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La bienfaisance à Paris

Si ce livre 1 franchit la Manche et le Rhin, son titre étonnera ceux des blonds enfants d'Arminius et d'Albion qui recueillent pieusement les malédictions quotidiennes lancées par leurs journaux sur la Babylone moderne. Et s'ils ouvrent Paris bienfaisant, ils verront « qu'en notre pays, parfois si calomnié, il n'est pas une secte, pas une théorie spéculative, pas un groupe si exclusif qu'il paraisse, qui ne soit animé par l'amour du bien, ne cherche à en faire et ne contribue de la sorte à la grandeur nationale ».

Il faut remercier M. Maxime du Camp d'avoir fait la preuve de cette charité, il importe que l'étranger la connaisse ; il importe surtout que nous ne l'ignorions pas. Ces annales nous enseignent à ne pas désespérer de notre salut social. À côté des plaies hideuses que nous devons être les derniers à nier, il est encourageant de voir tant d'infirmiers et d'infirmières s'empresser à leur pansement. L'œuvre de M. du Camp, qui ne manque pas de grandeur, a donc son utilité. Depuis plusieurs années, il s'y dévoue et son succès va croissant. Après des travaux littéraires dont la fortune fut douteuse, après des études d'histoire contemporaine beaucoup plus intéressantes et connues, ses derniers livres attirent l'attention de tout esprit que sollicite un peu le problème de la rénovation morale. Nous ne saurions pour notre part en laisser passer aucun sans le souligner tout au moins. Paris bienfaisant le mérite d'ailleurs. Dans un ouvrage antérieur, La Charité privée à Paris, l'auteur avait de préférence relaté les actes de bonté dus au catholicisme. Le cadre, assurément, n'avait rien d'étroit. Néanmoins, la bienfaisance de Paris le déborde. Les indifférents ont leurs associations charitables, les protestants et les juifs également. On en jugera par quelques exemples.

L'Œuvre des libérées de Saint-Lazare est la première étudiée. Fondée par Melle de Grandpré, nièce d'un aumônier de la prison, le but qu'elle poursuit est d'empêcher la récidive des misérables qu'une faute, un délit, parfois un accident ont jetées dans cet enfer où grouillent tous les résidus féminins de Paris. Croire qu'elle obtient toujours ce résultat dans la majorité des cas, ce serait ignorer quels pièges sans nombre les bas fonds des grandes villes tendent à la femme ; l'action de l'œuvre est surtout préventive ; tantôt elle rapatrie des aventurières que l'expérience a désabusées tantôt elle empêche la chute d'une pauvre fille, plus malheureuse que coupable, dans le bourbier pénitentiaire. Pourtant les vraies libérées ne sont pas sans lui donner quelques prises. Avec son vestiaire, elle les habille, et elle les héberge dans ses petits asiles, pendant qu'elle leur cherche du travail. En 1886, 1 412 femmes ont passé au vestiaire ; 216 y sont retournées, « réclamant l'intervention ou les conseils de la Société, ou venant lui apporter le témoignage de leur gratitude ; celles-là ont la volonté de bien faire et y réussissent. Plus du sixième, ajoute M. du Camp, c'est beaucoup. » La Société ne s'occupe pas des détenues pour délits administratifs, qui, livrées à la prostitution, sont condamnées à demeurer où elles sont ; rien à faire avec elles.

Rien à faire, non plus, avec certains individus voleurs de profession parce qu'ils le sont de nature ; il serait naïf d'espérer leur amendement ; mais tout auprès, dans les mêmes prisons, se trouvent des coupables par ignorance, ou par faiblesse, ou par malchance, qu'un bon milieu social pourrait suffire à régénérer. M. de Lamarque pensait à eux lorsqu'après 1871, il fonda l'Œuvre du patronage des libérés qui travaille à leur sauvetage, à ce moment psychologique de la sortie de prison. Elle accueille les hommes à l'asile de la rue de la Cavalerie, les femmes rue Lourmel, procure à celles-ci comme à ceux-là un travail rémunérateur et, aux cas de rechute, ne repousse personne avec trop de rigueur. Mais je n'ai pas à insister : les membres de notre dernière Réunion annuelle ont visité les asiles de la Société de patronage sous la conduite de son éminent président, M. Bérenger. et le compte rendu qui a été publié ici est présent au souvenir de tous 2.

Les associations protestantes se distinguent par leur esprit pratique et utilitaire. Ainsi le pasteur Robin exerce le patronage sur les Enfants insoumis de sa religion, en leur ouvrant, rue Clavel, 7, une école industrielle. Les uns sont internes, les autres externes, mais tous voués à la cordonnerie, rien qu'à cela ; c'est fâcheux, et toutefois c'est fatal. Cette nécessité d'un travail unique — et d'un travail sédentaire — est la plus forte objection que l'on puisse élever contre les établissements professionnels de cette sorte. — Non loin de l'école et toujours rue Clavel, a été fondé, sur la même initiative bienfaisante, un asile temporaire, pour les périodes de chômage. Dans leur maison de la rue de Reuilly, qui est d'une propreté anglaise et d'une régularité qui sent bien son méthodiste, les diaconesses ont installé une école maternelle qui reçoit, débarbouille et fait chanter des marmots de tous les cultes ; puis, une sorte de refuge ouvert aux filles pauvres qui se sont « dérangées », — école professionnelle pour celles que le vice a seulement touchées, maison de correction d'un régime fort doux pour celles dont l'inconduite a noirci un casier judiciaire ; pour ces dernières, « un tiers des résultats moraux doivent être enregistrés comme excellents ; un tiers comme offrant de bonnes garanties, mais sujets cependant à péricliter ; un tiers comme nuls 3 ». Protestante encore, l'entreprise d'évangélisation d'une de ces curieuses cités de chiffonniers qui ceignent Paris, la cité du Soleil, dont les jeunes membres sont instruits gratis par une œuvre ad hoc et, en vacances, sont transportés avec de bons soins dans une villégiature quelconque sous les arbres et au soleil…

Nous touchons au luxe, direz-vous ? En effet, puisque nous approchons de la « charité d'Israël ». Par exemple, c'est là que la communauté est étroite et que les liens de solidarité se serrent fortement ! En revanche, le cercle de la bienfaisance se rétrécit et, à mon avis, s'amoindrit moralement. Sans doute, c'est fort beau de payer à ses coreligionnaires des hospices qui sont des palais ; il est beau de dépenser des millions, sans liarder, pour éviter des violations de la loi de Moïse et procurer aux fils de Jacob des viandes timbrées par le Schohet : avouerai-je pourtant que cet exclusivisme me semble mesquin ? Je voudrais que les israélites parussent se souvenir des mots qui accompagnaient le louis d'or de don Juan : « Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité 4. » On répondra que les héroïnes de la pitié telles que Mme Coralie Cahen sont clairsemées dans le monde juif, comme le sont dans tous les mondes toutes les héroïnes. Aussi n'est-ce pas cela que je réclame, mais tout bonnement la preuve d'un sentiment de sympathie plus large que la solidarité nationale ou confessionnelle. Vous me citerez en réponse le dispensaire de Mme Furtado-Heine. — Et puis ? C'est tout, je crois.

Les derniers chapitres de M. du Camp contiennent de singuliers détails sur l'exploitation de la charité parisienne par une légion d'aigrefins. Très justement, il ajoute que la meilleure forme de l'assistance est celle qui donne aux misérables les moyens de se relever. Les distributions d'argent aboutissent cent fois sur une à des gaspillages qu'évite par son organisation et son fonctionnement l'œuvre de l'assistance par le travail. C'est un progrès5.

L'enquête, en son ensemble, est donc satisfaisante aux yeux de l'enquêteur, et je n'y contredirai pas, du moment que M. du Camp ajoute qu'il reste beaucoup à faire. Mais ce qui est fait est-il toujours bien fait ? Voilà une question que j'aurais aimé qu'il traitât. Très fourni de documents, il pouvait en quelques mots éclairer bien des illusions ou dissiper bien des scepticismes. Or à toutes les pages de son volume, il s'exprime sur un ton de bienveillance tellement continue que l'on finit par croire à de simples politesses d'académicien. Cela sent le rapport destiné à la lecture publique. On lit cela comme on lirait un article d'un journal officieux de la bienfaisance ; on y accorde exactement le même degré de foi ; on éprouve un obscur besoin de rencontrer sous sa main un volume de Drumont ou quelque chose d'analogue… Que M. du Camp me pardonne de formuler ces vagues souhaits, car ils n'enlèvent rien à la reconnaissance qu'il mérite pour nous avoir promenés dans le jardin du bien et nous avoir démontré qu'on le cultive.

Charles Maurras
  1. Paris bienfaisant, par M. Maxime du Camp, de l'Académie française. 1 volume, in-8o, Paris, Hachette. [Retour]

  2. Voyez le rapport de M. H. de Caumont dans La Réforme sociale du 1er juillet (t. VI, p. 43). [Retour]

  3. M. Maxime du Camp a constaté au cours de toute son enquête que la proportion de l'amendement au vice s'éloignait rarement du rapport de 1 à 3. [Retour]

  4. Molière, Don Juan, acte III, scène 2. Rappelons que Don Juan veut donner un louis à un pauvre qu'il veut faire jurer en échange de sa libéralité. «  Non Monsieur, j'aime mieux mourir de faim » répond le pauvre. Don Juan lui donne tout de même le louis « pour l'amour de l'humanité » avant de partir précipitamment. (n. d. é.) [Retour]

  5. Ce n'est là toutefois qu'un très modeste commencement, et l'on se demande s'il ne serait pas opportun de tenter à Paris une « organisation de charité » à l'exemple de ce qui a été fait avec succès a Londres et en Amérique. Voyez sur ce sujet l'intéressant travail de M. A. Warner dans La Réforme sociale du 15 janvier dernier (t. V. p. 1). [Retour]

Texte paru dans La Réforme sociale du 1er août 1888.

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