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Les Nouveaux Théoriciens de l'éducation
et l'École de la paix sociale

Éducation et Instruction, par GRÉARD, de l'Académie française, vice-recteur de l'Académie de Paris, 4 vol. in-12. Hachette, 1881. — L'éducation du caractère, par A. MARTIN, chargé du cours de pédagogie à la Faculté de Nancy, 4 vol. in-12. Hachette, 1887. — Leçons de psychologie appliquée à l'éducation, par H. MARION, docteur ès-lettres, professeur de philosophie, chargé d'un cours sur la science de l'éducation près la Faculté des lettres de Paris, 1 vol. in-12, Colin, 1886. — Les trois premières années de l'enfant et L'Enfant de trois à sept ans par Bernard PÉREZ, 2 vol. in-8o, Alcan, 1886. — L'Âme de l'enfant, par W. PREYER, professeur à l'Université d'Iéna, trad. de Varigny, 1 vol. in-8o Alcan, 1887. — Observations sur le développement de l'intelligence et du langage chez les enfants par E. EGGER, de l'Institut, 1 broch. in-8o, H. Picard, 1879.

J'ai là sur ma table une douzaine de volumes sur l'éducation ; que cette bibliothèque n'effraye pas outre mesure les lecteurs de La Réforme sociale. Je ne leur en soumettrai que le strict nécessaire. Surtout qu'ils n'appréhendent pas d'avoir à subir un treizième volume, l'exposé d'une treizième méthode pédagogique qui serait de mon invention. Ce travail est une série de constatations, rien de plus. Où en est la science de l'éducation ? L'influence de Rousseau continue-t-elle à s'y faire sentir ? L'observation des faits donne-t-elle un démenti aux sagaces remarques formulées par Le Play, dans La Réforme sociale en France (chap. 28 et 47) ? On va voir que ses théories, s'il est permis d'appliquer ce nom à des jugements aussi pratiques, ont gagné à vieillir.

I
La nécessité de l'éducation face au vice originel

Frédéric Le Play froissait de bien délicates et de bien vénérables susceptibilités lorsqu'en 1870, il peignait d'un mot pittoresque la continuelle intrusion des nouveau-nés dans les sociétés adultes : « Les sociétés parfaites, disait-il, restent incessamment soumises à une invasion de petits barbares qui ramènent sans relâche tous les mauvais instincts de la nature humaine. J'ai, ajoute-t-il, ainsi expliqué comment la décadence devient imminente dès que les sociétés négligent un moment d'opposer à ce fléau naturel la discipline de l'éducation.  » La nécessité de l'éducation était cependant reconnue en fait par chacun ; mais on lui contestait le droit de réagir contre certains penchants ; on se rangeait volontiers à l'avis de Montaigne qui conseille indolemment de laisser faire à la nature, toujours bonne mère ; la parole de Jefferson, que « la morale se développe toute seule dans l'enfant comme ses bras et ses jambes », était reçue comme un axiome de vérité courante ; les déraisonnements de Rousseau et de ses disciples continuaient à faire loi. Victor Hugo ne se contenta pas d'aimer ses enfants et ses petits-enfants, ce dont l'auteur de l'Émile a su d'ailleurs se dispenser ; il érigea autour d'eux je ne sais quelle chapelle d'adoration sénile et les mit sur l'autel, eux seuls étant purs, innocents, non déformés par la vie. Devant un public moins prévenu certaines mignardises auraient fait redouter que le grand artiste ne retombât lui-même un peu dans l'enfance.

Pourtant une réaction énergique se dessinait dès lors dans la science. Cette réaction est maintenant achevée. On a bien renoncé à cette idée absurde que tout ce qui est dans la nature est essentiellement bon. C'est Rousseau tout entier que notre fin de siècle renie et les nouveau-venus des lettres, de l'histoire, de la philosophie répéteraient volontiers le cri de Henri Heine, avec une variante légère : « Non, l'enfant n'est pas beau ! non, l'enfant n'est pas bon ! » — auquel fait écho cet aphorisme de Schopenhauer, le philosophe à la mode : « L'homme doit à l'éducation et à la civilisation de n'être une bête féroce. »

Presque tous les observateurs spéciaux que j'aurai à citer renchérissent là-dessus. Le doux M. Martin n'accepterait qu'in extremis cette formule farouche ; mais il finit par avouer que « dans l'enfant la beauté morale n'est qu'une promesse ». Pour Lombroso, le savant criminaliste italien, l'enfant est une sorte de « criminel-né » : parole à demi-biblique. Tous les savants positivistes admettent ce fait du vice originel qui, avec le Décalogue, sert de base aux inductions de Le Play : tous constatent la présence de perversions immanentes, les unes héréditaires, les autres résultant d'un état organique passager, pendant lequel la souffrance aigrit le nouveau-né. On comprend qu'au simple point de vue de la défense sociale, cela suffit. S'il y a dans l'enfant des germes dont le développement normal le conduirait à des actes funestes à lui-même et à autrui, il est clair que la pédagogie de l'Émile est en défaut. Lors même que ces manifestations auraient un caractère transitoire, la correction serait encore nécessaire pour abréger la durée de cet état de crise, d'irréflexion, d'inconscience infantile, pour l'empêcher de prendre racine, de devenir habituel et morbide. Sans doute, comme dit Rousseau, l'enfant qui souffre a largement le droit de crier, mais si on ne lui apprend point à modérer l'expression de sa souffrance, il peut en devenir le plus hargneux et — qui sait ? — le plus dangereux des hommes.

Le classement des perversions dont il s'agit, a été fait d'une façon très exacte par M. Bernard Pérez. Cantonné strictement dans des études de ce genre, l'auteur de la Psychologie de l'enfant a complété par des observations personnelles les diverses enquêtes de MM. Taine, Egger, Preyer, dont il donne le résumé sans adopter toujours les mêmes manières de voir ; c'est l'œuvre d'un analyste très fin et très précis, et — ce qui ne gâte rien — M. Pérez est un écrivain charmant. Prenant son sujet au sortir de l'œuf, voici comment il explique l'état grognon du nouveau-né par l'infinie susceptibilité de son système nerveux : « Ses membres, arrachés à la molle pression dont ils avaient l'habitude, reçoivent une liberté d'extension douloureuse ; nos mains, dont les caresses les plus légères sont pour lui une torture, froissent, compriment, secouent ses tendres organes, meurtris par le travail de la naissance. Tous les sens sont battus, coup sur coup, d'impressions insolites, et les faibles cris de l'enfant semblent témoigner qu'elles sont péniblement ressenties. Le nouveau-né est aveugle et sourd : les traits de lumière n'en frappent pas moins ses yeux d'impressions choquantes, des tourbillons d'ondes aériennes n'en heurtent pas moins son tympan de dures excitations 1 ».

M. Pérez rappelle ensuite que les premiers amours de l'enfant sont ceux d'un gastronome, le sens le plus souvent interrogé par lui étant le goût ; son premier sentiment a été la peur. La colère vient un peu plus tard, mais elle est la note vraiment caractéristique de l'enfant. C'est elle qui permet de saisir l'éveil du caractère. Bon ou mauvais, ce caractère ? Il faut noter ici une curieuse coïncidence : Spencer, le métaphysicien positiviste, se rencontre avec Le Play, observateur chrétien. L'auteur des Principes de sociologie 2 pose en principe que l'irascibilité est un trait commun aux petits et aux grands barbares, aux enfants et aux sauvages ; — il y a chez les uns et les autres une incapacité de réprimer les mouvements réflexes, — leur individu étant absorbé par leurs frénésies. Tendance au mouvement, mouvement effectif, ces deux actes n'en sont pour eux qu'un seul. jusqu'au bout l'impulsion qu'elle donne. Pas de réflexion intermédiaire. Leurs idées sont véritablement des forces. La vie animale existant seule, l'être suit jusqu'au bout l'impulsion qu'elle donne. « En dépit de leur caractère, d'ordinaire impassible, les Dacotahs entrent dans des accès effrayants de fureur sanguinaire, quand ils tuent des bisons. » Les Kamtchakales, « un rien les rend fous ou leur fait commettre un suicide ». Les exemples fourmillent sous la plume de Spencer ; tous démontrent que si la besogne du civilisateur est d'élever les sauvages, aussi bien la besogne de l'éducateur est de civiliser les enfants. Il y a parité, identité parfaite entre ces deux tâches ; les deux mots signifient exactement : subordonner les émotions à la raison et à la volonté.

Gourmandise, terreurs, colères absolument réflexes, tout ceci est propre aux enfants, parce qu'ils sont enfants : « c'est de leur âge » comme on dit vulgairement. Mais, au-dessous de ce niveau naturel, il y a de méchants enfants, chez qui on observe des paroles et des actes vraiment dignes de grandes personnes. La Bruyère ne craignait pas d'attribuer taille d'hommes au cœur des enfants. Ils sont, dit-il, « hautains, dédaigneux, colères… — intercalez ici toute la série des vices… — ils ne veulent point souffrir de mal et aiment à en faire. Ils sont déjà des hommes. » Les Confessions de saint Augustin contiennent un trait célèbre de méchanceté innée 3 ; je crois inutile de le rapporter, F. Le Play l'ayant recueilli à ce chapitre 28 de La Réforme sociale, que tous mes lecteurs ont sous les yeux en parcourant ce travail. M. Bernard Pérez ne nous laisse que le choix des historiettes. Il a vu « une petite capricieuse de onze mois se mettre dans une violente colère parce qu'elle n'avait pu réussir à saisir le nez de son grand-père. Une autre, âgée de deux ans, avait une belle poupée dont elle était très fière : ses parents emmenée aux eaux de Cauterets, elle vit, à la descente de voiture, une enfant avec une poupée pareille à la sienne ; cris de de rage ; elle sauta sur l'enfant, l'égratigna, la battit, la mordit et on dut la lui arracher des mains : sa colère avait été si forte qu'elle en fut malade trois jours. »

Cette fureur n'a plus pour excitant direct une douleur physique, mais un mobile d'ordre moral : la jalousie ; c'est le vice habituel des enfants, et le plus transparent, le plus facile à étudier. Il a fourni aux littérateurs des thèmes d'analyses ou de développements des plus curieux. M. Pérez signale avec raison dans Une page d'amour de Zola une psychologie d'enfant jalouse et nerveuse. Dans ses Nouvelles Pensées, M. l'abbé Roux a rendu fort touchante la jalousie du bébé qu'il a appelé Rayon d'or : un petit frère est né, et Rayon d'or, voyant l'affection maternelle se détourner de lui vers son cadet malade, languit et meurt lui-même. Voici, sauf la nuance, un cas différent, c'est un nouvel emprunt que je fais à M. Pérez : « Un de mes neveux, âgé de trois ans, parlait continuellement d'un frère qu'il devait avoir bientôt. — Comme je l'aimerai ! disait-il à chaque instant. — Mais quand il l'eut vu accaparer le sein, les baisers, les caresses de sa mère, il en témoigna très haut son mécontentement. Il dit même un jour à sa mère : — Est-ce qu'il ne va pas bientôt mourir, le petit Fernand ? — Quand le nouveau-venu se mit à marcher et à parler, l'autre lui faisait mille méchants tours : il le battait, le tirait d'une chaise pour se mettre à sa place, lui criait dans les oreilles, l'appelait vilain et méchant. »

Les enfants ont le don de ces naïvetés cruelles, qui révèlent bien moins une méchanceté radicale que l'absence temporaire des réseau de nécessités organiques qui les tient enlacés ; certaines facultés, certains sens, les plus délicats, sommeillent encore. L'enfant de quatre ans qui disait au père d'un camarade : « Maintenant que Pierre est mort, tu me cheval et son tambour, n'est-ce pas ? », cet enfant n'avait pas encore de cœur, à un âge où les autres commencent à en avoir plus que des rudiments. Chez les mieux doués, le développement des bons instincts est parallèle à celui des mauvais ; chez les autres, le mal a une avance. L'enfant dont nous parlons était des plus retardataires. Et bien ! le rôle de l'éducation est d'accélérer certaines floraisons, de soigner certains germes qui mourraient, sans elle, étouffés ; doués, et l'on ne peut pas dire que ce rôle est inefficace. Ce neveu de M. Pérez qui demandait la tête du petit Fernand devint, grâce à l'influence sa mère, un protecteur attentif et aimant de son jeune frère. Je ne crois pas que les mauvais penchants soient supprimés par la répression la plus énergique et la plus sensée; mais ils en sont affaiblis et on arrive à les contenir tout à fait au moyen des tendances meilleures dont on favorise la maturité. Quelle tâche délicate, compliquée ! La sélection ne se fait pas toute seule et naturellement ; elle doit être dirigée, orientée par quelqu'un, sous peine d'infester la société des demi-sauvages dénoncés par Le Play et Spencer. Chacun s'accorde aujourd'hui là-dessus, l'évidence a repris le pas sur les sophismes — première constatation !

II
L'école primaire
L'enseignement qu'on y reçoit n'est et ne saurait être que la moindre part de l'éducation.

Avant de poursuivre mon inventaire, on me permettra une observation. Quand je constate le succès des idées de Le Play, il est sous-entendu que je parle d'un triomphe moral. Je veux exprimer que l'opinion des « honnêtes gens » s'est déplacée dans le sens des doctrines de la paix sociale, dont elle était sensiblement éloignée à l'heure où celles ci furent promulguées. Je note cette formation d'un mouvement intellectuel favorable à nos idées. Les événements politiques, les actes des dernières législatures, les articles des petits journaux, les discours des réunions populaires ne témoignent que d'un retard évident sur la pensée des gens instruits. C'est tant pis pour les discoureurs et les législateurs. Telle idée qui n'a plus de partisan sérieux dans la sphère intelligente jouit de la faveur officielle : ce n'est pas flatteur pour ceux qui la dispensent, voilà tout. Au fond, le défaut d'harmonie entre les deux sphères est un mal inévitable aujourd'hui. Toute société qui est sortie de la coutume pour entrer dans la voie du prétendu progrès, doit aboutir à un désaccord perpétuel entre ceux qui conçoivent les réformes et ceux qui les traduisent en prescriptions légales. Quoi que fassent les uns, ils seront toujours devancés par les autres. Si donc l'on veut supprimer ce déséquilibre, il faut renoncer aux imaginations politico-sociales et revenir au régime de la famille et des institutions stables.

Parmi les mesures progressives en cours d'exécution et déjà fort mal vues par l'élite, nous trouvons au premier plan, sans sortir de notre sujet, la récente loi sur l'instruction primaire. La plus superficielle analyse des motifs de cette loi en laisse voir aisément l'origine et l'inspiration. Pendant qu'on la discutait, on attaquait surtout en elle le sophisme de Rousseau sur l'omnipotence de l'État, et ce sophisme qui atteint au droit des familles eut en effet une part considérable à l'élaboration de la loi. Pourtant la grande erreur, sans laquelle personne n'eût songé à imposer l'obligation, la gratuité et la laïcité, consistait à prendre l'enseignement de la lecture et de l'écriture comme moyen de redressement moral : l'instruction primaire est devenue obligatoire, comme le catéchisme pour les chrétiens, et pour la même raison, la science étant considérée par les législateurs comme une sorte de sanctification, on l'a rendue gratuite parce que tout le monde a le droit et le devoir de s'instruire autant que le droit et le devoir d'être honnête, ces deux mots d'instruction et d'honnêteté ayant passé quelque temps pour des synonymes ; enfin, tout concours religieux a semblé superflu, l'instruction constituant à elle seule une moralité. Telle était en effet l'opinion de la génération humanitaire de 1830 et elle est devenue celle du corps électoral et de ses délégués en 1880. Si ridicule qu'elle soit, de grands esprits l'ont partagée, notamment Macaulay, qui réclamait en 1847, devant le Parlement anglais, l'instruction obligatoire : il espérait diminuer par là le nombre des prisons. Comme plus d'un sage grec, il croyait que le vice est fils de l'ignorance. Or cela est vrai de quelques cas, non de tous ; cela est vrai surtout d'une certaine espèce d'ignorance, qui n'a rien de commun avec l'ignorance du système métrique et de la numération décimale. Mais la possession d'une demi-vérité grise les meilleurs cerveaux. Comment ferait la foule pour échapper à leur ivresse ? Un digne recteur d'Académie — dont je tairai le nom, car il vient de mourir — exhortait des gamins à prendre d'assaut et à brûler la dernière Bastille. De quoi croyez-vous qu'il s'agît ? De l'ignorance. Le poète dont les œuvres pourraient servir à mesurer les fluctuations de l'opinion française qu'il se borna toujours à refléter, Victor Hugo écrivit d'innombrables et de splendides pages pour réclamer le remplacement de l'ombre par la lumière, autrement dit de la prison par l'école.

Et maintenant, connaissez-vous quelqu'un — je dis quelqu'un — qui reprenne le paradoxe de Macaulay et de Victor Hugo ? Sans doute les professeurs les plus distingués de pédagogie officielle s'efforcent de parer aux coups qu'Herbert Spencer a portés à l'enseignement « moralisateur ». Mais que valent leurs réponses, du moment qu'ils concèdent avec M. Marion, un des leurs, que « lire, écrire, compter, ce ne sont là que les bégaiements de l'instruction…, l'instruction véritable consiste à savoir les causes et à se rendre compte des événements ? » M. Marion sait bien qu'à l'école on n'apprend rien de tout cela. La science des événements par leur cause ? Mais c'est le scire est per causas scire 4 d'Aristote. Une infime minorité acquiert le droit de se hausser à ce degré. Tel docteur malmené par M. Jules Simon dans sa récente conférence n'a aucune chance de le décrocher, ce diplôme-là !

Encore s'il n'y aspirait pas ! mais, dans le monde actuel, personne ne se croit indigne des sommets, chacun pose sa candidature au grade de penseur. Tel, parce qu'il sait lire et compter, prétend « se rendre compte des événements » — et surtout les juger, comme les paysans lettrés de l'Europe septentrionale se mêlaient au XVIe siècle d'interpréter la Bible. Est-ce que notre société n'est pas d'un danger analogue à celui que courut alors le catholicisme ? Cette diffusion de l'enseignement peut avec les prétentions qu'elle inspire devenir un vrai fléau. Que l'on ne dise pas que j'oppose à paradoxe paradoxe et demi. Le paradoxal c'est, comme le fait M. Marion, de répondre à une question toute pratique par des généralités : « Si quelqu'un est assez sot pour s'enorgueillir de sa science, faites-le étudier davantage ; en voyant le peu qu'il sait, etc. » Faites-le étudier davantage ! Est-ce M. Marion qui payera les frais d'étude, ou bien l'État, par charité, pourvoiera-t-il à l'instruction des sots ?

Il demande autre part si « toutes choses égales d'ailleurs » l'instruction ne développe pas la moralité ? Mais, en l'état actuel, toutes choses peuvent-elles être égales? Un brave homme instruit vaut mieux qu'un brave homme ignare, mais il s'agit de savoir si une culture forcément bornée ne troublera pas des têtes auxquelles une certaine ignorance eût été salutaire ? M. Caro a écrit un éloquent réquisitoire (Les Jours d'épreuve) contre la bohème littéraire qui a failli détruire Paris en 1871. On a vu la Commune des ratés du haut enseignement : peut-être les fruits secs du certificat d'études primaires réservent-ils à la France des jours encore plus mauvais.

La thèse de M. Marion et des derniers partisans de l'instruction est pleine d'équivoques, car le mot qu'ils emploient a plusieurs sens : ces termes de savoir et d'ignorance sont tout relatifs. Mais au sens restreint où les Français modernes l'entendent, l'instruction primaire signifie la connaissance de l'alphabet, du calcul, de l'orthographe, etc. ; et il est alors indiscutable que ce genre de savoir est indifférent au perfectionnement moral des individus et même à cette valeur intellectuelle qui peut être un élément de moralité. Bien plus, ce savoir peut déterminer un recul au lieu d'un avancement. Nos paysans provençaux étaient cent fois plus personnels, plus inventifs de langage et d'action, plus capables de se suffire, lorsque la tradition orale était seule dépositaire de leur science. Il importe peu qu'on ait puisé dans les livres ou recueilli de la bouche des vieillards les méthodes de culture, les airs de tambourin, les histoires locales, si ces histoires sont pleines de grands exemples, si les mélodies sont charmantes et les méthodes productives. Qui démontrera la supériorité de la liste des Mérovingiens sur les récits de la reine Jeanne ou du bon pape Boniface ? La légende qui se mêlait à ces récits rendait les mémoires plus hospitalières. Bel inconvénient ! C'est d'après la richesse et la profondeur de ces traditions nationales que doit être estimée la hauteur morale d'un peuple. L'accès d'un jeune esprit à cette commune science est un vrai perfectionnement ; non seulement elle lui transmet les connaissances nécessaires à sa vie, mais elle développe en lui cette imagination, faculté précieuse au point de vue moral, car sans imagination pas de bonté 5. Surtout elle l'instruit sans dogmatisme, sans appareil didactique, des devoirs qui lui sont imposés par sa qualité d'homme et son rang social.

Si la fréquentation de l'école ne donne pas de l'imagination et ne la développe guère, la connaissance des devoirs ne s'y acquiert pas davantage. Cette science fondamentale est apprise de deux façons, suivant F. Le Play, par l'exemple et par l'autorité. Le père de famille secondé par le prêtre dispose de l'une et de l'autre. Quant à l'instituteur, s'il est réduit à ses propres forces, le prestige lui manque et il n'est pas au pouvoir de l'État de lui en procurer. Ses fonctions seront toujours respectables mais rien de plus, tant qu'on ne voudra pas en faire un sacerdoce et un sacerdoce exclusif ; elles courraient alors grand risque de devenir ridicules. En effet, et par la force des choses, son enseignement restera toujours général et abstrait. Or, qu'est-ce qu'une raison abstraite contre une tentation ?

À supposer que l'homme fait se souvienne de son manuel de morale civique, ce souvenir ne pourrait rien contre l'appât d'un plaisir, à moins qu'il s'y adjoigne une force intime, sentiment, amour, respect, enthousiasme, religion, — tout ce qui fait le fond, la réserve du caractère. Spencer est de nouveau en accord presque complet avec Le Play : « L'ivrogne a beau savoir qu'après la débauche d'aujourd'hui viendra le mal de tête de demain, le sentiment de cette vérité ne l'arrête pas, à moins que son imagination ne lui représente distinctement la punition qui l'attend, à moins qu'il ne surgisse dans sa conscience une idée nette de la souffrance qu'il faudrait endurer, à moins que quelque chose n'excite assez fortement en lui un sentiment opposé à son amour de boire. Il en est de même de l'imprévoyance en général… On a beau reconnaître que l'insouciance amène la misère, on ne tient aucun compte de cette vérité : la connaissance pure n'affecte pas la conduite. » La démonstration, que nos lecteurs devinent, suit, pressante et serrée. Spencer méconnaît en partie l'efficacité de l'enseignement religieux, mais il sent toutefois combien cet enseignement diffère de la distribution sèche et vaine des préceptes en l'air et quelle entente il suppose des vrais besoins de l'enfant. Dans tous les cas, ajoute Spencer, « il n'est pas de plus sûr moyen d'empêcher ces vérités morales de faire une impression profonde que de les associer à des choses prosaïques et vulgaires, au spectacle que présente une réunion d'enfants, aux bruits et aux odeurs qui s'en élèvent. »

Le Play ne croyait pas davantage que l'école soit un endroit bien fait pour y élever des âmes ; mais il parlait en général. De nos jours, il eût exigé qu'entre l'école et le foyer, il n'y ait aucun tiraillement. Les habitudes morales sont des plis qui se prennent à la maison, il est inadmissible que le maître s'applique à les retourner en sens contraire ; même, il est bon que celui-ci paraisse continuer les enseignements du père et du prêtre. En un temps où les enfants passent neuf heures par jour en classe, ils doivent sentir que l'atmosphère spirituelle y est la même qu'à la maison, qu'ils n'ont pas changé d'air. Ainsi comprise on peut adopter la formule de M. A. Martin admettre la collaboration de l'instituteur à l'œuvre d'éducation : « Ne nous contentons pas, dit-il, de parler aux hommes de leurs devoirs, mais ne soutenons pas qu'il leur est inutile de leur en parler. » Gardons-nous toutefois d'outrer cette sage règle, et de qu'il leur est inutile de leur en d'outrer cette sage règle, et de donner aux pères de famille une confiance trompeuse en les persuadant que l'école les décharge de tout devoir.

Qu'on ne s'étonne pas de ces restrictions. Toute la doctrine de la paix sociale consiste à maintenir ici cette distinction entre la culture partielle appelée l'instruction primaire et cette instruction générale inestimable qui se distribue dans la famille ou qu'on retire de la vie, comme de sa gangue un trésor, sous le nom d'expérience. Vouloir absorber celle-ci dans celle-là, tel est le principe des erreurs modernes sur l'instruction. Spencer les a combattues dans le détail, comme averti par un instinct, mais son système philosophique l'a empêché de voir la source commune de ces erreurs si bien remarquée par Le Play. Non seulement en effet, la vertu et la bonté, mais toutes les connaissances pratiques échappent à un enseignement régulier, et l'on doit considérer la première culture intellectuelle comme un simple moyen de préparer l'esprit à recueillir les leçons des choses.

Aussi Le Play n'a pas cru sans réserve, ainsi que Spencer, au mirage de l'enseignement professionnel. Car cet enseignement jouit d'une grande vogue : c'est un point sur lequel le désaccord persiste entre l'École de Le Play et l'opinion contemporaine. Mais on ne juge qu'à leurs fruits les institutions de ce genre, et peu d'hommes en France ont eu à leur disposition une expérience aussi vaste que Le Play. Elle est peu favorable à la chimère de Spencer. Temps passé à l'école professionnelle avant l'entrée dans l'atelier, temps perdu pour les sujets d'élite qui ont à le rattraper ; temps funeste à la majorité des élèves « privés du développement intellectuel qu'ils eussent sûrement trouvé dans la pratique de la profession » ; par contre, ces établissements seraient d'une vraie utilité s'ils aidaient la jeunesse une fois admise dans l'atelier à acquérir des connaissances théoriques — au lieu de les en saturer avant qu'ils aient acquis la pratique du métier. Il faut relire (chap. 47, XX, XXI, XXII), toute cette discussion dont je détache la conclusion : « On rend donc un mauvais service aux arts usuels ou libéraux comme aux personnes qui les cultivent en retardant l'époque de l'apprentissage pour prolonger la durée des études scolaires. Dans l'industrie manufacturière, en particulier, cette innovation amoindrit la dextérité de main et les autres aptitudes spéciales qui forment un élément considérable de succès. »

Quant à l'enseignement primaire — nous y revoici — Le Play le demande partout où sa présence est nécessaire. De ce qu'en effet la connaissance du bien et du mal ne résulte pas de la science des nombres, on aurait tort de conclure que cette science est sans utilité. Seulement elle ne l'est pas partout au même degré. Aussitôt qu'une utilité de ce genre est constatée dans un milieu illettré, les écoles s'ouvrent par enchantement. Le Play cite en exemple certains pays adonnés à l'industrie métallurgique dans laquelle de notables avantages sont acquis aux individus instruits : les ouvriers avisés se hâtent de suivre des cours d'adultes, et, s'ils ont des enfants, de les envoyer recueillir l'instruction nécessaire à leur avenir. Cette loi sociale est visible partout. À quoi bon dès lors décréter si violemment l'instruction obligatoire ? Si nos législateurs avaient médité certains chapitres de La Réforme sociale, peut-être leur budget et celui des communes seraient-ils moins grevés, sans que la France ait été privée de l'instruction nécessaire à sa prospérité.

Est-il besoin de dire que Le Play n'admet pas que le peuple soit voué à une ignorance systématique ? Tout au contraire, il veut qu'on procure aux ouvriers des distractions de plus en plus élevées, des divertissements littéraires et scientifiques ; mais il a grand soin de balancer ces avantages périlleux par la culture assidue des habitudes morales et par un inviolable attachement à la coutume des ancêtres. Faute d'équilibrer ainsi le savoir par la vertu, il n'y a que deux utopies en présence : ou transformer chaque citoyen en une espèce de Montaigne douteur, inactif à force de scepticisme, inoffensif par le trop-plein des connaissances — ou mesurer la science au compte-goutte, la doser, la proportionner jalousement aux strictes exigences du travail de chacun de façon à ce qu'elle soit appliquée tout entière à des fins immédiates. À part ces expédients impraticables l'un et l'autre — il reste une dernière issue donnant sur les révolutions. Les classes populaires qui ne sont pas composées de dilettanti et qui, par hypothèse, seraient exemptes de frein, auront hâte d'appliquer leur part de savoir disponible — ce par quoi elles se sentent au-dessus de leur métier — à un ordre d'idées qui les dépasse trop, aux réformes politiques, religieuses, sociales. De là des années et des siècles de discordes dont la formule productrice serait également : « trop de science » et « pas assez de science », mais dont la morale serait unique, et, si je ne me trompe, se rapprocherait fort de celle-ci : l'esprit ne suffit pas à la vie des sociétés ; il y faut encore des principes d'obéissance et de commandement, autant dire des caractères.

III
L'enseignement secondaire et supérieur — Le régime français

M. O. Gréard, vice-recteur de l'Académie de Paris, vient de publier quatre volumes relatifs aux trois branches de l'enseignement officiel et dont les plus intéressants — ce sont les trois derniers — traitent de l'enseignement secondaire et supérieur. Bien qu'avec quelque soin il ne soit pas impossible de distinguer dans cet ouvrage des tendances plus ou moins accusées qui s'accordent avec celles de l'École de la paix sociale, ce n'est pas là que nous irons chercher la confirmation des conclusions de Le Play. Il faudrait entrer en d'infinis détails : encore serions-nous peu assurés d'avoir la pensée vraie de M. Gréard. On sait la façon d'écrire et de parler de l'éminent universitaire, ce mouvement de balancier qui va du oui au non sans rien oser conclure au bout d'un compendieux historique. Éducation et Instruction est d'ailleurs le compte rendu des actes de l'Académie de Paris, plutôt que le cahier des réformes désirables.

Le livre déjà cité de M. A. Martin me paraît plus utile à consulter comme un témoignage de la concordance des vues qui s'établit entre notre école et l'opinion des gens réfléchis en 1887. Ces vues, à quoi bon les rappellerai-je ? Sur l'internat, sur l'éducation hors de la famille, sur le régime des hautes études universitaires, Le Play a dit des vérités définitives et La Réforme sociale s'est appliquée à développer sa pensée par les travaux de ses collaborateurs. Tous nos lecteurs se souviennent des pages spirituelles que M. de Coubertin a consacrées à exposer l'organisation des écoles britanniques 6 On a mis sous leurs yeux sa brillante conférence à la Société d'Économie sociale 7, il me suffira donc de rapprocher de ces diverses études certaines pages de L'Éducation du caractère.

M. A. Martin cite au chapitre VIII une page où Marmontel raconte son éducation au foyer d'une famille nombreuse, comptant, outre le père, la mère et les enfants, une tante, une grand-mère et trois grand-tantes ; il ajoute, peut-être au souvenir des études de M. de Ribbe, s'il les connaît : « Ce trait de mœurs était général autrefois dans la plupart des familles urbaines ou rurales ; autour du chef, de sa femme et de ses enfants vivaient un certain nombre d'ascendants et de collatéraux. Peut-être ces habitudes sociales, à peu près disparues aujourd'hui, sont-elles regrettables au point de vue pédagogique, car la vie commune entretenait dans toute la famille une communauté de traditions, de sentiments et de discipline morale, qui ne pouvait, en beaucoup de cas, qu'exercer une bonne influence sur l'éducation des enfants. »

Plus loin, il semble se rallier à l'avis de Mme Necker de Saussure, qui est de garder ses enfants auprès de soi jusque vers dix à douze ans ; passé cet âge il faut reconnaître que l'autorité des parents « peut finir par s'user », et que l'absence d'émulation tend aussi à relâcher le travail. Un exil est donc assez désirable ; reste à savoir dans quelles conditions. En Angleterre on cherche en général à rendre l'existence du collège aussi semblable que possible à la vie, de façon que les années soient bien réellement des « années d'apprentissage », suivant le mot de Goethe. L'élève d'Harrow-School, par exemple, vit au foyer de son maître : il a donc un refuge, une famille nouvelle, un peu moins intime que la vraie, un nid moins chaud et moins douillet, mais un nid. D'autre part il est un peu livré à lui-même et aux autres, il est forcé de pourvoir à certains de ses besoins, de veiller à l'exécution de ses devoirs, à ses jeux, à ses promenades. L'administration, si tatillonne en France, s'interpose rarement entre son maître et lui, s'immisce plus rarement encore dans ses rapports avec ses camarades. Si au moins, chez nous, cette surveillance perpétuelle opérait un bien réel ! Si certains inconvénients du système anglais étaient évités ! Mais point. Pour être réglé au chronomètre et pour marcher au tambour, le lycée n'est pas plus digne pour cela d'être appelé « une école d'égalité et de justice ». M. Martin ne se gêne pas pour l'écrire. Il y a, au collège, autant que dans la vie, des vaincus, des souffre-douleurs. La discipline, elle-même, n'est qu'un moyen de gouvernement : ces règlements minutieux, dans les grands établissements, « facilitent beaucoup la tâche des maîtres et diminuent leur responsabilité. Pour empêcher un enfant de tomber et pour éviter les désagréments qui résulteraient de sa chute, il n'est rien de plus commode que de le tenir en lisière ». C'est très bien raisonné. Mais les collèges sont-ils bâtis pour la commodité des maîtres ? M. Martin ne le croit pas. Tout ce chapitre est une réfutation juxtalinéaire de M. Gréard, qui a presque tout vu en beau dans son étude sur L'Esprit de discipline dans l'éducation 8.

Il faut donc biffer du prospectus les avantages tout imaginaires de la vie du lycée, et voici, par-dessus le marché, deux inconvénients. Le premier est déjà sérieux : «  Procéder par voie d'enseignement général d'une part et d'autre part veiller à l'observation d'une règle uniforme, c'est tout ce que les maîtres peuvent faire. » Quelque distingués que soient les professeurs de l'Université, leur distinction consiste qu'à bien faire leur classe. Dans la préface d'un livre tout récent, M. Jules Lemaître souligne comme extraordinaire l'aménité d'un de ses ex-confrères qui descendait, lui assure-t-on, dans les cours s'entretenir sous les grands arbres avec ses rhétoriciens. Cela laisse entrevoir un état de choses bien différent du régime anglais, si paternel ; surtout, cela nous mène loin, très loin de cette intimité respectueuse qui unit les élèves aux maîtres dans les écoles catholiques.

L'étonnement de M. J. Lemaitre et son prudent assure-t-on ne sont peut-être pas exempts d'ironie ; car lui-même a été élevé par des prêtres et ne laisse pas que de s'en souvenir. Donc rien ou très peu de chose à attendre de la part des professeurs ; et quant aux fonctionnaires chargés de maintenir la discipline, il règne entre eux et les élèves un antagonisme qui va parfois jusqu'à la lutte ouverte. Direction morale nulle : voilà le premier mal.

Le second est, s'il se peut, plus grave et exerce une action déprimante sur la jeunesse française tout entière, car il est commun aux deux enseignements libre et officiel. Non content de ne pas concourir au développement des caractères, notre système l'atrophie. Pas d'initiative du côté de l'élève, aucune latitude, le temps réglé minute par minute, chaque devoir devant être composé à son heure ou ne l'être jamais. Que faire ? On plie l'échine. Tant pis si l'on sort de là bourré de grec et de latin et noué pour la vie, l'âme paralytique, incapable d'effort personnel ! Les caractères mieux trempés subissent la contrainte : mais à peine hors de « boîte », ils se redressent et il n'est sottise qu'ils ne fassent pour se prouver leur liberté. D'autres enfin passent leurs années de collège, comme les forçats supportent leur temps au bagne, dans une hostilité permanente avec l'administration, jusqu'à ce qu'on les retire ou qu'on les chasse. Ce sont les réfractaires de l'enseignement : leur énergie naturelle est désormais tournée en haine et peut constituer un péril social. On voit venir le temps où ces hommes d'action seront tous d'un côté, hommes de science de l'autre; il y aura dans l'entre-deux les hommes de plaisir. L'homme complet sera un type plus perdu que celui des mammouths.

Ces tristes résultats, M. Jules Simon, dans sa causerie si pleine de brio sur l'éducation, les a tous rapportés à la prépondérance exclusive du travail intellectuel ; mais à côté du surmenage, il ne faut pas oublier la manie du casernement, du tambour, l'exercice à la prussienne ; c'est grâce à toutes ces ingénieuses cangues que « l'on passe quinze ans à tuer sa virilité ».

Où M. Martin abonde une dernière fois dans les idées de l'École, c'est à propos des avantages de l'éducation physique pour l'éducation du caractère. Il écrit à l'unisson de M. de Coubertin : « Dans les classes aisées on traite les enfants comme de purs corps lorsqu'on les entoure d'un bien-être animal qui risque d'affaiblir pour toujours toute leur énergie, et on les traite comme de purs esprits, lorsqu'on les pousse à l'étude avec une ardeur impatiente en vue du jours succès, de la position qu'il faut conquérir et avec une négligence excessive des exercices physiques. »

Il rapproche de ce ridicule oubli les vigilantes attentions dont les Anglais ont, comme les Athéniens, environné cette branche importante de l'éducation 9. Ce n'est pas la première fois que l'Université éprouve des sollicitudes de ce genre. Dans leur rapport sur L'Enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, MM. Demogeot et Montucci se montraient confus de nous sentir si arriérés. On a répondu à leurs réclamations en introduisant la gymnastique dans les programmes. Mais sport et gymnastique sont deux, et M. Jules s'en est aperçu : « Je veux bien, s'écrie-t-il, de la gymnastique, pourvu qu'on la débarrasse de tous vos trapèzes et de vos engins saltimbanque. J'accepte les exercices militaires parce qu'ils plaisent aux enfants ; mais ce que je demande par-dessus tout, c'est le jeu ; le développement de la force physique dans la joie et la liberté ; la joie elle-même est mon amie, mon auxiliaire, la joie bruyante de l'enfance et de la jeunesse. Je veux des courses et des luttes, le jeu de balles en plein air, non dans vos salles empestées ; à l'air des champs s'il est possible ! Je n'ai pas peur d'un coup donné ou reçu. Si mon garçon s'oublie à pleurnicher pour un œil poché, ma réponse toute prête : “Tu es un homme”. »

Un homme ! faire un homme ! à tous les tournants de cette excursion dans les livres, nous avons vu reconnaître que l'éducation n'avait pas d'autre but. Éliminer de l'âme de l'enfant le petit barbare qui ne demanderait qu'à s'y développer, transformer sa vie animale en vie vraiment humaine, tel doit être le rôle de l'Éducation en général, et ce rôle le pur enseignement scolaire est incapable de le tenir ; il faut la famille, la mère d'abord, ensuite le père et le prêtre. Enfin, il ne faut pas que, dans l'adolescence, le cœur et le corps soient atrophiés, au moment de leur plus belle croissance, pour la culture exclusive de l'esprit. Ce sont là de vieilles vérités que Le Play avait mises en lumière et que la science moderne croit inventer à nouveau. Nous lui passerons volontiers cette légère fatuité, si ce mouvement de retour est durable et sincère. Dans tous les cas, ce mouvement s'ébauche, il suffit pour le voir de jeter un coup d'œil sur les dernières œuvres de la pédagogie. Scribe des faits, j'enregistre celui-ci en remarquant que notre École n'a aucune part à la longue infidélité que le XIXe siècle a faite à la vérité.

Charles Maurras
  1. Voir Lucrèce, tableau analogue, V, vers 233 et suivants. [Retour]

  2. Page 82. [Retour]

  3. « La faiblesse des organes est innocente chez les enfants, mais non pas leur âme » (Confessions, I, VII, 19). [Retour]

  4. « Savoir vraiment, c'est savoir par la connaissance des causes. » Il existe de cette formule aristotélicienne diverses versions attribuées à divers auteurs. (n. d. é.) [Retour]

  5. La sympathie qui fonde la bonté est une dépendance de l'imagination et de la sensibilité. L'intensité d'un sentiment est en raison composée de la capacité de sentir et de la vivacité de l'image qui cause l'émotion. [Retour]

  6. La Réforme sociale, 1er novembre et 1er décembre 1886. [Retour]

  7. La Réforme sociale, 1er juin 1887. [Retour]

  8. Éducation et Instruction, t. III. [Retour]

  9. La vérité de l'axiome mens sana, etc. est susceptible d'une démonstration philosophique, en dépit d'exceptions apparentes. L'influence de l'exercice sur la formation de la volonté peut même être confirmée par les plus récentes théories scientifiques. Ainsi le professeur Preyer soutient qu'il y a dans le nouveau-né divers principes d'action, plusieurs âmes, qu'il s'agit de subordonner à l'âme cérébrale, qui est la plus importante (L'Âme de l'enfant). Plus la royauté de celle-ci est parfaite, plus l'organisme est un ; plus l'organisme est un, mieux s'exprime la volonté ; mieux elle s'exprime, plus elle est contente d'elle-même ; plus elle est contente d'elle-même, plus elle se porte à l'action, etc. Or comment s'établirait la parfaite harmonie de centres nerveux autrement que par l'habitude du mouvement ou l'exercice ? [Retour]

Ce texte a paru dans La Réforme Sociale du 1er décembre 1887.

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