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Les Amants de Venise

Les Amants de VeniseIntroduction

Je n'ai qu'à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal ; le meilleur des casuistes est la conscience.

… La conscience ne trompe jamais, elle est le vrai guide de l'homme; elle est à l'âme ce que l'instinct est au corps ; qui la subit obéit à la nature et ne craint point de s'égarer.

… Conscience ! conscience ! instinct divin ; immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge tranquille du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu.

Jean-Jacques Rousseau (Profession de foi du vicaire savoyard).

Émanée d'un père stupide et anarchique, cette jeune dame croit et dit que la vie n'a jamais besoin d'être systématiquement réglée et que le sentiment suffit pour nous conduire.

Auguste Comte (XCe Lettre au Dr Audiffrend, 26 Aristote 69).

Les amours de Mme Sand et d'Alfred de Musset ont tenté souvent l'analyse. Il n'est que les esprits chez lesquels le scrupule tient lieu de contenance pour bouder à l'étude de sentiments aussi connus et presque aussi fameux que ceux de Didon et d'Énée. Ni l'histoire ni la critique n'ont pris garde aux conseils de fausse discrétion. Des documents révélateurs ont ramené de ce côté l'attention générale et, depuis six ans 1, les Mariéton, les Cabanès, les Clouard, les Fontana, les Lumbroso ont dissipé toutes les incertitudes de fait. Mais, les faits établis, ces chercheurs heureux ou habiles ont négligé d'en faire voir le sens.

Qui était-il ? Qui était-elle ? Qu'étaient-ils l'un pour l'autre ? Où les témoignages nouveaux ne répondent pas, il est facile d'évoquer d'autres témoins: les Nuits, la Confession d'un enfant du siècle, les Lettres d'un voyageur. Que ces livres parus sous le règne de Louis-Philippe soient un peu démodés, cela est possible. Je n'ai pas eu à me donner la peine de les relire. Dans ma province, de mon temps, c'est-à-dire entre 1875 et 1880, on ne quittait pas son collège sans savoir tout cela par cœur. De ces textes restés vivants dans la mémoire et qui se composaient, sans que j'y prisse garde, au fur et à mesure que les inédits paraissaient, est né ce petit livre qui devrait paraître anonyme, car j'en fus moins l'auteur que le théâtre et le sujet. La cruelle aventure s'est rejouée sur une scène intérieure ; je publie le compte rendu des représentations.

On ne trouvera pas ici un seul fait qui ne soit connu ; si l'explication que j'en donne semble nouvelle, c'est par l'effet de la paresse des écrivains qui m'ont précédé ou de leurs lecteurs. Elle découle des données. Fidèle à un précepte de la rhétorique classique, j'ai cherché le secret des événements dans les cœurs. La réflexion, la rêverie sont les deux muses de l'histoire, nulle archive ne les remplace. Elles seules découvriront ce qui manqua à George et à Alfred, ou ce que ces amants ont possédé de trop pour réussir l'ouvrage de leur félicité.

Mais la découverte de ces excès ou de ces lacunes dans les deux âmes en élargit l'étude. Le grand souci du philosophe et du politique français est aujourd'hui de mettre fin à ce qui subsiste ou renaît de la maladie romantique. Il faut donc la connaître. La vie et l'œuvre d'un Chateaubriand, la vie et l'œuvre d'un Michelet 2, vues d'un peu près, nous montrent comment les romantiques ont subi dans leur volonté le désordre de leur pensée. La liaison de Mme Sand et d'Alfred de Musset éclaire un sujet plus profond, puisqu'elle nous fait entrevoir quelle était, chez les romantiques, la manière de concevoir l'amour et même d'aimer.

Alfred et George étaient nés en un mauvais temps, en un temps de fous et de folles, d'ailleurs empoisonné par le sang et par la pensée de l'étranger. Eux-mêmes, ils étaient ce temps, ils le figuraient à la lettre. Enfant du siècle, comme ils disaient, cette génération devait abuser de son cœur. L'un ne se fiait qu'à l'amour et l'autre ne croyait qu'aux âpres beautés de l'orgueil. Ils méprisèrent donc les vivants mécanismes par lesquels la tradition du genre humain, fermement définie chez les peuples civilisés, a tempéré l'orgueil et enchaîné l'amour. Ils démontèrent tous les freins. Ils subirent l'un après l'autre ces nécessités naturelles qui tourmentent quiconque fait retour à nos éléments primitifs et ils vérifièrent à quel point la nature est plus malicieuse et plus cruelle dans ses vengeances que la société.

Qu'y pouvait le génie ? Il n'était pas à la portée du génie de rendre les esprits élémentaires moins féroces, ou moins aveugles. Le génie accusa avec magnificence les caractères successifs du double supplice. Il les mit en pleine clarté. La cruauté de ces passions et leur extravagance feront peut-être, pour un sage professeur de morale, des tableaux de quelque ironie. Madame Sand en avait bien le sentiment, elle y répondait d'avance. « Tout cela, vois-tu, disait-elle à son ami, c'est un jeu que nous jouons, mais notre cœur et notre vie servent d'enjeux, et cela n'est pas tout aussi plaisant que cela en a l'air ». Le plus faible des deux amants y fut brisé. Celle qui survécut ne pouvait s'empêcher d'y rêver au-delà de la cinquantaine.

Leur double fin presque également pathétique aurait dû terminer cette vénérable querelle des sandistes et des mussettistes, à laquelle reviennent toujours avec bonheur nos Gaulois affamés de guerre civile. Est-il nécessaire de dire que le sandisme est aussi étranger que le mussettisme à cet examen ? Oh ! vous admirez cette femme, me disait en grondant une cruelle ennemie de Madame Sand. Ah ! vous le défendez, m'ont écrit des anti-mussettistes farouches. Admirons-les et défendons-les tous les deux. M. Émile Aucante a juré sur l'honneur que l'on découvrirait dans la correspondance de Mme Sand le témoignage, écrit « de la main de Musset », que George « ne l'a point trahi ». M. Émile Aucante n'a pas prêté de faux serment. Mais il faut savoir expliquer son témoignage, qui est loin de contredire celui du docteur Cabanès, de la famille Pagello, de M. Paul Mariéton, en apparence fort contraire.

Comme dans l'infini, tout s'explique et se réconcilie dans l'absurde. Et cette histoire n'a rien à voir avec la raison.

Charles Maurras
  1. Notre texte pour Les Amants de Venise est celui de l'édition Flammarion en 1926. Cette édition comporte une note introductive ainsi conçue : « La présente réimpression, établie depuis le texte de la plus récente édition, a été revue et corrigée par l'auteur. » Comme Maurras le précise en note à cette introduction, « depuis six ans » se réfère à 1898, le texte ayant été « écrit en 1902 », date de la première édition des Amants de Venise. Certaines notes des appendices faisant référence à la pagination du texte ont été modifiées par nos soins. (n. d. é.) [Retour]

  2. J'ai tenté cette première étude dans Trois Idées politiques, Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve. Paris, Champion, 1898. [Retour]

Ce texte a paru en 1902, nous reproduisons l'édition de 1926.

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