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11 septembre 1921
La Politique

I
M. Balfour et le désarmement

Nous n'avons aucune envie d'établir de mauvais rapports avec les Anglais ; s'il nous arrive quelquefois de recourir à une langage vif, c'est dans l'intérêt de le justice et pour que des procédés détestables ne soient pas restés sans réplique. Mais nous sommes persuadés que l'avenir est aux explications franches, et nous avons la certitude d'y parvenir en nous fondant sur des faits corrects.

Le fait qui se présente à nous aujourd'hui vient de cette Société des Nations où chacun peut confronter et mesurer son expérience politique à celle de son voisin. Les dépêches en rapportent les échos du discours de M. Balfour. tous nos lecteurs savent la haute sympathie avec laquelle nous avons souvent commenté les paroles de cet homme d'État. Des Anglais nous ont dit parfois en riant que c'était l'enfant chéri de L'Action française. Non. Mais des paroles justes et sérieuses sont toujours examinées ici avec amitié. La vraie philanthropie honore d'abord le bon sens. Il est vrai qu'elle oblige à contredire et à combattre le déraisonnable toutes les fois qu'il se présente. Nous le faisons avec plaisir quand il emprunte les traits de M. Lloyd George, avec peine si c'est un homme d'esprit comme M. Balfour qui déraille. Avouons que celui-ci y met de la distinction et même de l'éclat. On ne saurait formuler le contre-sens politique avec plus de grâce et d'autorité.

Répondant à lord Robert Cecil qui s'était montré assez amer sur les résultats obtenus en matière de désarmement, M. Balfour a dit : « Le désarmement est vraiment bien difficile à effectuer dans un monde où le désordre et les conflits continuent. Il ne serait possible que dans un monde véritablement tranquille et pacifié. »

Ce qui signifie que le problème cesserait d'être hérissé de difficultés s'il ne se posait pas. Si le monde était tranquille et paisible, il ne serait pas en guerre et s'il aimait la paix, il ne préparerait pas la bataille. Sancho Pança l'a dit, suivons tous sa doctrine ! M. Balfour ajoute à ce choix remarquable de pétitions de principes dignes d'un intérêt croissant , une sorte de gémissement qui peut revêtir l'apparence d'une conclusion pratique : « Quelqu'un considérant la situation actuelle peut-il affirmer que les guerres ont cessé et que les rumeurs de guerre se sont éteintes ? Assurément non. Dans ces conditions il est donc bien difficile de faire quelque chose de positif.  »

Ce qui est une nouvelle façon d'expliquer que le tort est tout entier à la situation et qu'elle serait simple si elle n'était pas compliquée, pacifique si elle n'était guerrière, et désarmée si elle n'était, malheureusement, très armée. Tombons impartialement d'accord que n'importe quel Latin ou Celte 1, engagé comme M. Balfour dans l'impasse du désarmement, se verrait obligé comme lui au même aveu d'impuissance. L'eût-il exprimé et l'eût-il pensé dans la même forme naïve ? En d'autres termes, eût-il ainsi passé, sans lui donner un regard, à côté de la vérité essentielle et générale qui explique et signifie tout ?

II
Axiomes sur le désarmement

Le désarmement est une bêtise. Si 60 millions d'hommes ont envie de garder ou de fabriquer ces armes de guerre, on ne les en empêchera pas. On les en empêchera d'autant moins qu'on les a laissés groupés en un État compact dont un lien étroit et court relie toutes les communautés. Ce qu'on se fait livrer et ce qu'on fait détruire, c'est le matériel d'une armée à un moment donné. Ce qu'on peut empêcher, c'est la constitution ou la réunion d'un matériel nouveau, le rassemblement des effectifs d'une armée nouvelle, par les voies, moyens et modalités que l'on connaît et que l'on peut surveiller et interdire. Contre des moyens nouveaux on est impuissant. Les métamorphose des divers corps dans lesquels a paru se décomposer et se dissoudre l'armée allemande de 1918, ont été relevées minutieusement, et les observateurs sérieux ont fini par conclure à l'impossibilité de saisir ce Protée. Tous ceux qui avaient lu et compris leur histoire avaient prévue et prédit cette impossibilité 2. L'opération de Noske et de ses successeurs en 1919 et 1920, avait été faite sur une plus petite échelle par leur aïeux d'après Iéna. Napoléon leur avait interdit de former de grandes armées par les méthodes connues de son temps. Ils imaginèrent une autre méthode et le grand Napoléon fut roulé. Nous le sommes de même. Et nous devions l'être du moment que nous recommencions sa sottise, L'Action française l'avait annoncé au lendemain de la première Marne 3.

Il en est du matériel comme du personnel. Nos agents, les agents des puissances font consciencieusement leur métier et dans ce jeu d'à bon chat bon rat, il est nécessaire que les opérateurs se fassent quelque illusion à eux mêmes. Cependant beaucoup d'officiers intelligents en mission dans l'Europe centrale nous ont dit et écrit leur scepticisme accru, et l'on peut accepter sous cette réserve ce propos de M. Cambon dans L'Information d'hier :

La majorité de nos autorités militaires est encore attachée au principe d'une armée de fusils, de baïonnettes, voire de chevaux et de sabres. C'est ce qui s'explique pourquoi elle s'imagine désarmer le Reich en recherchant minutieusement toutes les armes à feu de la grande guerre qui se cachent dans les caves ou ailleurs. Au fond, les Allemands en sourient, car ils savent bien que rien de tout cela ne leur servira dans la prochaine offensive. C'est dans les laboratoires de pyrotechnie ou de matières colorantes, ce qui est tout un, laboratoires d'aéronautique ou d'aviation, laboratoires de recherche d'alliages nouveaux dont la liste, déjà longue chez eux, ne fait cependant que commencer.

Là nos contrôleurs ne peuvent pénétrer. J'ajoute même, pour m'en être rendu compte personnellement, que la plupart d'entre eux ne se doutent pas que là est le danger certain.

Et nos insouciants compatriotes, nos paisibles citadins ne se doutent pas davantage qu'ils seront alors plus exposés que les soldats qu'on enverra au front.

Quelques grosses bombes d'avion ou quelques mètres cubes de gaz asphyxiants de la dernière formule et ils auront vécu.

Il peut aussi lui 4 arriver de disparaître sous le bombardement d'une nouvelle grosse et plus grosse Bertha 5. — Mais, dira-t-on, des engins de cette taille se voient et se contrôlent. — Oui, s'ils sont faits sur le territoire du contrôleur. Mais on peut les faire fabriquer autre part. On peut y employer des équipes d'ouvriers dévoués et fidèles. On peut s'arranger pour que les expéditions par voie fluviale ou ferrée suivent de peu de jours l'éclat de la guerre prochaine. Simple affaire d'argent et d'organisation d'État.

— Alors que faire ? nous dira M. Balfour.

Il faut lui répondre :

— Laissez-nous faire.

Et il nous faut appliquer, nous, notre politique française.

L'organisation d'État qui seule permet le réarmement n'existerait point si l'on eût empêché les Allemands de ne former qu'un État ou plutôt si on les eût autorisés et adroitement provoqués à en former plusieurs. Les moyens financiers de fabrication n'eussent jamais été réunis si l'Allemagne eût été partagée entre une trentaine ou une quarantaine de petits États à budgets limités et dont le contrôle eût été facile.

Mais qui parlait aux Alliés d'une politique de prudence et de révision à l'intérieur de l'Allemagne était traité de réactionnaire et éconduit à coups de promesses de désarmement. Le désarmement, c'était le moyen pratique de garantir la paix, la paix éternelle. Nous apprenons de M. Balfour qu'il faudra désormais renverser les termes. Les hommes auront d'abord la paix et quand la paix sera acquise, quand cette grande question de paix sera résolue, eh ! bien, la Société des Nations aura toute facilité pour faire procéder au désarmement ; pour l'heure, il « est bien difficile à effectuer dans ce monde où le désordre et les conflits continuent. »

Nous en croyons sans peine le flegmatique bon-sens de M. Balfour et peut-être son ironie inconsciente. Il eût fait sagement d'en croire la réflexion, la raison, et la logique de Celto-Latins qui faisaient connaître la chose bien avant qu'elle fût tombée sous son regard.

III
« L'État échoue partout »

On trouve plus loin l'analyse d'un article dans lequel Capus 6, en se défendant d'exagérer, a constaté en, quatre petits mots, la plus générale des vérités politiques du jour. Ne craignons pas d'en recueillir les premières lignes :

Il est impossible de ne pas constater un fait. Soit que l'État, dans la personne du préfet de police ou d'un ministre essaye d'empêcher de honteuses spéculations, soit qu'il essaye d'intervenir dans une grève pour la terminer équitablement, l'État échoue partout.

Capus aurait pu multiplier les exemples de cette vérité. Il la retrouverait dans les prétoires de juges et dans les écuries de la maréchaussée. Il la reconnaîtrait dans tous les ordres où, selon la spirituelle observation de Robert Havard, la presse républicaine elle-même a constaté que nous n'avons pas de politique. Pas de politique du Rhin. Pas de politique du pétrole. Pas de politique du charbon. Il n'y a pas de politique partout où il n'y a plus d'État. Je ne cesserai de redire que le dernier État qui ait fonctionné en France un peu efficacement est celui que Guillaume II installa pendant quarante 7 ans à nos frontières et sur nos département envahis : en nous obligeant à détourner de nous son épée, il fixait une direction à la République. En lui arrachant l'adversaire qui l'obligeait à l'organisation et à l'activité, la victoire l'a rendue à ce magma de services enchevêtrés les uns dans les autres sans aucune communication ni subordination qui faisait dire à Anatole France en 1896 : « Nous n'avons pas d'État, nous n'avons que des administrations. »

C'était l'ombre d'une ombre. Nous en avons vécu longtemps. La vitesse acquise s'épuise, du moins dans l'ordre pratique, et les vieux matériaux administratifs, qui étaient solides et tenaces, n'ont pu être toujours remplacés par des éléments de même qualité. Le nouvel État démocratique et républicain a évolué selon sa formule, qui est celle du suicide : vingt directions qui se succèdent en quinze ans n'en font pas une, vingt directions de ministres ou de sous-secrétaires qui sont simultanés et sans chef, ou dont le chef et président n'a que des pouvoirs dérisoires ne composent même pas une direction pour chaque fraction du temps. Ça ne dure pas, ça ne dure pas dans tous les sens, ça se décolle en vérité,comment cela agirait-il ?

Il reste un mot et un beau mot. Il reste un grand souvenir. Les Français, Capus a raison de le dire, s'en font une très haute idée. C'est que leur pays a donné longtemps le modèle de l'État. Un État sans étatisme. Vigoureux là où il était concentré, dans la haute fonction de direction et de répartition. Très lâche, très libre, très absent quoique partout représenté, dans les endroits où l'intérêt le plus général n'était pas engagé. Donc en son centre très monarchique. À son extrémité, franchement et profondément républicain , formé d'une véritable poussière de républiques dont les traces sont déterrées à chaque pas dans les archives. On dit : les Bourbons ont détruit les libertés, détruisant ainsi leur autorité. Les Bourbons n'ont pas tant détruit. Sous le roi qui disait « L'État c'est moi », les conseils de paroisses et de petites villes exerçaient une autorité qui ferait bien pâlir les maires d'aujourd'hui ! Non rationnelles ni délibérées, mais raisonnables et qui sortaient de la nature des choses comme de celle des hommes, logeant le pouvoir où était la compétence, mettant tout en haut la souveraine autorité politique comme elle distribuait en bas toutes les libertés, cette combinaison établissait ainsi la variation , la lutte, le conflit public aux points où ces agitations causaient le minimum de dégâts, tandis que le maximum de stabilité et de durée était constitué et défendu aux postes nécessaires. Les gens qui disent que ce passé et passé, mais ne peut revenir, affirment certainement ce que personne ne peut savoir, mais ils devraient sentir que la république n'est pas seulement l'absence ou le contraire d'une monarchie, elle est la diffamation de tout ce que tant de républicains voudraient emprunter à la monarchie : la structure et l'esprit d'une démocratie implique la croyance aux vertus de l'instabilité, de la compétition, de l'anonymat, de l'irresponsabilité, enfin de tout ce qui compose un régime d'opinion, de parti, une souveraineté de nombre ! Que le respect et le pouvoir de l'État se dissolve à un pareil jeu, c'est le contraire qui serait surprenant.

Faisons même l'aveu pénible pour ceux qui respectent la France : la qualité médiocre ou détestable des chefs d'une tel régime. Les choix des foules, ceux des assemblées se portent uniformément sur des artisans de parole. Les uns sont honorables. Beaucoup et trop ne le sont pas. Voilà un orateur venu d'on ne sait où qui a commencé par défendre l'hervéisme 8 et prêcher la sociale révolutionnaire 9 la plus avancée ; en même temps que député socialiste, il est l'avocat conseil des trois grandes firmes industrielles de son département, dont chacune lui fait une annuité de 25 000 francs, ce qui leur permet de déchaîner ou d'arrêter les mouvements ouvriers à leur fantaisie. Tels ont été ses moyens de vivre. Et maintenant il est l'État, il va à la Chambre, au Sénat parler au nom de l'État, il passe le canal pour aller dire à M. Lloyd George qu'il est la France, peut-être ira-t-il raconter la même fable de l'autre côté de l'océan. S'il ne ment pas, si l'État c'est ça, comment voulez-vous qu'ici ou là-bas on l'obéisse ou on l'écoute, Capus ? Et comment voulez-vous que son histoire ne soit pas un échec continu ?

Charles Maurras
  1. Opposés ici aux anglo-saxons.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Rappelons que l'Histoire de l'armée allemande de Benoist-Méchin, qui pourrait paraître ici une référence presque transparente, n'était pas encore écrite, et que Jacques Benoist-Méchin ne s'intéressera au sujet qu'à partir de 1923, année où il fera son service militaire en Rhénanie. [Retour]

  3. La première bataille de la Marne, en septembre 1914. Le numéro de L'Action française du 11 septembre 1921 comporte un court article « L'Anniversaire de la Marne ». [Retour]

  4. Le peuple, ou le public, là où Cambon parlait de « nos insouciants compatriotes ». Il est probable que Maurras n'avait pas le texte sous le yeux en écrivant son article et n'en avait que le sens à l'esprit. La correction n'a pas été faite au moment de composer. [Retour]

  5. Maurras avait publié en 1918 une série d'articles sur le sujet, qui seront recueillis en 1923 dans Les Nuits d'épreuve et la mémoire de l'État. [Retour]

  6. Plus loin dans le même numéro de L'Action française : Maurras fait ici référence à sa propre revue de presse du jour. Capus, c'est Alfred Capus (1857–1922), journaliste et écrivain, académicien français, il dirigea le Figaro après la mort de Calmette et durant toute la guerre. [Retour]

  7. L'article de L'Action française porte ici « quatre ans ». Or Maurras parle bien des quatre décennies — un peu plus en réalité — de 1870 à la guerre, durant lesquelles l'Alsace-Moselle fut annexée à l'Allemagne. Nous corrigeons. [Retour]

  8. La doctrine de Gustave Hervé (1871–1944). En 1921, ce socialiste, ultra-pacifiste avant 1914, avait déjà largement entamé l'évolution qui le mènera vers le fascisme. Maurras évoque ici, sans avoir besoin de le nommer, Aristide Briand, président du conseil en exercice en septembre 1921, or Briand avait en effet été proche d'Hervé avant guerre et avait même été son avocat durant plusieurs procès retentissants qui lancèrent la carrière politique de Briand. [Retour]

  9. Comprendre : la république sociale révolutionnaire, comme on parle de « la sociale » dans les rangs de la gauche de l'époque. [Retour]

Texte paru le 11 septembre 1921 dans L'Action française.

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