pdf

Réflexions et souvenirs
Les humanités classiques
 1

Dans l'ancienne France

À une époque où l'État n'avait aucun budget de l'Instruction publique, où l'Église, les particuliers, les corps communaux et autres pourvoyaient à tout, vers la fin du XVIIIe siècle, avant la Révolution, les petits établissements d'enseignement foisonnaient par tout le pays. J'en ai retrouvé des traces, comme on en retrouve partout, dans une petite ville qui, ayant alors huit mille âmes, possédait son petit collège où quelques régents enseignaient du latin et des mathématiques. Naturellement, l'orage disperse les maîtres, confisque les fondations, et tant que la nation est occupée pendant vingt-trois ans à faire la guerre au monde, le latin, les mathématiques, les collèges et le reste passent au second plan. Enfin, la paix revient. Le roi revient. Les habitants supposent que leur collège va revenir. Mais les maîtres sont morts, l'argent est dissipé. En 1816, on offre au conseil municipal, qui l'accepte, une compensation : ce sont deux bourses entières au lycée du chef-lieu. Que sont devenues ces bourses ? Mes recherches n'ont pu l'éclaircir encore. Peut-être l'administration du lycée de Marseille voudra-t-elle tirer d'embarras le chercheur. Les deux bourses n'existent plus. Faute de candidats, peut-être. Peut-être faute d'initiative locale. Car, au siècle stupide 2, tout a décru ou disparu de concert. Quoi qu'il en soit, tout le monde me rirait au nez dans ma petite ville si je demandais le chemin du collège. Elle a eu le sien cependant ! Disparu. Elle gardait dans mon enfance une école d'hydrographie. Disparue. C'est le progrès, dit-on.

Ailleurs, à quelques soixante kilomètres de là, dans un bourg moins important (trois mille habitants), je voyais tout enfant sur l'avenue de la Gare un bel écriteau : Collège de Roquevaire… Autre vestige de l'ancien régime. On y enseignait du latin pour mener les jeunes gens au seuil de la quatrième ou de la troisième. Vingt ans plus tard, l'écriteau avait disparu et le collège. Toujours le progrès.

Ces vestiges et leur simple souvenir gardent quelque chose d'auguste. Il nous enseignent ce que valurent en ce pays-ci les initiatives combinées d'un pouvoir spirituel libre et de pouvoirs locaux et professionnels puissants. Ils redisent quelle fut la culture de nos pères et à quel degré de perfection et de politesse ils avaient élevé sur la fin de l'ancien régime l'usage de la langue, sa correction, sa limpidité, sa beauté. Je fais, pour ma part, un délice de la lecture des archives communales où sont conservés les discours, adresses, vœux libellés à certaines occasions. Du style officiel, soit. Mais tous les styles officiels ne se ressemblent pas, et ceux qui aiment le beau français, pur et vert, prendraient le plus grand deuil s'ils comparaient les crus de 1788 ou même de 1813 ou 1816 à la triste piquette d'après 1850 ou 1870.

Les restaurations enrayées

Quoiqu'il en soit, l'histoire locale permet de voir le fruit sérieux du libre développement collectif, originaire du Moyen Âge. Plus encore que les guerres religieuses du XVIe siècle, la Révolution a tout saccagé dans l'ordre scolaire, et l'effort de l'âge suivant, effort pénible, méritoire, lent par force, n'a pas pu rétablir l'équivalent de ce qui existait avant elle : non content d'échouer, il a fallu réduire, il a fallu rabattre sur toutes les ambitions et les intentions les meilleures de l'État restaurateur. Celui qui jettera un coup d'œil sur le tableau des programmes du baccalauréat depuis quarante ans s'en rendra un compte parfait : la dégression y est constante. Mes professeurs ecclésiastiques m'ont fait faire des vers latins, ce dont je les remercie : on n'en faisait plus dans l'Université, et le « nouveau » programme du baccalauréat ès-lettres ne comportait déjà plus de discours latin. Tous les esprits sérieux s'en plaignaient. Ils s'en plaignirent dix-sept ans. Leur plainte aboutit à la célèbre enquête de la commission parlementaire présidée par M. Ribot et qui concluait énergiquement à la restauration des humanités. Réponse : le programme de 1902 ! La fatalité républicaine et démocratique répondait par un non formel, par une destruction directe aux volontés intelligentes des hommes français, républicains ou non républicains. Ils disaient : construction. Elle répondait : destruction. C'est la destruction qui se fit.

Cela se passait en 1902. M. Leygues était ministre. Jaurès régnait. Jaurès n'était-il pas de l'avis de M. Bracke 3 sur les humanités ? Il me semble m'en souvenir. C'est lui qui traitait de barbares les hommes de droite coupables de je ne sais quelle irrévérence ou distraction à l'égard des Anciens. Cependant, il laissa faire ce que M. Leygues fit, et qui est l'une des œuvres les plus honteuses de ce régime.

L'affaire Dreyfus et la réforme de 1902

Bien des causes expliquent d'ailleurs ce lâche coup porté à la tête de la patrie. Mais il ne faut pas oublier parmi elles l'affaire Dreyfus. Dans la curée de la victoire dreyfusienne, parmi les satisfactions promises aux partis avancés, il y avait d'abord la diminution du service militaire, qui fut réalisée en 1905 (21 mars), ensuite l'accession la plus large possible des élèves et des maîtres à l'enseignement supérieur sans passer par l'enseignement secondaire.

On ne pouvait pas diminuer le temps du service militaire sans supprimer aussi les dispenses attachées à certains diplômes, les licences des lettres et sciences en particulier. Ces dispenses qui avaient remplacé le volontariat d'un an étaient fort appréciées de la classe moyenne et de la classe supérieure. Beaucoup de jeunes bourgeois poursuivaient leur licence pour « ne faire qu'un an ». D'où les clameurs socialistes. Cependant c'étaient ces dispenses qui depuis douze ou treize ans peuplaient les bancs jusque là déserts de la majorité de nos facultés. Si on les supprimait, à quoi servirait l'enseignement supérieur ? Allait-il s'évanouir faute d'élèves ?

La question était d'autant plus aiguë que les maîtres des facultés s'étaient, pour la plupart, ardemment dévoués à la cause de Dreyfus, tandis que les professeurs de lycées et de collèges s'étaient montrés plutôt anti-dreyfusiens, avaient adhéré en masse à la Patrie française, et lui avaient fourni ses premiers fondateurs comme Dausset, Syveton, Amouretti 4 et d'autres que je ne veux pas compromettre. Mais en 1902, on se demandait s'il ne serait pas immoral de laisser les Purs, les Parfaits, les Vainqueurs de la haute Université languir et dépérir dans leurs chaires faute d'élèves, tandis que les collègues des lycées et collèges continueraient d'élever de nombreux enfants dans le doute sur l'innocence et dans la haine de la Trahison.

On estima qu'un tel résultat ne serait pas seulement inique, mais dangereux pour la République et l'on s'appliqua à forger un programme d'études secondaires tel que la force des choses en dégageât graduellement l'équivalence avec un bon primaire supérieur. Le latin étant le signe visible de la différence, on fit du latin une spécialité, on lui donna d'autres spécialités pour égales, on appela baccalauréat un examen qui pouvait ne comporter ni une page de latin ni une page de grec, et ainsi fut construit en partie, en partie amorcé, le pont qui menait directement du primaire au supérieur sans entremise d'aucune sorte. Un public était garanti aux professeurs de faculté. Des carrières nouvelles étaient assurées à de prétendus « humanistes modernes », et la barbarie démocratique eut un nouveau moyen d'action sur les multitudes et sur les élites de ce pays.

Souvenirs, souvenirs…

Il faut que les humanités complètes revêtent, pour tout enseignement secondaire, un caractère de nécessité. Si la pancarte « latin facultatif à telle date » reste affichée dans l'enseignement secondaire, ne voit-on pas que la maladie endémique des classes inférieures, au chapitre du latin comme à celui du grec, sera la langueur ?

Ce qui soutient, anime et mène les études élémentaires, c'est l'aspiration, c'est l'appel des études supérieures. N'en doutons pas pour tout ce qui vaut la peine d'être enseigné. Sauf le cas très rare de vocations personnelles spéciales très précoces, il ne faut pas compter sur le prestige des matières facultatives : arts d'agrément, escrime, italien, espagnol ! Je n'ai pas besoin de dire que le préjugé scolaire contre le dessin, contre la musique, les armes ou les langues méridionales apparaît un préjugé des plus ridicules. Il existe. Tenons-en compte. L'enfant attache une importance grave aux idées d'obligation et de nécessité. Usons-en, jouons-en ou désespérons de l'éducation.

Plus j'y pense, plus je me trouve confirmé dans ce sentiment par la réflexion et aussi par mes souvenirs d'écolier, qui sont d'une grande netteté, et, je crois, d'une grande généralité.

Je n'étais pas entré en huitième comme un barbare. Malgré mes huit ans, j'arrivais de ma petite ville à notre capitale, Aix, assez dégrossi : j'avais appris à la maison plusieurs douzaines de fables de La Fontaine et un poème de Lamartine, avais fait dix-huit mois de latin à l'école du vicaire, plus de l'histoire sainte, et avais lu le gros tome de l'histoire romaine d'Émile Lefranc jusqu'à trois fois, par passion pure.

Eh ! bien cette petite avance ne me servit de rien. L'année me fut plus que mauvaise. D'abord le professeur changea. Le dernier venu, qui était très bon, passait pour excellent. Il n'y avait personne à lui comparer pour l'exactitude, le soin, la ponctualité des récitations et des corrections.

Ce grammairien parfait aura peut-être un nom dans l'histoire littéraire nous ayant un beau jour, quelques années plus tard, amené par la main le jeune Emmanuel Signoret, le poète futur, dont il était l'oncle ou le parrain, je ne sais, mais certainement le compatriote, étant né à Lançon comme celui qui devait chanter :

Lançon, je bâtirai sur ta colline austère… 5

À cet excellent maître de huitième, qui n'obtint rien de nous, ce qui manqua était peut-être le prestige de la soutane et peut-être un rayon de feu sacré. On ne pouvait l'accuser de sévérité. Quand nous désobéissions, c'est-à-dire toujours, il se bornait à flétrir notre imprévoyance, en attestant nos familles ou monsieur le supérieur. Nous remarquâmes que l'éloquence l'égosillait un peu et lui rosait encore le bout du nez qu'il avait fort beau, veiné, doré et pourpre à souhait. Nos travaux dégénérèrent ainsi en jeux médiocres, tendant à cultiver le sens des tristes ridicules de la vie. Bref, une année perdue sans qu'il y eut faute à personne qu'au démon de l'enfance, à son absurdité et à la folie.

L'année suivante, changement à vue. Nous trouvâmes en classe un bon abbé 6, tout rond, tout brun et déjà chauve, revêtu ce matin-là, qui était frais, d'une ample houppelande doublée de violet. Hou ! l'ambitieux sifflèrent quelques esprits pointus. Les plus hardis lui demandèrent : « Vous êtes évêque, M. l'Abbé Bouchez ? » M. Bouchez ne nia point : « mais, reprit-il, en attendant, je vais vous faire faire une bonne septième. » Il tint parole.

Il commença à la vieille mode par nous répartir en deux camps rivaux, Romains et Carthaginois, qui se contrôlèrent l'un l'autre, ce qui le déchargeait de nous marquer les fautes. Ensuite, ce fut le cours le plus révolutionnaire, le plus moderne, le plus libre : imaginez les fameuses leçons de Jules Lemaitre au Havre 7, mises à la portée de bambins de neuf à dix ans. À notre portée ? C'était une question peut-être pour les collègues et les chefs de notre professeur. Pas pour nous, très certainement ! Il allumait la curiosité et l'enthousiasme jusqu'au délire. C'est lui qui nous parla pour la première fois les procédés de composition littéraire de Feli 8 de Lamennais. C'est lui qui nous conta l'assassinat de M. de Rossi et la fuite de Pie IX à Gaëte. C'est lui dont le lyrisme napoléonien me donna l'idée de l'état d'esprit des survivants de Béranger. C'est lui qui nous peignit monsieur Thiers parcourant l'Europe en 1870 sous les traits de l'Homère d'André Chénier. Il n'y avait rien de plus chaleureux ni de plus nourrissant, car tout cela était matière à thème et à version. Et il montrait à quoi nous serviraient la version et le thème, je dis à quelle ardente ascension des neuf cieux :

« Mes enfants, disait-il, vous avez lu sous le cloître (un cloître gothique de la Restauration, grand quatre fois comme celui de Saint-Trophime d'Arles ou de Saint-Sauveur d'Aix, avec jets d'eaux, abeilles, tilleuls et néfliers du Japon, qui fut volé par la République quand la propriété n'était pas encore sacrée) vous avez lu le nom des trois classes supérieures. Aucun de vous ne peut imaginer ce que c'est que la Philosophie. Mais la Rhétorique ? Mais les Humanités ? Eh bien ! les humanités vous ouvriront les trésors de l'esprit humain. Vous y apprendrez l'élégance du genre humain, vous pénétrerez sommairement parmi ces délices, car vous aurez toute la vie pour les approfondir. Et puis, l'année suivante, la rhétorique vous permettra de mettre de l'ordre dans ces acquisitions merveilleuses, vous les réglerez par l'art de bien dire, qui prépare le bien penser, car il faut connaître le sens des mots et de leurs rapports fixes avant de s'en servir avec quelque bon sens. »

Nous ouvrions de grands yeux, mais, je vous en réponds, sans inquiétude, ni ennui, nous figurant comprendre et, dans tous les cas, admirant. L'admiration est la première vertu qu'il faille inculquer aux enfants. Notre abbé Bouchez parlait avec un feu naturel qui nous communiquait sans peine la certitude que nous avions de magnifiques horizons devant nous à cette seule condition de faire nos devoirs et d'apprendre nos leçons avec un peu d'âme et de goût. Ne croyez pas qu'il négligeât le détail. Comme l'un des bons maîtres de notre maître Anatole France, il enflammait le De Viris 9. Grâce à lui, les guerres de Rome avec les peuples du Latium ne tardèrent pas à nous dévoiler leurs moindres secrets. Nous consultions d'autres auteurs que ceux du programme. Cornelius Nepos, Tite-Live étaient appelés. — Et la grammaire ? — La grammaire n'allait que mieux.

Je me rappelle encore une certaine explication de jactat, d'où jactance, où furent appelés en témoignage la coquetterie et les élégances d'un de nos jeunes condisciples, Marseillais un peu musqué, qui avait rapporté de la grande ville une paire de belles bottes dont il se montrait assez fier. L'abbé Bouchez ordonna là-dessus tout son commentaire de jactat et le petit élève, qui avait bon caractère et ne manquait pas d'esprit, lui donna la réplique sur le ton le plus gai. — Il allonge la botte gauche : jactat ! — Il se dandine sur la droite — Jactat ! — Il la cire à grand bruit dans un coin de la cour. — Jactat ! — Il pérore, que dis-je, il blague. — Jactat !… Cela finit par une absolution solennelle donnée au luxe de la chaussure, « car, nous dit-il, vous apprendrez l'année prochaine que les Grecs se vantaient de leurs belles bottines, devant la muraille de Troie ».

Mais, le thème valant mieux encore que la version, en quoi Léon Daudet a mille fois raison, M. L'abbé Boucher s'était mis en tête de nous faire faire des thèmes à nul autre pareils. Au lieu d'aligner péniblement des mots latins en face des mots français, « mes enfants, nous dit-il, laissez ce latin de cuisine. Si nous usons de la langue de Cicéron, essayons d'arriver à nous faire entendre de lui ». Il montrait que l'arrangement des mots latins n'était pas le même qu'en français et que l'accent de la pensée n'y portait pas sur les mêmes points : le génitif avant le nominatif, le verbe après le complément, parfois à la fin de la phrase, une syntaxe tendant à exprimer une volonté, une intention, plutôt qu'à éclaircir une pensée, et, de cette façon, très belle, très forte, et d'une beauté qui nous éblouissait… Comprenions-nous ? L'essentiel oui ! Il y a, comme toujours dans l'enfance, une part de mimétisme : il nous arrivait d'appliquer ces recettes inouïes à tort et à travers. Est-ce que les premières crinolines apparues en Guinée n'ont pas été utilisées comme casques de guerre ? L'enfant est un petit sauvage, dit Le Play. Tout de même, ces hardiesses de bon éducateur stimulaient, entraînaient. Des horizons brillaient. On avait envie d'avancer… Les sages grondeurs avaient tort, qui accusaient M. l'abbé Boucher d'un zèle excessif et prématuré. C'est lui qui voyait juste. Cette année de septième, « Apollon à portes ouvertes », fut pour notre jeune équipe des plus riches et des plus fécondes.

Ce maître remarquable nous était venu d'Aubagne sur l'Huveaune, la blanche Albania, patrie du docte abbé Barthélémy, le chroniqueur d'Anacharsis 10. Quel hasard l'avait fait changer de diocèse ? Je n'ai plus entendu parler de lui depuis longtemps, mais je ne me retourne jamais sans vive gratitude vers le souvenir de ce prêtre modeste, que son goût des lettres, son instinct d'humaniste avaient porté à nous servir un banquet un peu fort pour nous. Pas une de ses paroles qui n'éveillât dans l'esprit de l'enfant, s'il est studieux et vif, le fameux : quand je serai grand… qui le développe tout seul.

L'affaiblissement de l'ouïe, d'abord graduel et insensible, me prive un peu de points de comparaison pour les années qui suivirent. Cependant, ce mauvais destin lui-même fut surmonté lorsque, à quinze ans, je rencontrai sur le plan des humanités proprement dites l'éducateur incomparable à qui je dois tout 11.

Il n'y a que Ronsard, remerciant son maître Dorat, qui ait traduit le frémissement des révélations intellectuelles qui remplirent pour moi ses premières leçons :

Quand je l'enten, il me semble
Que l'on m'emble
Tout l'esprit ravi soudain,
Et que loin du peuple j'erre
Sous la terre
Avec l'âme du Thébain,
Avecque l'âme d'Horace :
Telle grâce
Remplit sa bouche de miel,
De miel sa Muse divine
Vraiment dine
D'être Sereine du ciel. 12

Qu'enseigna-t-il en somme ? Une récente communication qu'il a faite en 1922 a l'Institut catholique de Lyon, montre que les méthodes de celui qui était naguère encore Mgr l'évêque de Moulins n'avait pas varié depuis quarante ans. Alors comme aujourd'hui, il ouvrait ou montrait les chemins qui montent. Il rendait manifeste, sensible et flagrant l'intérêt des idées, des disciplines, des études, quelles qu'elles fussent. Il faisait sentir que ni le vrai ni le beau ne sont facultatifs, mais que ce sont des nécessités, dont l'appel n'est pas niable et qu'il n'est pas possible de repousser. L'esprit de paresse et de faiblesse ainsi réduit à se taire, privé de toute « option » et de toute liberté, que sont alors les difficultés ? Elles sont un moyen d'obliger à marcher. Il n'y a rien de tel que de mettre l'enfant, l'adolescent ou même l'homme en demeure de s'élever au-dessus de lui-même. Il ne va certes pas partout où l'on voudrait, ni aussi haut qu'on souhaiterait. Mais il sort de lui, il se dépasse et c'est tout l'art d'instruire si l'on veut y mettre une semence d'éducation.

Hardi !

On me pardonnera d'avoir fait le grand tour pour aboutir à ce principe que quiconque peut accéder aux humanités complètes doit y être conduit ou trainé mort ou vif.

Le profit sera ce qu'il sera. Il sera toujours, et précieux. Si l'on veut à tout prix une bifurcation, que les « scientifiques » aient la faculté de ne faire que du grec, les « littéraires » continuant grec et latin.

Et qu'on ne craigne pas d'avoir trop de monde ! Il ne faut pas croire que la diffusion des Lettres ait été pour quoi que ce soit dans la Révolution française. La Révolution française, horrible et stupide, l'eût été cent fois plus si nos grands-pères eussent été ignorants et grossiers. Un grand esprit qui a rendu d'immenses services, M. Taine, s'y est trompé, faute de s'être débrouillé dans la hiérarchie des causes, la philosophie allemande lui ayant fait oublier quelques règles du « bien penser ». En profitant de ses travaux, nous ne sommes pas obligés de partager ses erreurs. Nous devons maintenir qu'en un âge où la parole imprimée ou sonore tient une place si considérable, il importe que le plus grand nombre de Français sachent le sens des mots qu'ils emploient : cela ne se peut sans le grec et le latin. Nous devons obtenir qu'en une heure où les technicités professionnelles enfoncent de plus en plus l'esprit des hommes dans les spécialités les plus étroites, une vaste culture générale soit le plus répandue possible ou l'immense majorité ne s'entendra plus parler ni penser : cette culture ne se peut pas non plus sans latin ni sans grec.

Mais pareille extension et diffusion des humanités, qui est affaire de mœurs, de propagande sociale, de réorganisation politique, l'État moderne y peut-il quelque chose, et quoi ? C'est une autre question. Où le citoyen Bracke parlera unité, uniformité, centralisation, nous dirons multiplication des libertés. Et ceci est une autre affaire.

Charles Maurras
  1. Le texte a paru dans l'almanach de l'Action française pour 1929, en deux parties ; il a été repris sans grands changements dans L'Étudiant français du 25 janvier 1937, texte que nous reproduisons ici.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Allusion à l'ouvrage de Léon Daudet Le stupide vingtième Siècle, paru en 1922. [Retour]

  3. Alexandre-Marie Desrousseaux, 1861–1955, dit Bracke, parfois Bracke-Desrousseaux. Helléniste réputé, Bracke-Desrousseaux adhère au marxisme, rejoint le Parti ouvrier français puis la SFIO lors de la fusion des différents courants socialistes mais restera toujours une grande figure du guesdisme. On lui doit l'adoption du sigle SFIO par les socialistes français en 1905. Député de la Seine de 1912 à 1924 puis député du Nord de 1928 à 1936, il fut également conseiller municipal de Lille. Il a été le premier traducteur en français de Rosa Luxemburg. Tout cela explique sans doute l'ironique « citoyen » que lui accole d'habitude Maurras, habitude qu'il reprendra au dernier paragraphe de cet article. Il ne faut pas le confondre avec son père, Alexandre Desrousseaux, chansonnier qui eut son heure de gloire. [Retour]

  4. Fondée en 1898 dans les remous de l'Affaire, elle entendait fédérer les anti-dreyfusards. [Retour]

  5. Emmanuel Signoret, né à Lançon en 1872 et mort en 1900, était poète et critique d'art. Il fit ses études à Aix-en-Provence, puis, installé à Paris, il fréquenta la plupart des cercles littéraires et participa à des revues. Il fonda en janvier 1890 la revue Le Saint-Graal, qu'il rédigea seul jusqu'à sa mort. Il publia plusieurs recueils d'une poésie rappelant souvent Nerval. Établi en 1897 à Cannes, il y mourut prématurément en 1900, à vingt-huit ans. On ne peut que souligner un certain parallélisme de destins avec Amouretti. André Gide préfaça le recueil complet et posthume des œuvres de Signoret. Le vers, cité approximativement par Maurras, est tiré du sonnet suivant, publié dans Le Saint-Graal en 1898, deuxième d'un ensemble de poèmes sous-titrés L'Églogue héroïque :

    Lançon, je veux bâtir sur ta colline austère
    Un temple à la Splendeur ; tes vallons d'églantiers
    Y porteront le flot des peuples de la terre
    Et ses flancs contiendront les peuples tout entiers.

    Ses hauts toits d'or perdus dans le ciel solitaire
    Jetteront des torrents de flamme à tes sentiers :
    J'ai taillé dans le marbre, instruit d'un vieux mystère,
    Sa blanche colonnade aux chapiteaux altiers.

    Sur l'autel le soleil trônera dans sa gloire.
    Là le saint vendangeur tordra la grappe noire,
    Le moissonneur aux vents lancera la moisson.

    Phidias te chanta, Sagesse, un chant de pierre :
    Des paroles de vie harmonieux maçon,
    Moi, Splendeur, j'ai construit ton sacré sanctuaire.

     [Retour]

  6. Le texte de L'Étudiant français donne ici en note le nom de l'abbé : Bouchez. Nous le rétablissons dans le cours du texte, où Maurras ne le désigne que par « Bo… » [Retour]

  7. Jules Lemaitre, agrégé de Lettres en 1875, y fut professeur en classe de rhétorique au début de sa carrière. [Retour]

  8. Les deux versions de 1929 et 1937 portent bien ici le curieux diminutif de Feli, pour Félicité de Lammenais. [Retour]

  9. Le bien connu De viris illustribus Urbis Romae, de l'abbé Lhomond. [Retour]

  10. Prenant prétexte de la figure d'Anacharsis, l'abbé Barthélémy publia en 1788 des Voyages du jeune Anacharsis en Grèce, qui est une vaste description de la Grèce antique, principalement à l'usage des élèves pour les familiariser avec les lieux grecs et la géographie classique. [Retour]

  11. Il s'agit bien sûr de l'abbé Penon (1850–1929), futur évêque de Moulins. [Retour]

  12. Ronsard, Gaietés, Le Voyage d'Arcueil. « Que l'on m'emble » : que l'on m'enlève ; « dine » : digne ; « Sereine » : Sirène. « Le Thébain », c'est Pindare. [Retour]

Texte paru dans l'Almanach de l'Action française pour 1929 et repris dans L'Étudiant français du 25 janvier 1937.

Vous pouvez télécharger ce texte au format Adobe PDF

Retourner à la liste des textes ou au blog Maurras.net

Ce texte est dans le domaine public en Amérique du Nord.

XHTML valide.