l'état de nature et prise à l'improviste, une femme dit bien rarement ce qui est, elle dit ce qui est utile : la vérité, cette abstraction, disparaît devant la Nécessité vivante.

II

Si George a tant épilogué sur une vérité désormais établie, c'est qu'elle voulait maintenir la haute image qu'elle s'était formée et qu'elle avait imposée à d'autres de sa vertu : ses amis, son amant, ses confrères, ses lecteurs et sa conscience lui passeraient les fantaisies les plus hardies et les libertés les plus crues, mais non une faiblesse, non un entraînement, non le fait de céder à des forces supérieures. Il fallait qu'on la vît, qu'elle-même se crût, en dernière analyse, maîtresse absolue de son sort. Elle et Lui nous apprend comment peut et doit se donner une femme de tête. « Thérèse n'eut pas de faiblesse pour Laurent dans le sens moqueur et libertin que l'on attribue à ce mot en amour. Ce fut par un acte de sa volonté, après des nuits de méditation douloureuse qu'elle lui dit… etc. » Non contente de vivre, sans béquilles de préjugés ni de contraintes religieuses, elle se piquait d'être un modèle de liberté.

De l'année 1800 à l'année 1900, pour écrire des chiffres ronds, a régné cette curieuse règle du beau moral qui permet tout ce qui ne cause aucun mal à autrui, mais qui ordonne aussi de tenir tout être malheureux pour sacré. On a défini le mal à ce point de vue par la « douleur des autres 6 ». La religion de la souffrance humaine que prêche le comte Tolstoï en Russie et que reflète un personnage de M. Paul Bourget, la maxime du Philippe de M. Maurice Barrés, « ne faire de mal à aucun être », étaient déjà enveloppées dans les sentiments que Mme Sand se piquait d'avoir toujours nourris, professés et vécus. Sa cruelle passade de 1834 lui semblait devoir nuire à cette façon de composer sa biographie. Il en sortait de quoi répondre, comme avec un paquet de verges, à bien des plaidoyers pour la liberté de la vie et le droit divin de l'amour.

— Quoi ! George, vous nous dites, dans votre Jacques et dans tous vos livres, que « à des êtres sans conscience et sans vertu, il faut de lourdes chaînes » ? Il en faut donc à l'immense majorité du genre humain, la conscience et la vertu nous étant des biens aussi rares que le génie et que la beauté. Hélas ! ni l'homme ni la femme ne sont bons. L'homme et la femme ne se trouvent jamais si à l'aise pour bien agir qu'après qu'on a un peu lié leurs fantaisies par des conventions générales, des mœurs traditionnelles, toute sorte de brides, toute sorte de freins bien forgés et bien adaptés. Vieille loi, dites-vous ? Mais personne ne la démontre mieux que vous et que votre exemple tout neuf. Personne n'a été ornée de dons plus précieux ; personne plus déliée des chaînes antiques ; c'est pourquoi nulle d'entre nous n'a été moins gardée, ni moins défendue ; aucune n'est tombée plus bas et n'a péché plus gravement, je ne dis pas contre l'amour, mais contre la bonté, contre la pitié, contre, cette charité naturelle qui jusqu'ici paraissait l'ordre ou plutôt le fond même de votre cœur.

Voilà quelles réflexions menaçantes décidèrent Madame Sand au parti d'un mensonge invraisemblable et obstiné. On admire les femmes pour leur faculté d'oublier. Elle dépend de leur magnifique pouvoir de se mentir à elles-mêmes. Chez George, l'imagination dut effacer presque entièrement le vestige d'actes devenus insupportables à son orgueil. Le non qu'elle n'avait pas eu la force d'opposer à ses tentations de Venise, elle n'a point cessé de le superposer aux images que ressuscitait sa mémoire. Pour cette âme qui se flattait d'ignorer à la fois repentir et expiation, une dénégation soutenue et continuée avec tant de constance équivalut peut-être au rachat et au repentir ; mais c'est l'aveu indirect de la défaillance.

— Je suis incapable de faute. Si j'avais fait cela, j'aurais péché certainement. Je n'ai donc pu le faire et je ne l'ai point fait.

Ce que George jura cent fois de n'avoir jamais fait, c'est au juste ce que, dix mois plus tard et au prix même de son sang, elle eût voulu n'avoir pas fait ; c'est, plus humainement, ce qu'elle s'estimait incapable de jamais faire. Ce mal qu'elle reconnaissait et sentait bien être le mal, il lui devenait impossible de s'en reconnaître l'auteur.

— Quelle est donc cette femme qui agit à Venise d'une façon dont elle rougirait, quant à elle, mais qui, la misérable ! lui ressemblait comme une sœur ?

III

Tout compte fait, son cœur valait beaucoup mieux que sa vie, qui valait mieux que sa philosophie. Celle-ci, à la vérité, valait moins que rien, car ce que l'on préfère à cette menteuse sagesse est un long mensonge de fait.

Mais gardons-nous de tant charger les deux nouveaux amants que nous leur inventions des crimes. Je ne crois pas qu'ils aient manqué de circonspection. Ils prirent ou crurent prendre infiniment de peine pour tromper avec art. George tenait à faire publier par tous ses amis parisiens qu'elle avait respecté les délicatesses élémentaires. Mais on ne peut perdre de vue qu'elle était aussi dominée par un devoir étroit : l'état de Musset exigeait la présence continuelle de George et de Pagello. Le poète a peut-être dû la santé et la vie à ce qui nous choque le plus dans cette affreuse trinité.

Avant leur union criminelle, son médecin et sa compagne désespéraient de le sauver ; George si bonne, Pagello si peu pervers, n'ont-ils pas fait ensuite le serment d'expier cette double chute en le disputant à la mort « comme leur propre enfant » ? « Je l'aimais comme un père, et tu étais notre enfant à tous deux », lui écrivait George plus tard.

— Va, nous te sauverons !

On les entend. On les voit étendre la main et choisir la formule de quelque serment romantique. C'est en de tels moments que l'éloquence du grand George atteignait sans difficultés au sublime. Et, bien qu'assez comique à nos regards de spectateurs, la foi ainsi jurée offrait cet avantage d'endormir bien des inquiétudes et des scrupules. Elle ajoutait à la commune vie amoureuse un je ne sais quoi de tendu, d'enthousiaste et d'exalté dont le serein esprit de Mme Sand aimait à goûter l'illusion.

Les vit-il ?

Ou Musset ne vit rien tant que dura sa maladie, ou il eut le sujet de quelques soupçons.

I

Vers 1895, l'on pouvait encore soutenir ou admettre qu'il ne vit rien et, selon la version de madame Sand elle-même, qu'elle ne songea à Pagello que longtemps après la guérison du poète. Mme Arvède Barine présente encore une version de ce genre dans son Alfred de Musset, ou du moins lui est-il permis de glisser le plus vivement du monde sur les vérités difficiles confiées à sa discrétion. Elle n'aborde le sujet du « roman à trois personnages » qu'après avoir parlé de la convalescence d'Alfred. Cette page de notre contemporaine est un modèle de diplomatie féminine :

… Le vertige du sublime et de l'impossible ressaisit les deux amants (George et Alfred). Ils imaginèrent les déviations de sentiment les plus bizarres, et leur intérieur fut le théâtre de scènes qui égalaient en étrangeté les fantaisies les plus audacieuses de la littérature contemporaine. Musset, toujours avide d'expiation, s'immolait à Pagello, qui avait subi à son tour la fascination des grands yeux noirs. Pagello s'associait à George Sand pour récompenser par une « amitié sainte » leur victime volontaire et héroïque, et tous les trois étaient grandis au-dessus des proportions humaines par la beauté et la pureté de ce « lien idéal ».

George Sand rappelle à Musset, dans une lettre de l'été suivant, combien tout cela leur avait paru simple… Elle lui rappelle aussi leurs émotions solennelles, « lorsque tu lui arrachas, à Venise, l'aveu de son amour pour moi, et qu'il te jura de me rendre heureuse. Oh ! cette nuit d'enthousiasme où, MALGRÉ NOUS, tu joignis nos mains en nous disant : « Vous vous aimez et vous m'aimez pourtant ; vous m'avez sauvé âme et corps. »

Après tout ce que nous avons, ce malgré nous acquiert la bonne saveur de Molière. Les témoignages que nous avons dépouillés montrent si George et Pagello avaient attendu la licence de leur magnanime poète ! Cette nuit d'enthousiasme que nous rapporte, d'après George, Mme Arvède Barine, se ramène aux proportions d'une comédie dans laquelle Alfred de Musset ne fut pas seulement la dupe de son goût pour les cas étranges et de l'extrême générosité de son cœur : il le fut du grand George, il le fut du brave Pagello.

II

Mais l'avait-il toujours été ? Quoi ! pas l'ombre d'un doute ? Et chez un homme à qui l'état de jaloux fut si naturel, pas un accès, pas un réveil de l'ancienne furie ? Jusqu'au malgré nous admirable, jusqu'aux fiançailles mystiques, pas un soupçon ?

Sans doute la séparation était faite. George et Alfred n'étaient plus amants. Elle était libre, il n'avait plus le droit d'être jaloux. Comme si la plus forte des passions de l'amour suivait le droit et le devoir ! Comme si aucune rupture officielle pouvait être prise longtemps au sérieux par Alfred ! Les larmes de la forêt de Fontainebleau et leurs folles nuits parisiennes de septembre, voilà ce qui vivait à jamais dans son souvenir, non l'image banale des formalités de la dernière séparation ni deux tours de clef donnés à la chambre de George. Comment eût-il cessé d'aimer cette belle maîtresse quand elle lui sauvait la vie et qu'il devait reprendre si passionnément à Paris après qu'elle lui eut infligé des maux plus affreux que la mort ?

Le convalescent se leva bien plus amoureux qu'autrefois : notre affaire est de découvrir si, dans la suite de jours et de nuits qui va de la chute de George au départ d'Alfred pour la France, rien ne se produisit de net et de tranché qui éveillât dans cet amour reviviscent le frisson de la jalousie.

On peut d'ailleurs admettre une crise de jalousie sans adopter tout ce qu'a raconté Paul de Musset sur ce point.

Le frère du poète, tant dans la Biographie d'Alfred de Musset que dans Lui et Elle, obéit à trois ordres de préoccupations. Il veut diminuer les torts de son frère envers George, ce qui rend l'aventure entière incompréhensible ; il veut réduire l'importance de George elle-même dans l'œuvre et dans la vie d'Alfred de Musset, ce qui était l'impossible pur ; enfin, et l'on a oublié jusqu'ici de le voir et de le dire, il s'est efforcé de couvrir la céleste naïveté du jeune poète.

III

Selon Paul de Musset, le poète, au réveil d'une léthargie, aurait assisté aux effusions de sa maîtresse et de son rival ; posée entre George et Pagello, une tasse de thé à laquelle ils semblaient avoir bu tour à tour lui confirmait, comme un témoin matériel, leur intimité amoureuse.

Les amis de madame Sand repoussent avec dédain toute cette histoire, dont plus d'un critique a souri. L'épisode de la tasse mit particulièrement en verve M. Maurice Clouard. « Mais c'est Paul de Musset qui a écrit cela, disait-il, non Alfred, et pas une ligne d'Alfred ne fait allusion à cela ; il reproche bien des choses à sa maîtresse, mais jamais cela. » Ainsi parle M. Maurice Clouard. « Jamais cela », « pas une ligne », c'est beaucoup dire peut-être. J'accorde bien qu'on n'en ait trouvé nulle trace dans ces lettres inédites du poète que tant de regards ont violées ; j'admets pareillement qu'on ne tienne pas compte des feuillets qu'aurait dictés, de son lit de mort, Alfred de Musset à son frère, car ils ne portent aucun signe qui les authentifie parfaitement en dehors du témoignage de la famille du poète, et l'on peut se permettre de récuser ce témoignage. Mais ouvrons la dernière partie de la Confession d'un enfant du siècle, précisément aux points de l'ouvrage qu'on s'accorde à tenir pour une autobiographie. La tasse de thé n'en est pas absente. Je transcrirai tout le morceau.

Un soir que Smith (Pagello) 7 avait dîné avec nous, je m'étais retiré de bonne heure, et je les avais laissés ensemble. Comme je fermais ma porte, j'entendis Brigitte (George) demander du thé. Le lendemain, en entrant dans sa chambre, je m'approchai par hasard de la table et, à côté de la théière, je ne vis qu'une seule tasse. Personne n'était entré avant moi et, par conséquent, le domestique n'avait rien emporté de ce dont on s'était servi la veille. Je cherchai autour de moi sur les meubles si je voyais une seconde tasse et m'assurai qu'il n'y en avait point.

« Est-ce que Smith est resté tard ? demandai-je à Brigitte.

— Il est resté jusqu'à minuit.

— Vous êtes-vous couchée seule, ou avez-vous appelé quelqu'un pour vous mettre au lit ?

— Je me suis couchée seule. Tout le monde dormait dans la maison. »

Je cherchais toujours, et les mains me tremblaient. Dans quelle comédie burlesque y a-t-il un jaloux assez sot pour aller s'enquérir de ce qu'une tasse est devenue ? À propos de quoi Smith et Mme Pierson auraient-ils bu dans la même tasse ? La noble pensée qui me venait là !

Je tenais cependant la tasse et j'allais et venais par la chambre. Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire, et je la lançai sur le carreau. Elle s'y brisa en mille pièces, que j'écrasai à coups de talon.

Est-il besoin de dire que le rapprochement n'a rien d'une preuve ? En rusé fabuliste, Paul n'aura peut-être parlé d'une tasse de thé dans Lui et Elle que parce qu'il s'en trouvait une dans la Confession. Et cependant la scène ainsi racontée par Musset porte un accent de réalité douloureuse, qui retient et qui inquiète, comme si elle eût été vécue par l'auteur. Elle a, en même temps, cet air d'invraisemblance qui atteste un mauvais démarquage de la réalité. Qu'une unique tasse de thé, posée entre deux personnages qui s'embrassent, paraisse une bonne confirmation du spectacle à quelqu'un qui redoute une hallucination, qu'elle serve à rendre le spectacle plus cohérent et qu'elle lui en fasse mieux saisir la réalité, cela peut se comprendre. Mais en quoi une tasse, trouvée isolée sur la table au lendemain de la veillée de Brigitte et de Smith, peut-elle servir de prétexte à un soupçon ?

Brigitte, dont les yeux suivent le ménage d'Octave, n'a qu'à dire :

« Je n'ai pas pris de thé. »

Ou bien :

« M. Smith n'en a pas voulu. »

Il semble donc qu'Alfred de Musset, voulant incorporer un souvenir de la vie à son œuvre d'art, a voulu aussi le défigurer. Il s'y est appliqué. Mais l'opération a été malheureuse.

Ce n'est là qu'une conjecture, il ne faut pas la rejeter, ni l'adopter non plus, mais en prendre note. La critique doit s'efforcer de ne faire dire à la Confession ni trop, ni trop peu 8.

IV

En cherchant bien, quelque lecteur hostile à George relèverait un autre endroit qui fait songer à la plus grave des imputations élevées par Paul de Musset contre l'amie de son frère : c'est au commencement de la Confession, chapitre III, quand Octave de T… raconte qu'il découvrit à dix-neuf ans la trahison de sa première maîtresse :

Comme je me retournais pour prendre une assiette, ma fourchette tomba. Je me baissai pour la ramasser, et, ne la trouvant pas d'abord, je soulevai la nappe pour voir où elle avait roulé. J'aperçus alors sous ma table le pied de ma maîtresse qui était posé sur celui d'un jeune homme assis à côté d'elle ; leurs jambes étaient croisées et entrelacées et ils les resserraient doucement de temps en temps.

Les sandistes ont ici beau jeu à répondre que la trahison dont se plaint Musset, par l'organe d'Octave, n'a aucun rapport avec l'histoire de George. Madame Sand ne paraît qu'au troisième livre de la Confession, sous les traits de Brigitte, la blanche, la pure Brigitte Pierson, et la dame anonyme aux pieds légers ne sort pas du livre premier. C'est l'affreuse duplicité de celle-ci qui précipite Octave dans la débauche, c'est l'innocence de Brigitte qui l'en retire et qui lui rend les consolations de l'amour. Voilà une réponse qui paraîtra fort juste. Mais comment se fait-il que la première maîtresse d'Octave nous fasse penser constamment à madame Sand et aux journées de l'hôtel Danieli ? Nous lui voyons entonner « la chanson tyrolienne » qui commence par ces deux vers :

Altra volta gieri biele
Bianch'e rossa com'un flore…

(Autrefois j'étais belle,
Blanche et rose comme une fleur…)

et qui semble le pur écho de la « sérénade vénitienne » insérée dans les Lettres d'un voyageur et le chef-d'œuvre de maître Pagello.

Cette sérénade en dialecte de Venise porte ces vers :

Ti xe bella, ti xe zovene,
Ti xe fresca comme un flore…

(Tu es belle, tu es jeune,
Tu es fraîche comme une fleur…) 9

Le portrait même de cette terrible infidèle, sa chevelure noire, « sa nuque lisse et parfumée », « cette nuque, siège de la force vitale » « plus noire que l'enfer », ce « duvet rude et abondant », tout ce je ne sais quoi d'« impudemment beau » qui fait songer à quelque brune magnifique semble aussi nommer George Sand. Un juge réfléchi estimera que le souvenir de George a dû ici se dédoubler et, si l'on veut, se réfranger, comme en un prisme, dans la mémoire de l'auteur. Ce que George lui avait donné de meilleur anima le cœur de Brigitte ; le reste alla au corps de cette maîtresse trompeuse que l'âpre prose du poète poursuit de ses malédictions. « Je t'aime, fait-il dire à cette dernière, et ne puis me passer de toi. » Cela semble inspiré la lettre de George : « Je ne t'aime plus, mais je t'adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux pas m'en passer. »

Ajoutez qu'on étonne beaucoup les jeunes gens qui lisent Musset en révélant que la traîtresse du début de la Confession n'est pas la même fausse amante qui est accablée d'invectives dans une des Nuits, la « femme à l'œil sombre », dont le poète déplore que les « funestes amours » aient « enseveli dans l'ombre » son « printemps » et ses « beaux jours ». Un public ingénu et neuf, d'imagination fraîche fait ce brusque rapprochement. Il ne veut, il ne peut imaginer ici qu'une seule et même personne ; en revanche, il a peine à croire que la femme à qui il est dit :

Honte à toi qui la première
M'as appris la trahison…

soit représentée par l'idéale Brigitte. L'incohérence de la Confession est du reste si explicable qu'on la trouvera expliquée tout à l'heure de point en point. Contentons-nous de retenir, pour le moment, les traits dignes d'être notés.

V

« Aurons-nous, écrivait l'amoureuse George, assez de prudence et assez de bonheur, toi et moi, pour lui cacher notre secret pendant un mois ? » Et dans la même lettre : « Dans deux ou trois jours, les soupçons d'Alfred recommenceront et deviendront peut-être des certitudes. » Il avait donc eu des soupçons, cela est acquis. « Il suffira, ajoute-t-elle, d'un regard entre nous pour le rendre fou de colère ou de jalousie. » Et elle poursuivit bonnement : « S'il découvre la vérité à présent, que ferons-nous pour le calmer ? » Le morceau finit sur une prévision qui est pleine de suc et qui fera apprécier, je le dis sans sourire, la bonté foncière de George : « Il nous détestera pour l'avoir trompé. » Même dans l'étrange situation où elle venait de se mettre la bonne fille ne voulait pas être détestée.

Quelques personnes bienveillantes peuvent persister à penser que les soupçons du poète ne furent cependant que des soupçons en l'air et planèrent sans poser sur aucun fait de précis. Le spectacle quotidien d'un jeune homme et d'une jeune femme debout près de son lit et si bien accordés l'un à l'autre que tous leurs gestes devaient crier cet accord, suffisait largement à rendre un poète anxieux. Cependant Alfred de Musset, dans ses livres, se plaint d'autre chose que d'affreux doutes ; il semble évoquer l'apparence flagrante d'une trahison. Certains détails très nets paraissent lui avoir sauté aux yeux : tasse de thé bue en commun, lettre oubliée, baiser surpris, signes d'intelligence arrêté au passage, on peut choisir entre ces diverses suppositions, comme on peut les adopter toutes : on ne peut les rejeter toutes à la fois.

Le récit qui aurait été « dicté par Alfred de Musset à son frère, décembre 1852 » et qui a été communiqué par Mme Lardin de Musset à M. Paul Mariéton porte les images suivantes que le poète alité, à peine sorti du délire, est du reste tenté de prendre lui-même pour une « vision de malade » :

En face de moi, je voyais une femme assise sur les genoux d'un homme. Elle avait la tête renversée en arrière… Je vis les deux personnes s'embrasser. Dans le premier moment, le tableau ne me fit pas une vive impression. Il me fallut une minute pour comprendre cette révélation, mais je compris tout à coup, et je poussai un léger cri…

… En les regardant prendre leur thé, je m'aperçus qu'ils buvaient l'un après l'autre dans la même tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello voulut sortir, G. S. le reconduisit. Ils passèrent derrière un paravent, et je soupçonnai qu'ils s'y embrassaient.

G. S. prit ensuite une lumière pour éclairer Pagello. Ils restèrent quelque temps ensemble sur l'escalier. Pendant ce temps-là, je réussis à soulever mon corps sur mes mains tremblantes. Je me mis à quatre pattes sur le lit. Je regardai la table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse ! Je ne m'étais pas trompé ! Ils étaient amants ! Cela ne pouvait plus souffrir l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant, je trouvai encore le moyen de douter, tant j'avais de répugnance à croire une chose si horrible !

C'est là dessus que sa fureur aurait éclaté. La crise cérébrale reprit de plus belle ; aux divagations de la fièvre s'ajoutèrent les tremblements d'un cœur jaloux. Une lettre de madame Sand, écrite le 8 février 1834, donne peut-être l'idée de la manière dont ces scènes tragiques furent renouvelées. « Six heures, écrit-elle, d'une frénésie telle que, malgré deux hommes robustes, il courait tout nu dans la chambre. » Le détail se rattache à la première période de la maladie ; il est permis de croire que la rechute y ressembla.

VI

Cette rechute, qui est certaine, venait-elle des causes que lui assigne Paul de Musset dans un document bien suspect ?

Alfred de Musset les avait-il vus ?

J'ai classé et annoté les pièces produites.

Il n'y en a point qui me semble décisive. M. Paul Mariéton a recueilli le témoignage d'un confident de Sainte-Beuve, à qui Mme Sand aurait avoué que Musset l'avait surprise dans les bras de Pagello. Mais cette confidence scabreuse nous parvient à travers beaucoup de canaux. Je n'en tiendrai pas compte. En l'absence de preuve, une critique rigoureuse prescrira de penser que Musset rêva son malheur : nous savons d'autre part, qu'il l'a rêvé tout à fait juste.

Cette hypothèse d'une véritable hallucination, qui aurait été, selon la formule célèbre, une hallucination vraie, c'est-à-dire conforme à la réalité, présente le grand avantage d'ôter à la conduite de George et de Pagello une nuance de cynisme insupportable. Il soupçonna qu'ils « s'embrassaient derrière le paravent », et cela n'était que trop vrai ; mais George et Pagello aimèrent à penser que le soupçon n'existait pas, pour la raison qu'il ne pouvait pas exister, et que toutes les précautions possibles avaient été prises pour le prévenir. Ils avaient eu l'humanité de se cacher et la simplicité de croire que la force de leur amour n'éclaterait pas, sur des myriades d'indices, dans un cerveau aussi impressionnable que celui de Musset. Là fut l'erreur de George et de Pagello ; mais elle établit leur scrupule. Il faut s'en souvenir. La question du paravent est capitale. Ce paravent n'est pas une façon de dire. Il exista. Nous avons une lettre de George Sand à Alfred Tattet (Venise, 22 mars) dans laquelle on peut lire : « N'étant séparé des secrets de notre cœur que par un paravent… » Ce meuble devait arrêter l'œil inquiet du pauvre poète, il put l'arrêter en effet. Ne serait-ce que pour charger le moins possible ces coupables ou pour nous en tenir à l'explication la plus simple, il faut penser qu'Alfred, sans avoir rien surpris du vrai, sut cependant la vérité et qu'il se la représenta, à la manière des artistes, mise en tableau vivant et passionnément coloré.

Éveillée, excitée, alarmée par mille symptômes que rassemblait un sens subtil de poète amoureux et convalescent, son imagination lui avait peint l'essentiel de son infortune. George et Pagello s'aperçurent fatalement de sa vision, mais s'ils eurent la certitude de n'avoir jamais été vus, de n'avoir point permis à l'abominable spectacle de se produire, si les plus véridiques reproches du malade enfermaient ainsi une part de fausseté, ils trouvèrent plus aisément le courage ou l'audace de nier tout.

Charles Maurras
  1. Lettre du professeur Fontana au docteur Cabanès. [Retour]

  2. Just Pagello, fils de Pietro Pagello et lui aussi médecin. (n. d. é.) [Retour]

  3. On peut voir dans les Lettres d'un voyageur que les causeries du docteur ne restèrent pas sans emploi. Il y est du reste cité comme le vivant dictionnaire de Venise. [Retour]

  4. « Pas autrement que Pasiphae au taureau. » (n. d. é.) [Retour]

  5. « Cet Italien, écrivait-elle l'automne suivant, quand il s'agissait de se disculper pour reprendre Alfred de Musset, cet Italien, vous savez, mon Dieu ! si son premier mot ne m'a pas arraché un cri d'horreur ! (Décembre 1834)… [Retour]

  6. M. Charles Richet. [Retour]

  7. Cette mention comme celle de George plus bas est évidemment de Maurras. (n. d. é.) [Retour]

  8. Voir, à l'Appendice second, III, la tasse de thé du docteur Cabanès et IV le témoignage de Buloz. — Depuis que madame Marie-Louise Pailleron a publié ses pièces nouvelles quelques semaines après la vingtième édition de ce livre, l'auteur des Amants de Venise n'a rien voulu changer à ce chapitre ni aux autres. Mais le fait est que les inductions de sa critique ne pouvaient être confirmées plus parfaitement. [Retour]

  9. D'après M. d'Ancona, cité par le baron Albert Lumbrosso, la chanson tyrolienne serait une chanson populaire du Frioul. Quant à la sérénade vénitienne de Pagello, un critique italien, M. Gilbert Sécrétant, loue cette bella, fresca e simpatica poesia ; il admet volontiers que le docteur la composa pour madame Sand; mais, ajoute-t-il, Dio sa per quante il bello e forte giovane a fatto servire quelle poesia fortunata… [Les deux mentions en italien, respectivement : « belle, fraîche et sympathique poésie  » ; « Dieu sait combien de fois le beau et fort jeune homme mit à contribution ces heureux vers ». (n. d. é.)] [Retour]

Ce texte a paru en 1902, nous reproduisons l'édition de 1926.

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