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Les Conditions de la victoire — I

Une souveraine restaurée

11 août 1914

Oui, M. Hervé a raison 1, ce ne sera pas une promenade militaire et le choc sera dur et la victoire nous sera souvent balancée : « croire le contraire serait se préparer de terribles déceptions ! » Mais M. Ernest Lavisse 2 n'a pas tort, lui non plus, et cette extraordinaire pointe en Alsace donne de fameux coups au cœur des Français de mon âge ! Eux qui virent l'ancienne idée de la Revanche se transformer dans le « rêve diminué », « déchu » du pacifisme humanitaire et démocratique ! Eux qui en ont désespéré !

À l'heure où tant d'autres agissent, on n'ose presque pas penser. Il y a des idées qui glissent devant nous, qui nous effleurent et s'envolent sans même nous laisser leurs noms. Mais je sais bien qui elles sont. Ce sont celles que nous aurions, que nous caresserions, que nous tâcherions d'exprimer dans leur vérité la plus belle, si, au lieu d'une plume asservie à l'encrier, nous pouvions espérer de manier bientôt des armes moins légères 3. Dans cette suspension du mouvement normal de l'intelligence, la ressource est de contempler et d'admirer le spectacle que donne la France, la France d'aujourd'hui, depuis que l'idée et le fait de la Revanche sont enfin remontés à leur rang de souveraineté.

Aux premières années qui suivirent la guerre de 1870, nous n'avions plus de chefs, la confusion morale d'une défaite que la révolution avait compliquée ne nous permit pas de retrouver nos chefs historiques. Mais nous fûmes sauvés de la dispersion par le désir de rendre à la nation allemande les coups qu'elle nous avait donnés et aussi de reprendre à la puissance allemande les admirables peuples qu'elle nous avait pris. Si les citoyens se brouillèrent, si les croissantes divisions affaiblirent la cité, cependant, au rempart, le travail militaire put continuer. Il continua sans relâche, car, au-dessous de la division des partis, l'unanimité subsistait très profonde, en tout ce qui touchait aux intérêts majeurs de l'armée. Les querelles religieuses elles-mêmes si frivolement soulevées n'arrivaient point à refroidir la chaleur du patriotisme ; en pleine crise intérieure il arrivait que les crédits militaires fussent votés par les Chambres avec cette unanimité qui vient d'être retrouvée au 4 août dernier. La pensée de reprendre Metz et Strasbourg, la volonté de tout soumettre à cette pensée directrice, régulatrice, modératrice même, formait alors le moteur central de la vie nationale et la cause suprême de notre unité. Cela du haut en bas de la société française ! J'entends encore ce modeste fonctionnaire de l'inscription maritime, provençaliste ardent, mais non moins patriote, qui nous disait en 1891, croyant avoir à redouter de la décentralisation quelque affaiblissement de l'organisme militaire : « Nous ne pourrons la faire qu'après avoir repris l'Alsace et la Lorraine… » L'histoire nous laissait sans roi : l'obsession de cette reprise nous tenait lieu de reine. Et, je l'ai dit cent fois à nos plus anciens lecteurs, jamais reine régente ne fut mieux obéie sur un sol où le sceptre ne tomba jamais en quenouille.

Il ne servirait plus de rien, il serait même beaucoup plus nuisible qu'utile de rappeler l'enchaînement d'erreurs et de faux calculs qui, de 1891 à 1895, oublia Metz, créa nos vingt ans de misère, au cours desquels l'armée, d'abord intacte et demeurée ardente à l'étude, à l'organisation, au perfectionnement de son matériel, finit par être obligée de ralentir l'effort, oh ! sans l'abandonner ! Barrés a bien raison de le dire, les « brutes galonnées » ont reçu impassiblement tous les affronts ; mais, du jour où le pays, réveillé par l'ennemi, par son ennemi en personne, commença à secouer courageusement la torpeur d'une inertie qui menaçait d'être mortelle, il trouva son armée rassemblée, parée, entraînée, prête à la défense comme à l'attaque et qui faisait en souriant le salut militaire… À qui ? Aux autorités, naturellement, à tout ce qui représentait la loi, l'ordre, le droit, la puissance publique, mais par delà ces figurations discutables et discutées, à la royale Idée régnante remontée sur son trône de 1871, plus claire, plus brillante et plus dominatrice qu'elle ne fut jamais. L'armée française saluait cette souveraine plus vigilante que l'opinion, plus ferme, mieux concentrée et plus continue que le gouvernement : la rumeur des avanies de 1905, de 1908, de 1909, de 1911, puis le bruit des canons tripolitains et balkaniques 4 l'avaient réveillée la première. Comme la princesse du conte, ses beaux yeux se rouvrant disaient : « Ai-je dormi ? » En vérité, non. Cette reine de songe, mais d'un songe plein d'avenir n'avait pas cessé de veiller sur nous, et de vastes portions, d'immenses étendues du territoire avaient toujours explicitement reconnu son ordre et sa voix, dont le reste ne s'était jamais affranchi tout à fait, car ceux qui ne voulaient pas « reprendre » une province tenaient pourtant à faire respecter la volonté française et les goûts français des Alsaciens-Lorrains, ce qui, au fond revenait au même !

Les pensées et les sentiments ne variaient donc guère : mais ces variantes frivoles avaient pourtant suffi longtemps à permettre, parfois même à déterminer des actes discordants jusqu'au jour où la force des choses imposa la restauration de la vérité. Vérité toute pratique ! Vérité qui consiste à obéir à l'idéale impulsion d'une souveraineté sans laquelle on court risque de ne plus avoir ni société, ni vie française, ni même territoire français, parce que, sans elle, l'armée française tombe en morceaux, n'ayant plus de direction, ni de chef, tandis que, à sa lumière et sous sa conduite, cette intrépide armée garde ou retrouve tous les éléments immatériels de sa vigueur native ! 5

Charles Maurras
  1. Gustave Hervé (1871–1944) était jusqu'un peu avant guerre un propagandiste virulent du pacifisme, de l'antimilitarisme et de l'internationalisme. Il changera du tout au tout, et comme beaucoup d'internationalistes pacifistes socialisants, deviendra ultra-patriote, puis fasciné par Mussolini et les expériences autoritaires. On lui doit l'écriture en 1935 de la fameuse brochure C'est Pétain qu'il nous faut.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Ernest Lavisse (1842–1922), historien brillant d'abord lié à l'Empire il se rallie à la République. Figure des républicains conservateurs, il devient l'un des grands noms honorés du régime, son œuvre restant attachée à ses manuels d'histoire à destination des élèves, instituteurs et professeurs. De sensibilité patriote, il est le grand rival idéologique d'un historien que Maurras n'apprécie guère, Gabriel Monod. [Retour]

  3. Rappelons que Maurras rêva d'abord d'une carrière militaire dans la Marine, projet que sa surdité empêcha. Sans cette infirmité il aurait encore eu en 1914, de peu, l'âge d'être mobilisé dans la réserve. [Retour]

  4. En 1905 la crise de Tanger ; en 1908 l'affaire des légionnaires Allemands de Casablanca ; en 1911 la crise d'Agadir et de la Panther. La date de 1909 est plus problématique : Maurras vise sans doute la crise de Bosnie-Herzégovine, où l'Allemagne fit s'incliner la Serbie en faisant pression sur la Russie, mais c'est une « avanie » plus indirecte que les précédentes. Les canons de Tripolitaine sont ceux de la guerre italo-turque en Libye (1911–1912) et ceux des Balkans sont là pour rappeler les guerres balkaniques de 1912–1913 sur fond de libération du joug ottoman. [Retour]

  5. Nous donnons le texte tel que paru dans le premier volume du recueil Les Conditions de la victoire (1916) : le texte est conforme à celui du journal, mais il est suivi dans L'Action française de deux éléments : d'abord quelques lignes publicitaires pour le journal, ensuite une petite rubrique patriotique « lettres de nos amis », que Maurras ne commente qu'en quelques mots. [Retour]

Ce texte a paru dans L'Action française du 11 août 1914, repris dans le premier volume des Conditions de la victoire.

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