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Les Conditions de la victoire — I

Dédicace à Camille Bellaigue 1

En souvenir du 28 juin 1914.

Cher et grand ami, vous alliez à Rome, et vous me permettiez de vous confier pour le déposer entre des mains sacrées et augustes 2 l'hommage d'une gratitude qui ne périra qu'avec moi. J'accourais donc vers votre Passy, une voiture m'emportait vers la maison charmante où fut sauvée l'Action française dans la même rue, presque vis-à-vis la maison où elle fut fondée. Mais voici qu'à l'Étoile, il fallut arrêter à cause des journaux (la Patrie, si je ne me trompe) dont les coureurs hurlants déployaient la haute manchette.

— Ah ! vous dis-je en entrant dans votre cabinet de travail, c'est le plus grand événement de l'Europe depuis vingt ans. L'archiduc héritier est assassiné.

Comme je disais peu ! L'Europe entière s'effondrait.

Il y avait trois ans que Léon Daudet parlait d'avant-guerre. Jacques Bainville avait fait le tour de la France, l'année durant, afin de propager le même garde-à-nous. Tous, d'une même voix, nous suppliions nos compatriotes de sentir qu'il faisait un « temps bismarckien » 3 sur les champs de l'Europe. Mais l'inoubliable dernier dimanche de juin sonna pour moi la cloche de l'extrême alarme, l'avènement du nouveau siècle de fer.

Qu'y avait-il dans cette trouble affaire de Sarajevo ? les panslavistes ? ou plutôt les pangermanistes ? Ignorant d'où venait le coup, il m'était impossible de ne pas en saisir les conséquences. Des amis, plus rassurés ou plus confiants, se moquèrent. Mais la pierre de l'avalanche était bien détachée.

De Rome, où vous avez recueilli quelques-unes des suprêmes paroles de Celui qui bénit la paix et mourut de la guerre, avez-vous éprouvé l'intensité cruelle du mois qui suivit ? Pour nous, ni les audiences d'un grand procès, ni les remous parlementaires contre la loi de trois ans 4, ni le voyage européen du président et des ministres, ni le congrès socialiste, la conférence de Bruxelles et la mort de Jaurès ne nous ont empêché de voir apparaître le plus haut point des émotions de l'heure au cadran du palais de nos sénateurs. Là, sous les vieux lambris de la reine toscane 5, des hommes de valeur diverse, mais que l'âge a instruits, n'avaient pu s'empêcher de flairer dans le vent les nouveautés pleines d'orage, et ils en frémissaient. C'est le 10 juillet que leur fut distribuée la pièce fameuse appelée le Rapport Humbert 6. C'est le 13 qu'elle fut discutée au Sénat. Au matin du 14, quand notre journal fut achevé, nous nous dirigeâmes, Maurice Pujo et moi, vers la pelouse de Longchamp pour y voir défiler tant de beaux jeunes hommes que la France martyre ne reverra plus 7 ! La pompe militaire pleine de vigueur et de grâce ne pouvait dissiper l'obsession des paroles qui, la veille, étaient échangées, palais du Luxembourg, entre l'administration militaire et le Parlement politique.

« Eh bien, gémissait, en substance, l'organe du contrôle collectif, enfin averti des réalités, comment est-il possible que, de 1902 à 1913, les dépenses de perfectionnement du matériel militaire chez les Allemands aient été plus du double des nôtres ? Là-bas, deux milliards et deux millions de francs. Ici, pas même un milliard : 980 millions seulement.

— Que pouvais-je, répondait l'administration de la Guerre, à ce mal plus ancien que 1902 ? Dès 1900, un ministre des Finances, qu'il serait aisé de nommer 8, rognait 35 millions sur les 105 et demi dont j'avais besoin. En 1902, je ne demande plus que 98 millions : mon propre ministre en rabat 38, puis 10, et le ministre des Finances en ôte encore 58… À partir de ce moment-là, j'ai reçu des ordres de compression, et j'ai comprimé ! Ce qui n'empêchait ni mon ministre, ni son collègue des Finances d'exiger de nouveaux rabais. En 1905, les services ne demandaient plus que 59 millions et on leur en accordait 36 ; en 1904, ils demandaient 61 millions et on ne leur en accordait que 30 ; en 1905, ils en demandaient 44, et on ne leur en accordait que 27. De 1905 à 1907, il est vrai, après la manifestation allemande de Tanger, plus de 230 millions sont dépensés hors budget ; mais, à partir de 1908 et jusqu'à l'époque des événements d'Agadir, les prévisions sont de nouveau diminuées ; les services réclament 88 millions et on ne leur en donne que 57. Pour 1909, ils sollicitent 98 millions et on ne leur en octroie que 66. Pour 1910, au lieu de 81 millions demandés, on n'en accorde que 69, et pour 1911, les 113 millions déclarés nécessaires sont ramenés à 86 millions 9.

— Mais, répliquait alors le pouvoir politique et parlementaire, il ne fallait pas me laisser faire cela : il fallait insister, revenir à la charge, élever la voix, au besoin provoquer un scandale quelconque. Il eût valu la peine de m'offrir votre démission…

— Ma démission, répliquait avec tristesse le pouvoir administratif compétent, je ne l'ai pas offerte, je l'ai donnée. Souvent ! Et à quoi cela servit-il ? Oui, je renonçais à ma fonction pour la mieux remplir : mais qu'est-il sorti par exemple des démissions du généralissime Hagron, et de son adjoint le général Michal en 1907 ? Rien du tout… Le pire peut-être. »

Pendant que les régiments défilaient, le dialogue intérieur développait ses réponses et ses répliques bourrées de faits, de textes, de chiffres désolants 10.

Musicien, poète, critique, dites-moi, cher et grand ami, si l'harmonie des nombres développa jamais rien de plus pathétique ? Nous étions à quinze jours de la guerre. Nous ne disputions pas comme ceux de Byzance de métaphysique sacrée. Il s'agissait de nous, de notre destin. L'indiscrétion de la dispute était dangereuse, car elle attirait l'ennemi ; mais que dire de l'insouciance et de l'inattention de l'ami ?

Le 4 août une fois sonné, tous ces mots perdirent leur sens. Il n'y eut qu'une nécessité : la victoire, avec sa condition à l'intérieur : une grande paix. Ne pouvant pas partir avec vos enfants et nos frères 11, nous nous sommes voués à l'œuvre de cette paix. La voici. Jugez-la d'après le recueil de nos articles quotidiens des trois premiers mois environ. Si vous voyez quelque apparence que nous ayons été les dupes ou de l'union sacrée 12 ou de l'urgente nécessité d'épargner au pays toute alarme, cette duperie sera notre gloire pour les beautés qu'elles a permises et le bien majeur quelle a fait.

Jamais, depuis vingt-cinq ans et plus, l'idée de la France n'avait été si claire : des soldats vaillants, des chefs dévoués et lucides l'incarnaient seuls, car, au bout de peu de semaines, le Parlement et le pouvoir issu des partis n'était plus représenté à Paris que par un gouverneur militaire. Réduite à nos éléments nationaux, la France a pu SE SAUVER ELLE-MÊME.

Pendant l'opération qualifiée si souvent de miraculeuse, il nous était permis et prescrit d'élever de temps en temps le cri de la joie. Quant à la détresse, il fallait la dissimuler pour ne pas la répandre. C'est ainsi que vous ne trouverez dans ces quatre cents pages aucune trace des muettes magnificences de notre Paris solitaire. Comme tous nos concitoyens, je peux attester que, dans la tragique saison, la certitude de la victoire ne nous a point quittés. On était moins sûr que les Allemands ne violeraient pas le seuil de la capitale du monde. On se disait : c'est très possible, avec une fermeté absolue, décidés à fuir sous la terre quand les sales capotes grises se présenteraient aux octrois. Jusque-là, on restait. Mais quelle pitié pour les choses ! De quels yeux on couvait ces voûtes de Notre-Dame, ces arcs, ces colonnades de Palais admirables promis à la dévastation !

De ma petite enfance, des temps qui ont suivi la première invasion, renaissait en moi le fantôme des peupliers et des ifs plantés hors des limites du champ paternel : hautes cimes en pointe, aiguës comme des casques, berçant au ciel du soir le rang d'une armée ennemie. Ainsi flottait au nord de Paris la grande menace et, dans la ville pavoisée du haut en bas, le frisson des drapeaux, qui descendait le long des façades nocturnes au moindre souffle, troublait la paix de la rue vide, que la clarté du ciel tranquille rétablissait.

Un soir de la fin d'août, sur la terrasse suspendue entre les étoiles et la Seine, j'entends encore cette parole amie et confiante, comme ils approchaient : « Après tout, peut-être qu'ils ne viendront pas jusqu'ici. »

Ils n'y sont arrivés que par la voie des airs, et comme on les a reconduits !

Si vous trouvez des vides dans la suite de nos émotions de la guerre, c'est qu'elles se sont exprimées (pour Dixmude 13, par exemple) en faisant cortège à nos Morts. Ces mémentos funèbres seront recueillis autre part. Ici et ailleurs, je crois bien avoir évité le ridicule de parler nulle part tactique ou stratégie. Les hommes de l'art travaillaient. Notre art ne pouvait consister qu'à assurer leur liberté. Ainsi le conseillaient les anciennes maximes qui sont sûres, je peux le dire, je ne les ai pas inventées. Elles se recommandent du souvenir immémorial des épreuves du genre humain. Ma seule crainte est d'avoir eu quelquefois trop raison. Mais il faut avoir du courage : il faut oser redire les vérités trop simples au monde indifférent et au siècle ignare. Il y va de la vie future de la France. Il y va, ce qu'oublient trop de malheureux, de la vie, de la sûreté, de l'intégrité physique de la personne même de ceux qui survivent. Plus ils seraient ingrats, distraits, oublieux et sots, plus ils auraient à subir encore, eux-mêmes, dans leur propre chair, les effets de l'erreur et la passion. Ces effets terribles, vous les savez mieux que personne, vous et les vôtres, après tant de mois de service de jour et de nuit dans les hôpitaux militaires ! O voi ch'avete gli'inteletti sani 14, vous êtes du très petit nombre à qui l'on peut redire sans avoir à le démontrer que le patriotisme, quand la raison l'éclaire, n'est que le synonyme de la pitié la plus profonde, des plus hautes tendresses et enfin de l'humanité.

Puisse votre pensée de Français catholique, accordant le culte de la seule Internationale qui tienne au vigilant souci de la France éternelle, retrouver quelques-unes de ses préoccupations généreuses dans ce gros livre informe d'un ami très reconnaissant.

Charles Maurras
  1. Ce texte a paru en dédicace du premier, paru en 1916, de quatre volumes regroupant des articles de guerre appelés Les Conditions de la victoire. Camille Bellaigue (1858–1930) était avant tout critique musical, c'est un vieil ami de Maurras qui le mentionne déjà dans La Bonne Mort. Il fut infirmier pendant la guerre. Sa rencontre avec Pie X, que Maurras évoque dans ce texte, le marqua beaucoup et il prétendit après la mort du pape en avoir eu une apparition, Pie X lui affirmant qu'aucun de ses trois fils ne périrait dans la guerre. Tous trois en revinrent. (n. d. é.) [Retour]

  2. La formule, qui nous paraît aujourd'hui ridiculement boursouflée, était habituelle à l'époque pour parler du pape. (n. d. é.) [Retour]

  3. L'Action française du 15 février 1914. [Retour]

  4. La loi portant le service militaire à 3 ans. (n. d. é.) [Retour]

  5. Ceux du Palais du Luxembourg, lié à Marie de Médicis. (n. d. é.) [Retour]

  6. Le rapport est révélé officieusement le 10 juillet 1914 ; ce sont les 13 et 14 juillet qu'à la tribune du Sénat, Charles Humbert révèle les résultats de la politique de défense menée depuis plusieurs années. Après cette séance, Georges Clemenceau s’écrie : « Depuis 1870, je n’ai pas assisté à une séance du Parlement aussi émouvante, aussi angoissante… La vérité, c’est que nous ne sommes ni défendus ni gouvernés. » Maurras commentera en disant que la France était ainsi « mise en face du vrai » à quinze jours du conflit. (n. d. é.) [Retour]

  7. De 1880 à 1914, le défilé militaire marquant le 14 juillet avait lieu à l'hippodrome de Longchamp. (n. d. é.) [Retour]

  8. Joseph Caillaux. Le premier volume des Conditions de la victoire est de 1916, l'affaire n'est donc pas commencée qui verra sa condamnation pour « correspondance avec l'ennemi » en 1917-1918 puis son amnistie en 1924 par le gouvernement Herriot, laquelle permettra à Caillaux de reprendre une carrière politique. (n. d. é.) [Retour]

  9. Rapport Humbert, page 88. [Retour]

  10. L'Action française parue au matin du 14 juillet 1914 garde la trace vive de ces préoccupations. [Retour]

  11. On sait que la surdité de Charles Maurras lui avait interdit la carrière dont il rêvait, dans la Marine, a fortiori lui interdit-elle de s’engager ou d’être mobilisé ; en 1914, Maurras, né en 1868, avait 46 ans et il aurait pu sans cette invalidité être mobilisé dans « la territoriale » qui regroupait les hommes les plus âgés à être mobilisés, nés entre 1866 et 1879 (classes 86 à 99). (n. d. é.) [Retour]

  12. « L'union sacrée » est une expression qui désigne le réflexe d'union nationale qui fit taire la plupart des clivages partisans à partir de l'été 1914 afin de rassembler les forces politiques du pays lancé dans la guerre. (n. d. é.) [Retour]

  13. L'attaque de Dixmude, le 16 octobre 1914, marque le début de la bataille de l'Yser. (n. d. é.) [Retour]

  14. Dante, Enfer, chant IX : « Ô vous qui avez l'intelligence saine, — admirez la doctrine qui se cache — sous le voile des vers étranges ! » C'est une citation qui revient souvent sous la plume de Maurras. (n. d. é.) [Retour]

Ce texte a paru dans le premier volume des Conditions de la victoire en 1916.

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