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M. Paul Bourget dans son jardin

Bien que je n'aie pas embrassé la pénible carrière de M. Adolphe Brisson 1 et que les « promenades et visites » où excelle ce brillant chroniqueur ne soient, à dire vrai, ni de mon fait, ni de mon goût, je viens de visiter M. Paul Bourget dans son ermitage d'Hyères. Ces trente-six heures charmées sous le toit bienveillant du conteur, du psychologue, du moraliste le mieux informé de notre temps, et encore du plus subtil et du plus grave, valent la peine qu'on les produise en public. Elles expliqueront les traits d'une vie nouvelle ou du moins elles les rendront précis et évidents. Que mon hôte me pardonne l'indiscrétion ! 2

Il n'y a pas longtemps que M. Paul Bourget était un mondain déclaré et en quelque sorte, profès. Le vers d'Edel 3, qui est fameux,

Le ciel d'automne était couleur d'un gant gris perle,

ce vers ne donnait pas une idée exacte de la moitié de la vie de M. Bourget. Paris, et le Paris le plus frivole, était son centre. Fort ami des voyages et des villégiatures à l'étranger, c'était dans la vie parisienne (fleur assez naturelle et assez directe, après tout, du sol et de l'air de Paris) qu'il aimait à goûter ce qui est le meilleur de la vie humaine, après les ivresses du travail de l'esprit : les plaisirs, les détentes et les dernières extrémités de la vie nerveuse.

Paris a des sages et Paris a des femmes. Près de ses bibliothèques, il a des salons. Ces deux ordres de liens tenaient M. Bourget et je crois que, par là, quelque chose d'artificiel pesait sur la force naturelle de son talent 4. Il fallait l'admirer, sans doute ; mais dans nos clans de petits rêveurs inflexibles, l'admiration s'était accommodée d'un peu d'ironie. On disait : — Paul Bourget se livrera-t-il ?… On insistait : — Découvrira-t-il un jour la simple nature 5 ?

Un très beau jour, il l'a découverte. Et ce jour-là il nous a laissés. Il est parti. Sans abandonner Paris tout à fait, il s'est composé une solitude paisible où il se réfugie pour cinq mois de l'année. C'est une solitude à deux : celle qui ne fatigue point l'homme des malheurs de sa propre image. Solitude lointaine et profonde, qui associe aux méditations et aux rêves, sous le plus beau ciel qu'il y ait, le frais encens de fleurs et les sels violents de la mer.

Hyères est moins gâtée que Saint-Raphaël et que Nice par les architectes et les agents-voyers. Encore n'est-ce pas Hyères que Bourget a choisie : c'est Costebelle. Costebelle est un admirable pli 6 d'une montagne couverte de pins, qui interdit aux hôtels et aux casinos la vue des îles et de la mer. On a laissé à Costebelle presque toute la sauvagerie primitive. Son enceinte de vieux bois résineux n'a souffert d'aucune impiété. Quelques jardins y sont enclavés avec discrétion et prudence. Un rude, un salubre parfum circule ainsi sur le coteau. Droits, et minces, gris et rugueux, les antiques fils de la terre gardent au sol sa physionomie 7.

La maison de M. Bourget s'appuie à cette molle pente que la nature a chargée de bois. Elle est entourée de parterres faits de main d'homme. Là, vingt essences, étrangères ou indigènes, fraternisent. J'ai remarqué qu'elles se mélangent sans se heurter et cependant sans se confondre. Quelqu'un a senti qu'il ne fallait rien outrer, et ménager les transitions. Aloès 8 et palmiers accueillent les yuccas et raccordent l'étrangeté de ces Africains avec les arbustes naturels au pays. Ceux-ci atteignent, par la force de leur végétation, à l'arborescence parfaite. Nos sombres kermès provençaux 9 prennent ici une teinte claire, légère, et leurs branchages tortueux, étalés au soleil, y forment des haies 10 profondes et magnifiques. De grand cèdres tournoient paresseusement vers le ciel. Enfin, au milieu des aubépines presque géantes, de vastes Champs de roses font une nappe de parfum 11.

Parmi ces roses de toutes sortes et de toutes nuances, le soufre et le feu jusqu'au blanc pur et au rouge vif, M. Bourget me montre, dans un calice qui s'effeuille, de grandes cétoisnes 12 bronzées, mortes de plaisir dans la nuit : « Voilà, dis-je, des roses, prises du jardin d'Épicure. » Au nom du fils de Néoclès 13, une sorte de contrariété se marque sur le visage de M. Paul Bourget. Visiblement, Épicure ne lui plait guère. J'avance le nom d'Épictète, pauvre esclave qui ne dut jamais posséder ni jardin, ni rosier. « Eh ! quoi, me réplique mon hôte, vous allez voir que j'ai beaucoup mieux qu'Épictète », et le voilà qui me conduit au détour d'une allée devant un petit monument novo-gothique 14 en pierre du pays : c'est la chapelle du jardin. La messe y est dite chaque dimanche et, tous les jours de la semaine, l'auteur du Disciple mesure le degré de ses analyses à l'ombre austère de cette croix.

Il est devenu un fervent chrétien. Ceci doit s'entendre au sens strict 15. À d'autres, encore plus libertins, la simple profession d'amis du catholicisme. M. Paul Bourget croit. Il voit. Il sent, dit-il, la vérité pratique du dogme chrétien. Et c'est peut-être pour mieux songer à ce dogme qu'il s'est réfugié ici, entre la petite chapelle et les œuvres complètes de M. de Bonald, toujours entr'ouvertes dans son cabinet de travail.

Si je savais résumer les conversations que j'ai eues avec lui, on verrait, quelle place tient le christianisme dans la conception politique de M. Paul Bourget. M. Bourget observe que dans l'économie profonde de la nature, l'individu humain tient un rôle de paria. « L'individu n'est pas une unité sociale », enseigne le Play. « La société se compose de familles et non d'individus », enseigne Auguste Comte. Et l'on n'a jamais rien établi de sérieux contre ce double fondement de la philosophie des sociétés. Telle est la loi d'airain. Mais l'individu, c'est vous et c'est moi : comment nous consoler d'une destinée aussi dure 16 ? Il n'y en a aucun moyen terrestre. Le bonheur individuel est chimérique sur la terre. On ne voit même pas de développement assuré à l'individu. Il est toujours accidentel et hasardeux. L'univers ne se soucie point du salut individuel.

Ce développement, ce salut, le Christianisme apprend aux hommes à le concevoir et à l'espérer ailleurs : par la foi et par l'espérance, il détache les hommes des grossières compétitions naturelles ; par la charité et l'amour il les détermine à adoucir autour d'eux ces compétitions. L'individu, si négligé par la nature quand elle a organisé la cité des hommes, se résigne à sa condition par la vive pensée de la cité de Dieu. Il y ajourne 17, pour ainsi dire, la note de ses réclamations personnelles. La violence de ses vœux et de ses désirs rencontre au haut du ciel sa soupape de sûreté.

Je m'exprime physiquement. Les images de M. Paul Bourget sont moins voisines de la terre, ainsi que ses pensées. Ai-je besoin de dire qu'il n'a point limité au style sa réforme intellectuelle et morale ? Il a premièrement corrigé ses anciennes oeuvres : la nouvelle édition qu'il en donne, chez Plon et Nourrit, témoigne que nulle phrase hétérodoxe n'a été tolérée ni parmi les Essais de psychologie contemporaine, où l'on notait, dans l'édition de 1883, des doutes sur la possibilité de l'essence divine, ni parmi les Études et Portraits. Secondement, les nouveaux romans de M. Paul Bourget, sans pouvoir jamais « être mis dans toutes les mains » (M. Gaston Deschamps est seul assez naïf pour supposer qu'il existe de pareils livres 18 !) ne sacrifieront en aucun cas la règle des mœurs à la fantaisie esthétique. Troisièmement, enfin, romans et études seront, je crois, des œuvres de sensibilité chrétienne, mues dans l'ordre chrétien et mises au service d'une pensée chrétienne. Songez aux Drames de famille parus le mois dernier 19. Les lecteurs auront remarqué dans le drame de Résurrection que tout le récit se ramène à l'analyse d'un phénomène mystique : littéralement d'une sorte de transubstantiation. Un autre drame, L'Échéance, pose avec dureté la thèse de la réversibilité des mérites. Si le reste du livre est plutôt sociologique, ceci est nettement chrétien. Qu'est devenu l'adolescent qui, jadis, avec une nuance d'impertinence renaniste et de regret baudelairien balbutiait un « Notre Père qui ÉTIEZ aux cieux » ?

En très peu d'années, ce jeune homme a décrit un circuit immense.

Mais, tout compte fait, son christianisme est moins surprenant encore que son évolution vers la Monarchie. Celle-ci n'était commandée que par la raison. Il y fallait donc le concours direct et constant des maîtres préférés de M. Paul Bourget, depuis Honoré de Balzac jusqu'à Hippolyte Taine. Il y fallait aussi la leçon des événements. Tout cela pouvait faire défaut ou revêtir d'autres figures : tenait donc à de légers fils. Mais le retour à la théologie chrétienne exprime, au contraire, l'être entier de M. Bourget, je veux dire les énergies mystérieuses de sa vie physique, les éléments fondamentaux de sa personne sensitive. N'oublions pas ce qu'il a écrit des besoins de l'âme mystique 20.

Tel croyant qui cesse de croire, disait-il à peu près, peut retrouver, en bien des cas, l'équivalent de Dieu : l'amour de la Patrie, celui de la Liberté, vingt passions, cent enthousiasmes lui peuvent servir de guide et d'étoile. L'âme mystique ne s'en paye point. Il faut Dieu à cette âme. Si elle a cru, elle recroira, sans se l'avouer tout d'abord et, peu à peu, avec conscience… Je serais bien surpris, si, approfondissant de la sorte un état d'âme contemporain, M. Bourget n'avait montré, dans cette, page, un repli secret de son cœur : l'auteur des Aveux s'y confessait, quoique à demi mot 21.

Au reste, son rêve mystique ne cessa jamais d'être assez apparent. Il y a du mysticisme latent, du christianisme diffus, bien qu'on l'ait contesté, dans les thèses de Dumas fils. Mais les sources du mysticisme sont plus vives encore dans les thèses de Paul Bourget, M. Gaston Deschamps 22 lui-même pourrait observer à l'œil nu, sans autre instrument que sa perspicacité naturelle, quel souci de la vie morale accompagne l'auteur de Mensonges, de Cruelle Énigme et de Crime d'Amour dans les plus scabreuses enquêtes ! « Qu'est-ce qui est bien ? Et qu'est-ce qui est mal ? » Il en a décidé fort tard. Mais il ne s'arrêta jamais d'y porter sa curiosité. Or, ce sont bien là des curiosités surnaturelles et mystiques 23. La nature et l'expérience ne posent nulle part en termes absolus la question morale. Le premier maître de Bourget, Taine, n'y croyait guère. Mais Bourget en sentit l'aiguillon presque continuel. Un stoïcisme tendre le gardait pur de paganisme. Il priait Zeus comme Cléanthe, quand il se croyait loin de Dieu. Aucun charme de nymphe, aucune bonté de déesse ne lui firent perdre de vue ce qu'il appellerait l'éternelle unité morale.

Et le voilà qui médite l'Imitation et l'Évangile dans le plus beau jardin, et le plus délicieux. Autre Moine des îles d'Or ! Cependant, toutes les voluptés peuplent le fond de ces retraites inviolables. On imagine, sous les pins, la Villa d'Horace, modeste, visitée des futiles amours. On devine, sous un cyprès mystérieux, quelque Folie, refuge de la cruauté de Valmont. Tant de roses élèvent çà et là leur sombre parfum que la Terre et la Mer, tout incorporées dans la nuit, ne forment plus qu'une vaste coupe fleurie où s'abreuvent les mânes de Ronsard et d'Anacréon.

— Versons ces roses dans ce vin,
En ce bon vin versons ces roses
Et boivons l'un et l'autre, afin
Qu'à nos jours les peines encloses
Prennent en boivant quelque fin 24

Oui, une 25 belle, forte et voluptueuse nature, enivrant les hommes mortels, les encourage à multiplier leurs ivresses. Ce voisinage capiteux n'a point effrayé M. Paul Bourget. Il n'a point redouté d'être sollicité à vider la coupe de roses. Et la tentation de revivre les perversités de Paris ne l'a pas effrayé non plus. Bravant tant de mollesse et d'enchanteresses douceurs, il a élevé en ces lieux le Château de son Âme 26. De la nature même, et de la plus païenne, il extrait, il sublime, il filtre de terribles breuvages métaphysiques. Dans ces électuaires, le fiel dégouttera du suave miel des plus fraîches fleurs 27.

Medio de fonte leporum 28

De la fontaine des délices, la petite bulle d'amertume file déjà ; il la recueille artistement et tous ceux qui reposent avec lui sur les fleurs en devront ressentir, avec lui, la pointe inquiète.

… In ipsis floribus angat !

Un moraliste nous est né, et s'arme, et se perfectionne pour nous, un mélancolique, moraliste chrétien. Du fond du « val d'amour » de « la cassolette d'encens » que notre Mistral a chantés, s'élève, droite, svelte, mais sans vain ornement, une sévère colonnette 29 qui indiquera la vertu. Beaucoup de païens de ma sorte ne se sentent point rassurés et, comme au temps où Bourdaloue montait en chaire, ils se disent tout bas, les paroles du grand Condé : « Attention, voilà l'Ennemi. »

Charles Maurras
  1. Adolphe Brisson (1860–1925) avait repris les Annales politiques et littéraires fondées par son père Jules Brisson en 1883. Son épouse Yvonne Sarcey était la fille d'un autre critique redouté, Francisque Sarcey. Nullement opposé au nationalisme dans sa jeunesse, il allait devenir en 1903 le critique dramatique du Temps, journal officieux de la Troisième République.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Ce texte a été publié dans la Gazette de France (20 mai) et dans La Chronique des livres en 1900, dans le Dictionnaire politique et critique (fascicule 3) en 1932, dans le recueil Triptyque de Paul Bourget en 1931 et enfin dans L'Action française du 4 février 1943. Notre texte est celui de La Chronique des livres, nous donnons les variations significatives par rapport au texte du Triptyque, dont tout ce premier paragraphe est absent. [Retour]

  3. Edel est un ouvrage en vers de Paul Bourget, en 1878. [Retour]

  4. En 1931 : « de son talent ». [Retour]

  5. En 1931 : « la nature ». [Retour]

  6. En 1931 : « repli ». [Retour]

  7. En 1931 : « conservent au sol sa beauté ». [Retour]

  8. En 1931 : « Agaves ». [Retour]

  9. En 1931 : « chênes nains ». [Retour]

  10. En 1931 : « déterminent des haies ». [Retour]

  11. En 1931 : « étendent leur parfum ». [Retour]

  12. Nous écririons « cétoines » comme le porte l'édition de 1931. La cétoine est un gros scarabée à l'éclat métallique. [Retour]

  13. Diogène Laërce : « Épicure, fils de Néoclès et de Chérestrate, Athénien du dème de Gargettios, de la race des Philaïdes. » Le Jardin est la désignation traditionnelle de l'école épicurienne. [Retour]

  14. En 1931 : « néo-gothique ». [Retour]

  15. L'édition de 1931 insère ici : « À d'autres, le catholicisme d'État ! » [Retour]

  16. En 1931 : « de cette destinée ». [Retour]

  17. En 1931 : « Il y ajourne, il y reporte, pour ainsi dire… » [Retour]

  18. On trouve ici dans La Chronique des livres une note de la rédaction : « On ne s'étonnera pas de trouver ici cette appréciation ; le propre de la critique étant d'être indépendante, la responsabilité des articles de La Chronique des Livre n'incombe qu'à leurs auteurs respectifs, sans engager en rien l'esprit intégral de la Revue. » La parenthèse sur Gaston Deschamps est supprimée dans l'édition de 1931. Gaston Deschamps (1861–1931) était archéologue, écrivain et journaliste, il fut député du Bloc national dans la Chambre bleu horizon. [Retour]

  19. L'édition de 1931 précise la date en note : « Avril 1900. » [Retour]

  20. Précision ajoutée en 1931 : « Dans son portrait de Dumas fils, vers 1882. » [Retour]

  21. L'édition de 1931 introduit ici une note : « Mon ancien maître, celui qui devait être Mgr Penon, ne s'y était pas trompé. Dès 1884, il m'annonçait l'évolution religieuse de Paul Bourget. » [Retour]

  22. La mention de Gaston Deschamps disparaît en 1931 : « Le premier imbécile venu peut observer, sans autre instrument... ». [Retour]

  23. « Et mystiques » disparaît dans l'édition de 1931. [Retour]

  24. Ronsard, Versons ces roses près ce vin. [Retour]

  25. En 1931 : « cette ». [Retour]

  26. En 1931 : « il a élevé en ces lieux, devant les Stoechades antiques et pour ainsi dire, contre elles, le Château de son Âme et l'Échelle de sa Méditation. » [Retour]

  27. En 1931 : « le fiel va dégoutter du miel des plus douces fleurs ». [Retour]

  28. Lucrèce, De rerum natura, vers 1126.

    Necquicquam, quoniam medio de fonte leporum
    surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat…

    Soit : « Mais en vain, car du sein même de la source des plaisirs sort je ne sais quelle amertume qui serre le cœur parmi les fleurs mêmes…  » [Retour]

  29. En 1931 : « la sainte columelle ». [Retour]

Ce texte a paru dans La Chronique des livres tome I, juin-décembre 1900, p. 35–38. Il a eu une édition antérieure et a été repris plusieurs fois ensuite.

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