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1er novembre 1924
La Politique

I
L'Angleterre est une île

Un lumineux article de Jacques Bainville à La Liberté d'hier soir a expliqué la différence des arrêts électoraux en Angleterre est en France. Ils ne sont parfaits nulle part, mais c'est en Angleterre que la moyenne en apparaît le mieux ou le moins mal fondée en raison, et le plus sagement conservatrice même en des circonstances qui sembleraient le plus favorable à l'esprit révolutionnaire. À quoi cela tient-il ? demande Bainville, qui répond

Toujours et tout simplement à ceci : que l'Angleterre est un île.

Et une petite île. Tellement surpeuplée que, même cultivée à fond, elle ne nourrit pas ses enfants.

L'Angleterre n'est plus seulement une île comme au temps de Michelet. C'est une île surpeuplée qui produit de quoi nourrir ses habitants deux jours par semaine. Les cinq autres jours, il faut, pour donner des vivres à tant de bouches, vendre des marchandises, en transporter, payer les aliments avec des produits industriels, des objets fabriqués, des bénéfices de fret, etc.

L'Anglais peut-être socialiste tant qu'il croit à une meilleure organisation de la société et à une plus juste répartition de la richesse. Mais il y a une chose qu'il est de temps en temps obligé de voir, par exemple quand le chômage s'accroît : c'est que si l'on distribuait entre tous les Anglais toutes les richesses du royaume, il faudrait encore, cinq jours par semaine, gagner et acheter au dehors la nourriture de 45 millions d'individus.

Le parti conservateur représente justement la prospérité du commerce, la grandeur de la marine, la défense et l'expansion de l'Empire britannique, bref tout ce qui contribue à apporter des vivres.

Le parti conservateur est le parti de la politique d'Empire. Et la politique d'Empire, plus ou moins modérée, plus ou moins active, est imposée par la situation insulaire.

II
Un esprit public homogène

C'est donc là qu'il faut venir. La situation insulaire inspire, suggère, impose presque un esprit public, c'est-à-dire une conception homogène du bien public. On peut être anti-patriote, anti-militariste subversif, anarchiste, révolutionnaire, pour toutes les causes d'espoir et de désespoir qui agitent le cœur et la cervelle des hommes. Mais si l'on est national, on ne peut l'être là-bas que d'une façon. Le parti national est le parti de la mer et du commerce avec toutes leurs conséquences dont l'évidence est limpide.

Il n'y a rien de plus important pour la vie politique d'un peuple. Un bien public homogène, une vue homogène de l'intérêt public. Au temps où l'Action française avait ses catacombes à l'Institut d'Action française, bien avant la création du journal quotidien, nous avions coutume d'attirer sur ce point l'attention et la réflexion de nos premiers collaborateurs. L'étude des politiques de Fustel de Coulanges nous avait amenés à conclure avec le maître de l'histoire qu'il n'y a pas de grand État républicain sans une aristocratie. Les démocraties républicaines sont condamnées à la démagogie ou au césarisme, à la dictature (militaire ou civile) ou bien à l'anarchie. Il n'y a de grande république, forte, durable, véritablement gouvernante, que l'aristocratie, naturellement pourvue d'organes de durée et d'autorité (exemples : Rome, Carthage, Venise) et c'est une république impériale de cette sorte, gouvernée par une aristocratie élargie, une république bourgeoise, que Fustel désirait pour son pays. Il se dissimulait si peu combien le rêve était difficile à réaliser qu'il plaçait à la Fronde, quand la noblesse française n'était pas affaiblie, le moment où une grande aristocratie républicaine aurait pu régner sur notre pays.

III
Les aristocraties : leurs succès, leurs échecs

Ce scrupule ayant éveillé les nôtres, nous avons examiné à sa suite… Car nous nous sommes aperçu que, si l'aristocratie est nécessaire à la république, elle n'est pas suffisante pour la faire vivre. En effet, les régimes d'aristocratie républicaine n'ont pas tous également réussi. Beaucoup de républiques à constitution patricienne n'ont ni prospéré ni duré, elles ont été dévorées et consommées rapidement par le fléau naturel des aristocraties qui est la rivalité des hautes Maisons, le conflit séculaire des Grands, qui font naturellement de la République « une dépouille ».

Quelle est la loi de ces fameux échecs ? Et quelle est la loi des succès du même régime ? C'est la question que nous nous sommes posée alors. La plus brillante, la plus heureuse, la plus durable des aristocraties devait être, si l'on considère le génie, l'intelligence et les dons naturels d'un peuple, l'aristocratie athénienne. Que lui manquait-il pour durer autant que la romaine ou la vénitienne ? Comment s'est-elle épuisée si rapidement ? Tant de héros, tant de grands hommes, tant de citoyens philosophes qui ont marqué avec une lucidité si cruelle la nature et la cause des maux publics au fur et à mesure qu'ils étaient annoncés ! On parle de leur légèreté de cervelle. Effet ! Non cause. Comment des hommes si intelligents pouvaient-ils être si légers sur leur essentiel ? Il faut qu'une cause plus générale ait créé ces mœurs de dissipation et de légèreté. Ne les exagérons pas, du reste. On se tenait à l'assemblée, comme nous à l'église. Le bien public était pour beaucoup une passion. Les meilleurs étaient fort nombreux. Ils ont tous échoué successivement. Pourquoi ?

Il est bien difficile de contester qu'une dualité profonde fut au cœur de la république des Athéniens, qu'on la suive dans ses mouvements chez Thucydide ou chez Aristote dans la structure de ses institutions. La guerre entre la ville et le Pirée, c'est-à-dire le patriciat (urbain ou rural) et le port de commerce avec ses armateurs, ses capitaines, ses contremaîtres, ses marchands, n'était pas seulement la lutte de deux classes ou de deux civilisations, d'une thalassocratie et d'une grosse bourgeoisie conservatrice, c'était le conflit de deux esprits politiques dont chacun pouvait être sincère et désintéressé, c'était le conflit de deux biens publics également légitimes, au moins en apparence, et qui pouvait par conséquent passionner en sens contraire, de la meilleure foi du monde, les meilleurs citoyens. La nature des choses légitimait, si j'ose dire, le conflit civique au cœur même de la cité. La division était fatale, éternelle. Il eût fallu, soupire quelque part le fameux Xénophon (dans une phrase si curieuse qu'elle a été reprise par Montesquieu), il eût fallu que l'Attique, au lieu d'être une presqu'île, fût une île.

Quel trait de lumière ! La position insulaire eût unifié, homogénéisé le bien public athénien. La politique d'Athènes n'aurait pas été tiraillée entre la Terre et la Mer. Ni le faux Xénophon 1 ni Montesquieu n'ont remarqué les conséquences de cette vue. Le bien public était homogène à Rome ; de la terre au paysan soldat, et encore de la terre, et toute la terre italique ! La république aristocratique décline quand la politique navale et coloniale vient opposer au vieux patriciat latin la population mobile d'un autre Pirée, les dictatures s'annoncent et la situation que l'anarchie allait dissoudre ne peut être sauvée que par la fin de la République, la Monarchie des Césars. Le bien public était plus homogène encore à Venise, vieille aristocratie qui régna sur un si vaste empire et si longtemps qu'elle y put mourir de sa belle mort. Là, l'ordinaire plaie des aristocraties, la rivalité des familles, peut s'étendre et s'approfondir, l'intérêt commun reste si clair, si net, si fort qu'il impose toujours l'unité suffisante : il était impossible à l'esprit public gouvernemental de méconnaître que tous les problèmes de l'État dépendaient de la sûreté et de la puissance de la mer. Ni l'esprit de faction ni l'esprit de compétition ne pouvaient se dérober à cette évidence vitale. L'aristocratie dominante était donc serve d'un bien public évident qui dictait, au jour nécessaire, toutes les conciliations, toutes les unions, toutes les actions qu'il fallait.

État de fait très analogue à celui de l'Angleterre, sauf que le nombre légal des personnes et des familles associées au pouvoir est beaucoup plus grand en Angleterre qu'à Venise, que le livre d'or de l'aristocratie n'y a jamais été fermé et que, d'autre part, les Anglais ne se sont jamais résolus à se séparer de leur vieille monarchie qui rend infiniment plus de services matériels, idéaux, symboliques et moraux qu'on ne raconte. On a beau dire que le pouvoir des Communes est sans limite, une espèce de loi très forte, très traditionnelle le dit, mais une autre loi non moins forte fait que la haute administration, que les corps de l'État monarchique, Amirauté, Office colonial, Office extérieur, y disposent d'une telle puissance réelle qu'ils ont influencé Lloyd George et Mac Donald sans que ni Mac Donald ni Lloyd George les influençât. Ces institutions traditionnelles ajoutent donc beaucoup d'ancres et de lest à la « democracy » élective, mais celle-ci, même livrée à elle-même, subit encore, comme les aristocraties vénitienne et romaine, la discipline de ce bien public homogène et unifié, qui manquait à la république Athénienne et faute de quoi celle-ci s'est perdue.

IV
L'isthme français n'est pas une île

Reste l'inévitable retour : et nous ? Ceux d'entre nous qui rêvent de république nationale, de république modérée, de république bourgeoise, voire de république aristocratique, seront sages de concéder que si nous avons une noblesse et une bourgeoisie, nous n'avons pas d'aristocratie proprement dite. — Bah ! diront-ils, faisons-en une. Le pauvre mage Albert Jounet 2 avait dans sa poche une recette pour fabriquer une aristocratie. Napoléon aussi, du reste. Admettons. Quoi que l'on fasse, cette aristocratie, cette bourgeoisie, ou ces « cinq millions de français éclairés » auxquels voulait se fier Fustel de Coulanges en 1875, poseront sur la terre de France qui, elle, ne change pas de forme, de caractère ni de produit ou en change très lentement. Quel est donc le caractère du bien public français ? A-t-il la clarté, la simplicité, la grossière et splendide évidence du bien public anglais, vénitien ou romain ?

Ne sommes-nous pas plutôt comme les Athéniens sur une terre très variée où de grands intérêts, non pas certes contradictoires, mais différents, pères et mères d'idées et de partis adverses, peuvent et doivent créer, dans une atmosphère de bonne foi passionnée, des conflagrations irréductibles en de telles conditions que l'État, au lieu d'être gouverné par la somme de ses bons éléments, soit exprimé seulement par la différence entre Bleus et Verts, Blancs et Noirs, gros-boutiens sérieux et petit-boutiens tragiques 3 ? L'Histoire de France de Bainville 4 montre ces conditions avec une clarté qui devrait faire réfléchir quiconque est capable de lier deux idées. Prenons une histoire particulière, l'histoire de notre marine. Une marine a toujours été indispensable. Elle devient de plus en plus nécessaire. Qui osera dire que l'esprit public français contient et comprend la nécessité de la flotte ? Il s'en occupe si peu que le meilleur interprète de l'opinion conservatrice républicaine, M. Millerand, donnant un programme politique complet dans son discours d'Évreux, n'oubliait que l'organe nécessaire de la communication avec nos colonies. Il n'y avait pas à Venise de parti conservateur qui pût se dire anti-naval. Il n'y a pas de loyaliste parti anglais qui se prononce contre la défense et l'expansion sur mer. Chez nous, le difficile est d'avoir une ligue maritime puissante, un parti de la mer. Il existait en Allemagne ? oui, grâce à l'empereur. Veut-on un autre exemple ? Nos Affaires étrangères : le clan des yes et le clan des ja 5 comme dit Léon Daudet. Cette division, dans laquelle je ne méconnais point la part des méchancetés humaines ni de leurs trahisons, n'en a pas moins sa racine dans la structure même du pays français. Nous avons des intérêts économiques en Allemagne, nous avons des intérêts économiques en Angleterre. Si ces intérêts luttent librement sur notre sol, au point de pouvoir participer à la confection, à la génération des gouvernements, les directions politiques gouvernementales seront exprimées par la différence des forces entre le clan anglais et le clan allemand : c'est le pouvoir de l'étranger au centre même de l'État.

Telle est la situation naturelle, la situation brute de la France. Comment l'action humaine de la politique peut-elle y remédier ? En arrachant l'État aux partis, en créant un État indépendant des volontés et des intérêts, en demandant à un autre organe que la volonté des électeurs ou que le caprice des grands, la constitution du chef. C'est ce qu'ont fait, en acclamant leurs rois, nos admirables pères. Et, comme par un bon fait exprès de l'Histoire, du temps qu'il y avait des rois indépendants, les partis ne se disputant pas le pouvoir, on avait une politique étrangère indépendante et si l'opinion paysanne et militaire, puissante dans le conseil du roi, ne comprenait pas toujours la nécessité d'une marine, c'est un fait que toutes les fois que la France a disposé de flottes importantes, il s'est trouvé qu'un roi était à sa tête. Le roi de France parti, le roi d'Angleterre a mis la France hors de combat. Cela doit vouloir dire quelque chose.

Ceci, je crois. Un pays fait comme la France ne peut être régi par la résultante de ses forces, elles sont trop complexes, trop variées. Il lui faut les choix d'une intelligence et d'une volonté. Encore cette volonté directrice ne doit-elle pas être désignée par les partis, cela ramènerait la situation qu'il faut éviter. Le pouvoir doit être indépendant et trouver en lui-même sa loi de renouvellement. Il le faut héréditaire. Patriote anglais, je pourrais être républicain dans leur île. Patriote français, il me faut opter pour le roi. La monarchie traditionnelle est la seule forme possible de l'unité et de l'homogénéité politiques en ce pays-ci.

Charles Maurras
  1. Les œuvres de Xénophon contiennent sous son nom un traité hostile à la constitution d'Athènes, traité dont l'attribution à Xénophon était reconnue pour fausse dès l'antiquité. On parle donc habituellement du pseudo-Xénophon.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Albert Jounet (1863–1923), écrivain et vice-président de l'Alliance spiritualiste. [Retour]

  3. « Bleus et Verts » : les deux principales factions byzantines ; « Blancs et Noirs » : référence aux factions guelfes ; les gros-boutiens et les petits-boutiens sont eux une référence aux Voyages de Gulliver de Swift. [Retour]

  4. L'ouvrage venait de paraître en 1924. [Retour]

  5. Maurras et Daudet écrivent généralement ya, pour indiquer la prononciation à des lecteurs pas toujours germanophones… Nous corrigeons pour la clarté du propos. [Retour]

Texte paru le 1er novembre 1924 dans L'Action française.

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