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Ploutocratie et liberté
9 mars 1911

Comme l'a dit Pujo avec sa clarté racinienne, comme l'a dit avec sa couleur et sa force Léon Daudet, la patrie et la race sont les conditions de la langue, condition elle-même des lettres et des arts. C'est donc grande folie que vouloir séparer la feuille de sa tige, la branche du tronc nourricier. Mais enfin la folie comme la raison est dans la nature et ce qui est n'est pas toujours ce qui doit être. Les lettres et les arts peuvent très bien s'isoler des puissances génératrices, se déclarer indépendants ou libres, faire tous les efforts pour le devenir en effet. Mais qu'arrive-t-il en ce cas ?

L'un des avantages du mouvement de l'Action française est de n'être jamais pris au dépourvu par les cas de conscience politique et sociale qui se présentent. Nos dix ans d'un labeur obscur, conduit et exécuté en commun avec une bonne foi que j'oserai nommer implacable, ont arrêté des solutions quasiment prêtes pour la plupart des difficultés que nous réserve la surprise de notre chemin. C'est ce qui se produit pour ce problème de la liberté de l'art. Il est évident que nous l'avons établi socratiquement l'autre jour (mais c'était un luxe), il est clair que cette liberté n'est pas Dieu, qu'elle a des limites et qu'elle doit prendre son numéro d'ordre comme à l'autobus de la place de la Comédie. Quel numéro ? Pour se persuader que, de toute façon, ce n'est pas le numéro un, il suffit de considérer ce qui arrive quand le hasard de la loterie ou le méfait des révolutions assigne ce numéro-là au monde qui fait profession de rêver et de penser : la liberté de l'art, la liberté des lettres, la liberté de l'intelligence abandonnée à elle-même produit des maux de toute sorte, notre vieux groupe d'études l'a établi depuis longtemps, et l'intérêt de notre analyse est de faire toucher du doigt que ces maux-là tombent directement sur la pensée sur les arts, sur les lettres : l'artiste et l'écrivain usurpent-ils la souveraineté et la primauté, seule forme réelle de la Liberté ? ils se suicident.

Je rougis un peu de ce terme qui, à ce bout de phrase, prend des airs d'un de ces mots que l'on destine à provoquer chez les lecteurs un mouvement prolongé ou une sensation, comme on dit à l'Officiel. Pourtant, de ces lecteurs, les plus anciens, les plus amis, savent que de leur part, je ne puis escompter ici le moindre mouvement de surprise. Ils savent comment je rabâche cela depuis longtemps. Mes vingt années de réflexion, d'analyse et de polémique, si elles ont un sens général, représentent l'étude des conditions de ce suicide et des suicides pareils. Qui fait de l'amour un Dieu ou seulement une idée première, un principe, une règle de la vie aboutit au suicide de l'amour : l'amour de l'amour tue l'amour, c'est le sujet de mon examen du cas des Amants de Venise, cas privilégié et pourtant d'une haute généralité historique, puisque c'était le cas de Musset et de George Sand. Qui fait de la liberté politique ou sociale un Dieu ou seulement un critérium, un guide souverain aboutit à contraindre ces libertés au même suicide : c'est le sujet de mon Enquête sur la monarchie et des innombrables études sur la décentralisation, le régionalisme et la démocratie. Enfin qui prétend se réfugier dans la vie intellectuelle pure, qui décrète le règne de la seule intelligence prépare tous les éléments du suicide de la pensée et de l'art : c'est le thème de mes interminables discussions du symbolisme et du romantisme, c'est la substance du recueil que j'ai intitulé L'Avenir de l'Intelligence.

Dans ce petit livre, il ne m'a pas suffi de montrer par un résumé des critiques de Comte ou par l'étude des derniers ouvrages de nos poétesses et romancières que ni l'esprit pur ni la sensibilité pure ne se suffisent pour le bien de la vie intellectuelle ni pour la beauté de l'œuvre d'art : afin de serrer la question de plus près, j'ai posé le problème du pain quotidien de l'artiste ou de l'écrivain et aussi de leur indépendance personnelle. J'ai demandé  : « Qui vivra le plus dignement, l'artiste, l'écrivain rattaché à l'ordre de sa Cité par les lois du sang et du fer ainsi rangé à la discipline héréditaire de la coutume, de la tradition, de l'utilité nationale, et recevant les biens et les maux intérêts à cette organisation, ou le même artiste, le même écrivain flottant et suspendu dans une sorte de Laputa 1 parisienne, et, là, ne dépendant ni d'une société historique, ni d'une organisation politique bien établie, croyant être son maître, se figurant ne servir personne et en réalité assujetti à ceux qui possèdent la plus forte pile de ces papiers qui signifient des piles d'or ? »

Le problème de la discipline et de la liberté se traduit par le choix entre l'or et le sang, entre le banquier et le Prince, entre la balance du changeur ou l'épée du roi.

On ne peut résumer cent pages en deux cents lignes, mais le lecteur se rend bien compte de l'itinéraire parcouru par la République des Lettres et des Arts, quand elle se détache du corps de la Cité et se donne pour but elle-même à elle-même. L'art y devient industriel, et industrielle la littérature. La maxime « chacun pour son art », aboutira d'un cours assez rapide à la formule « chacun pour soi », et l'idée la plus générale que l'on puisse garder en commun sera par la force des choses, l'idée de l'intérêt matériel commun. Ne dites pas : et l'intérêt moral ? L'intérêt moral varie beaucoup trop d'homme à homme pour s'imposer facilement entre des personnes diverses dont chacune tend au maximum d'originalité et de « quant à soi ». L'intérêt moral reste le plus haut, le plus noble, le plus pur, le plus digne des intérêts en cause, mais il est le sacrifié, suivant son destin. Il faut être badaud comme Gaston Deschamps 2 pour ne pas comprendre que la libre addition des égoïsmes littéraires et artistiques doit constituer un art tout industriel. Les observations impartiales de Sainte-Beuve, en 1869, méritent d'être éternellement rappelées : il n'y avait pas 42 ans que la loi « libérale » de M. de Martignac avait affranchi la presse 3 de mille incommodités politiques, et déjà une servitude économique s'attachait à elle : elle devenait le principal agent de ce système de littérature industrielle dont le fameux article du grand critique dénonçait le régime naissant. Régime nouveau, en effet, dans lequel l'homme qui écrit, l'homme qui pense, cessant de plus en plus d'être une valeur devient une simple force, force numérable et calculable en argent, simple élément industriel voué comme les autres aux conflits brutaux. La loi de l'offre et de la demande a vite fait de la pensée humaine une fille.

Le pouvoir matériel de cette industrie ne saurait suffire à imposer le respect ni à garder l'autonomie. L'industrie littéraire est une petite, une très petite industrie. Il n'y a pas de comparaison économique possible entre les Zola et les Georges Ohnet du coton ou du sucre et les Meunier et les Géraudel du drame et du roman. L'activité de ces derniers est donc subordonnée à celle des premiers : dans l'ordre économique, le sucre prend le pas sur la littérature. De plus, s'il faut pour monter un théâtre ou fonder un journal des capitaux incomparablement supérieurs à ce que représente l'épargne disponible des artistes, des dramaturges ou des hommes de lettres les plus favorisés, ceux-ci ne sont pas seulement condamnés à la simple infériorité, ils sont voués à un état de sujétion et d'asservissement par rapport au capital mobilier et à la classe qui le détient. Ils ont grand besoin d'elle, non seulement pour vivre, mais pour être, pour manifester cet art et cette pensée dont ils font tant de cas, pour réaliser leurs beaux songes et pour donner du corps à leurs chères idées. On voit d'ici le sort des pauvres Graeculi 4 ! Car le nombre croissant des artistes et des littérateurs permet à la ploutocratie de faire son choix : elle n'accorde le privilège de ses tréteaux et de ses presses qu'à des favoris capables de la servir. L'intelligence est amenée ainsi à remplir un rôle indigne et cruel : ancilla ploutocratiae 5 ! Et, par un détour mérité, comme, de notre temps, la ploutocratie est conduite par les enfants de Sem, il se trouve que, bruyamment affranchie de l'ordre français, pompeusement émancipée de la cité française, l'Intelligence française se trouve tout de même servir une cité (seulement elle est étrangère), se plier à un ordre (seulement il est juif) !

Certes, l'Intelligence ne se doute pas encore du maître qu'elle sert. Mais elle ne se fait plus grande illusion sur l'indépendance. Sans savoir par qui ni comment elle sait bien que la presse est tenue en bride. Exemple : Paris, la France entière ont suivi avec passion les émeutes du Théâtre-Français, et l'Intelligence française s'étonne que nos plus grands illustrés — L'Illustration en tête — ne conservent aucun souvenir visible de ce grand mouvement 6. Elle saisit sur ce point vif la différence entre les faits qui sont et les faits qu'on lui dit. Si bien qu'elle se sent trahie, d'abord comme française et aussi et surtout comme intelligence. Or, ce dernier point l'humilie, si le premier l'effraie. Le cri est général ! L'intelligence sent passer le vent de sa ruine. Une espèce de désolation la remplit. Elle voit qu'on se moque d'elle et qu'elle est écartée du Vrai, son objet. Aussi, de temps en temps, parfois jusque dans des régions semi-officielles, un gémissement étrange s'élève. C'était hier M. Adolphe Brisson dans cet honnête et grave article sur le théâtre de Bernstein, qu'il juge exactement comme notre Ergaste 7 ou comme M. Lépine. C'est aujourd'hui le cri de dégoût de « cousine Yvonne » 8 qui est, si je ne me trompe, proche parente de M. Adolphe Brisson. Des regrets plus anciens nous attestent que la critique littéraire et la critique dramatique sont mortes ou si bien bâillonnées qu'elles ne savent plus qu'élever d'inutiles soupirs. Déjà, dans L'Avenir de l'Intelligence, j'enregistrai les plaintes de M. Paul Brulat (lequel est bien capable d'avoir signé la protestation pour les libertés suicides). On peut lire à ces plaintes vaines : « La combinaison financière a tué l'idée ; la réclame a tué la critique ». « La plupart dont la plume est l'unique gagne-pain se résignent, deviennent valets… » « Les éloges vendus, les silences achetés… » J'appelle vaines des pensées qui ne remontent point aux causes et s'égarent sur l'accident au lieu de saisir l'essentiel.

L'art jaillit du foyer et du temple, il naquit de la cité et de ses remparts, de la société, de ses lois et de ses défenses. On peut admettre qu'il s'insurge dans un cas donné ou qu'il participe à un moment à cette insurrection : s'il n'aboutit point à coopérer à l'érection d'une cité plus forte et plus belle, s'il se retranche et se circonscrit dans l'absurde et prétentieuse ambition de se suffire en ne subsistant que de lui, son sort est tout écrit, c'est le sort que nous lui voyons. L'Action française a le droit de gémir parce qu'elle sait comment réagir, améliorer, reconstruire. Mais le peuple a raison de dire : tu l'as voulu, ne te plains pas, au malfaiteur élégiaque qui pleurniche devant le cadavre de sa victime. Il faut se résigner au lieu de se plaindre quand on s'obstine à construire et propager des formules stupides, grotesques, ou abjectes qui nous empoisonnent. Vous avez opté pour la liberté. La liberté c'est la concurrence. La concurrence, c'est le plus fort. Le plus fort, c'est le plus riche. Le plus riche, quand la richesse est devenue en partie anonyme, mobilière, c'est le moins responsable, et le moins noble et le moins sûr. C'est souvent le plus grossier, le plus vicieux. Il faut renverser ce maître indigne ou l'accepter avec ses conséquences. Venez vous battre contre lui ou fichez-nous la paix.

Charles Maurras
  1. Île volante imaginaire des Voyages de Gulliver de Swift. Cette citation de L'Avenir de l'Intelligence, sans doute issue d'un remaniement d'une des nombreuses rééditions du texte, ne figure pas dans notre édition.

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  2. Gaston Deschamps (1861–1931), archéologue, écrivain, journaliste, il succède à Anatole France à la prestigieuse rubrique de critique littéraire du Temps en 1893 et accumule les distinctions. Il est député du Bloc national de 1919 à 1924. [Retour]

  3. C'est en effet le ministère Martignac, successeur du ministère Villèle, qui abolit la censure de la presse sous Charles X. Ce sera l'ultime tentative libérale de la Restauration, le ministère Polignac et le raidissement de Charles X débouchant sur les Trois Glorieuses peu de temps après. [Retour]

  4. « Petits grecs », référence d'abord aux Grecs d'Italie du sud formant un petit peuple de gens instruits mais sans pouvoir politique dans la Rome républicaine, puis aux esclaves instruits des lettres grecques et chargés de besognes intellectuelles. [Retour]

  5. « Servante de la ploutocratie », la formule est formée sur la maxime scolastique philosophia ancilla theologiae : « la philosophie est servante de la théologie ». [Retour]

  6. Du 23 février au 2 mars 1911, l'Action française manifesta avec retentissement à Paris contre le dramaturge Henry Bernstein. On trouve une relation précise des événements par Maurice Pujo dans l'almanach de l'A. F. pour l'année 1912. [Retour]

  7. Pseudonyme du critique dramatique de L'Action française. [Retour]

  8. Pseudonyme transparent d'Yvonne Sarcey, la fille du critique dramatique Francisque Sarcey, elle-même critique dramatique et femme du critique littéraire Adolphe Brisson. [Retour]

Article paru dans L'Action française le 9 mars 1911.

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