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Note de lecture :
Cours de philosophie
par M. l'abbé Bouat

complètement adapté au programme de 1885,
par M. l'abbé Bouat, Paris, Delagrave.

Bien que l'arrêté ministériel du 22 janvier 1885 n'ait pas introduit beaucoup de changements dans les études philosophiques, ce nouveau programme a donné le signal d'une véritable floraison de traités, de manuels et de précis de toute sorte ; les uns entièrement nouveaux, les autres revus, corrigés, augmentés, adaptés aux programmes. Nous voudrions en étudier ici quelques-uns, et revenir à cette occasion sur les plus connus de ceux qui avaient précédé, en nous bornant pour le moment à ceux qui ont été écrits en langue française et en commençant par le dernier paru.

Deux traités de philosophie sont adoptés généralement dans les classes. Le plus volumineux, celui de M. Janet, s'il ne laisse point trop à désirer sous le rapport des doctrines, est loin de nous satisfaire quant à la méthode suivie. Le défaut de cohésion éclate à chaque page ; un commençant se perd en de longs chapitres jetés comme entre parenthèses, hachés en paragraphes, sans aucun lien apparent. Ce lien existe, je le sais, mais il faut tout lire pour le démêler à travers d'interminables discussions dont le sévère algébrisme n'est pas à la portée de tous les esprits.

Moins heureux encore est le procédé discursif de M. Joly. On voit qu'il a recueilli la méthode oratoire des anciens maîtres ; aussi la précision des faits scientifiques est-elle maintes fois sacrifiée au développement et à l'éloquence. Si l'on ajoute à cette diffusion le peu d'étendue relative du livre, on trouvera qu'un pareil traité, profond et sérieux par instants, se nommerait plus justement dans son ensemble un abrégé élémentaire de philosophie.

Il y avait donc quelque chose à tenter entre ces deux extrêmes et, parmi les nouveaux manuels, celui de M. Bouat était peut-être destiné à réunir dans ce but les vues éparses de ses confrères, à les confondre en un tout plus complet, plus lucide et plus régulier. Il nous en prévient lui-même dès la Préface, avec une parfaite modestie. « Notre livre, dit-il, n'a rien d'original ; c'est un éclectisme des doctrines que les éminents professeurs de faculté ont souvent exposées avec la supériorité du talent et du savoir. »

Mais la plupart du temps, avec les doctrines, des pages, des chapitres entiers ont passé textuellement de tel ou tel ouvrage contemporain dans l'ouvrage de M. Bouat. MM. Janet, Fouillée, Saisset ont fait les frais de ces emprunts, très avouables du reste. Il y a place auprès du talent qui invente pour le travail qui ordonne ; mais à une condition c'est que ce travail ait une valeur personnelle. Nous allons voir si l'on peut en juger ainsi de l'ouvrage de M. Bouat.

Je me hâte de donner à la pure forme tout l'éloge qu'elle mérite. Le style a bien cette simplicité dont l'auteur se pique à bon droit. Tout au plus lui reprocherais-je une certaine abondance de détails qui frise la prolixité. Valait-il la peine d'écrire toute une page pour démontrer que la sensibilité était subjective et l'intelligence objective ? ou de noter au plus fin les rapports de la logique et de la psychologie ? C'est un genre de découvertes dont on peut laisser aux élèves le soin et le plaisir.

Quant à la méthode de M. Bouat, ses avantages sont frappants pour s'en rendre compte, il suffit de la comparer à celle de ses prédécesseurs. Chez lui tout s'enchaîne ; chaque morceau est expliqué dans ce qui précède et se continue dans ce qui suit. La disposition typographique concourt à cette impression de clarté qu'on emporte du livre au premier coup d’œil qu'on y jette. Que ce coup d’œil toutefois ne soit ni trop long ni trop curieux ! car s'il a fait mieux que les autres, je n'ose pas assurer que M. Bouat ait fait tout à fait bien. Il faut aussi lui tenir compte de ce qu'il a dû s'approprier une foule de détails épars en vingt volumes différents ; ces coupures opérées un peu partout nuisent à l'unité de son œuvre. Elles l'ont amené par endroits à de flagrantes contradictions. De plus, trop fidèle à l'ordre du programme, il lui sacrifie volontiers l'ordre logique des questions. De là des quiproquos étranges, notamment, nous allons le voir, dans la partie essentielle de la psychologie, dans l'étude de l'intelligence.

Distingue-t-il bien nettement la sensibilité cognitive de la sensibilité affective, deux choses qui n'ont de commun que le nom ? J'ai presque honte d'en douter, mais que dire cependant à voir M. Bouat réfuter les sensualistes pour mieux distinguer une perception d'avec une émotion ? Comme si Condillac avait jamais prétendu faire sortir une connaissance quelconque de la sensibilité affective !

Il divise ensuite la perception en interne et externe. La première se fait au moyen de la conscience, à laquelle il conserve le titre de faculté ; il admet donc en nous des phénomènes inconscients, d'accord en cela avec Hartmann et la philosophie pessimiste. Où je le goûte moins, c'est lorsqu'il en arrive à la perception extérieure. Grâce au scrupule qu'il se fait de toucher au programme, toute cette partie est un chef-d’œuvre de décousu.

Qu'est-ce d'abord que la perception ? On ne nous dit ni quand, ni comment elle succède à l'impression mécanique, encore moins quand elle se change en idée. L'auteur nous avertit seulement qu'elle saisit les corps et leurs propriétés ; c'est beaucoup dire. Il ne réserve à la raison que l'appréhension des vérités nécessaires, de l'infini, oubliant que la moindre idée générale, celle du corps le plus vil et le plus infime, exige un recours au principe de substance, est issue d'une induction, et renferme une aussi absolue nécessité que les notions les plus transcendantales du vrai, du beau et du bien. M. Bouat, j'en suis sûr, partage pleinement ces doctrines ; on le devine à chaque page, mais pourquoi faut-il le deviner ? Pourquoi tant d'hésitations quand il s'agit de limiter franchement les frontières de nos facultés ?

Remettons un instant les choses à leur place. La perception extérieure saisit les qualités des corps, couleur, saveur, etc. ; M. Bouat n'a pu vouloir lui attribuer davantage. D'autre part, d'après sa définition, la raison demeure la faculté de l'absolu, elle est exclusivement enfermée dans le domaine transcendantal. Restent les vérités contingentes. À quelle faculté reconnaît-il le droit de les percevoir ? quel est le mécanisme de leur genèse intellectuelle ? C'est ce qui demeure incertain. M. Bouat nous apporte une théorie de la connaissance où n'est pas déterminé ce point essentiel, ce moment psychologique de l'éclosion de l'idée. Sans doute il s'est bien aperçu que les vérités contingentes occupaient un certain espace dans le champ de notre activité ; il analyse bien cette classe de facultés qui sont les intermédiaires entre la région phénoménale et la pure spiritualité, les facultés de combinaison et d'élaboration, mais toujours avec le même défaut d'exactitude, toujours sans définir leur véritable portée. Suivons-le plutôt dans ses analyses.

La perception se transforme peu à peu en traversant la mémoire et l'imagination ; elle est travaillée successivement par l'abstraction, la généralisation, le jugement et le raisonnement, et je trouve au bout de la série un chapitre sur les idées contingentes. Enfin ! Mais ces idées d'où viennent-elles ? Seraient-elles un résultat du commun travail de ces facultés ? L'ordre logique du livre semble l'impliquer. On vient de démonter les rouages, d'énumérer les ouvriers, on nous découvre maintenant le résidu, qui est l'idée contingente. Vraiment ? Un naïf pourrait fort bien s'imaginer là-dessus que le jugement et le raisonnement (une des machines que vous nous avez démontées) sont les facteurs et les conditions de l'idée générale, c'est-à-dire que nous jugeons, que nous raisonnons avant d'avoir obtenu des termes ou idées, matière de nos jugements et de nos raisonnements !

Si, au contraire, nous admettons que l'idée soit antérieure au jugement, nous pouvons la supposer aussi antérieure à la généralisation et à l'abstraction elles-mêmes, M. Bouat ne nous ayant jamais dit que des mots vagues sur l'action de ces facultés. Nous pouvons nous les figurer comme une série de moules, où l'idée entre toute faite déjà, où elle subit des modifications purement accidentelles. Mais notre difficulté subsiste encore ; il y a toujours eu un moment où la sensation a fait place à l'idée, je cherche ce moment et je me demande en quel endroit s'opère cette merveilleuse transmutation. Nulle part, que je sache, M. Bouat ne dissipe ces doutes d'une façon catégorique ; on devine qu'il répondrait au besoin avec la philosophie traditionnelle, on peut même s'en assurer en confrontant divers textes. Toujours est-il qu'un enseignement résolu sur ce point capital fait entièrement défaut dans son livre. Car je n'ai pas voulu supposer un seul instant qu'il ait pris à la lettre sa première assertion, que la perception extérieure saisit les corps et leurs propriétés ; elle l'aurait conduit immédiatement à celle-ci, qui lui ferait horreur et qu'il a partout combattue : la sensation est égale à l'idée, l'idée est une opération de la sensibilité.

Quelques définitions précises eussent peut-être évité à M. Bouat ces écueils et bien d'autres. Dire strictement ce que c'est que la sensation, ce qu'elle donne, ce que donne par conséquent la perception externe ; faire sortir la raison de la solitude métaphysique où elle est exilée ; déterminer la valeur de l'idée et son mode d'acquisition avant de la mettre en œuvre dans le jugement ; en un mot, apporter un peu d'ordre parmi tant de bonnes intentions, aurait suffi pour établir dans la théorie de la connaissance cette liaison des parties dont l'absence est malheureusement trop visible.

D'autres lacunes m'ont frappé çà et là dans le même chapitre. Mais j'en veux surtout à M. Bouat pour sa classification des systèmes philosophiques sur l'origine des idées. Il ne marque pas de nuances entre le spiritualisme et l'idéalisme. Voit-on dans l'idée autre chose que la sensation transformée ? on est spiritualiste, et deux questions de détail restent seules pendantes. Les idées sont-elles innées dans l'esprit de l'homme ou siègent-elles en Dieu ? Ces deux opinions partagent les philosophes en deux groupes ; dans le premier sont rangés Descartes, Leibniz, Aristote (Aristote, les idées innées !), dans le second Platon (c'est douteux), saint Augustin…, saint Thomas, Malebranche et Fénelon, saint Thomas à côté de Malebranche ! et contre Aristote !

Il serait difficile d'expliquer une telle erreur, si M. Bouat n'avait établi la discussion du problème des idées sur un terrain de pure ontologie. Il existe, à ce point de vue, entre Aristote et saint Thomas un dissentiment métaphysique dont nous n'avons que faire en psychologie, dans la théorie de la connaissance.

Que cherchons-nous au fond dans ce problème ? Deux choses : la valeur des idées et leur mode d'acquisition par la nature humaine. L'accord est parfait sur ces deux points entre Aristote et saint Thomas. Pour l'un comme pour l'autre, l'idée a une valeur absolue ; ils la définissent un rapport immuable entre le sujet et l'objet, la chose et l'intellect. Cette définition leur assure à tous les deux la certitude de leur connaissance, ils en concluent que la sensation et la raison doivent avoir une part à peu près égale à la confection de nos idées ; c'est la théorie de l'intellect actif. Albert le Grand et saint Thomas l'ont ressuscitée au Moyen Âge, en donnant à la querelle des universaux cette belle et grande solution du conceptualisme objectif dont M. Bouat ne parle pas ; pourtant il l'ébauche, à son insu peut-être, dans une citation aussi vague qu'oratoire de M. Cousin.

Cependant la conception péripatéticienne de Dieu et du monde s'arrêtait encore à mi-chemin. Elle laissait co-exister d'une part la vérité contingente et la science humaine, de l'autre, la vérité nécessaire de l'infini ; pas d'autre lien entre elles que les aspirations de l'homme et son effort isolé, si souvent stérile. Il fallait donc, pour couronner l'ouvrage, que les vérités par nous aperçues soient plus qu'une relation de deux êtres, mais une participation de l'être absolu. C'est ce qu'a voulu faire saint Thomas, s'inspirant de saint Augustin, en établissant dans la raison divine la résidence des idées archétypes de la création, qui sont tour à tour réalisées dans le monde et saisies par notre intelligence.

Mais ce détail métaphysique ne divise en rien le maître et le disciple, tant que nous en restons au point de vue de la connaissance ; et quand il s'agit de l'origine des idées, il est peu exact de mêler à la vision en Dieu et aux autres chimères de Malebranche la théorie de saint Thomas, théorie si largement empirique, et qui s'appuie dès son premier pas sur ce texte bien compris d'Aristote que l'âme est une table rase, quod est sicut tabula in qua nihil est scriptum 1.

De simples considérations sur la méthode du livre m'ont poussé bien avant dans le chapitre de l'intelligence ; je n'irai pas plus loin sans formuler quelques réserves à propos de la sensibilité.

Je ne veux ni ne puis demander à M. Bouat l'unité qui fait défaut depuis si longtemps à cette portion de la psychologie. Tous les auteurs 2 se donnent le mot pour en oublier ou en nommer à peine le ressort essentiel, je veux dire cette manifestation primitive et toute dynamique de l'être, successivement appelée par les philosophes désir, appétition du bien, volontarium simpliciter et amour-propre. L'amour-propre, scientifiquement parlant, n'est pas seulement le motif ironiquement approfondi par La Rochefoucauld ; ce n'est même pas ce mouvement de l'âme auquel Bossuet a ramené tous les autres par un dernier effort d'abstraction. Ses racines plongent plus avant dans l'intimité de notre nature. Il est le symptôme, l'indice, le caractère et la condition de la vie à tous les degrés de son échelle, la faculté même de sentir. Du moment que je m'aime, j'ai besoin de me voir heureux, c'est-à-dire de savoir toute comble la capacité de mon être. Vu la nature de l'humanité, cette capacité peut être remplie de trois manières, par la science, l'amour et le pouvoir, libido sciendi, sentiendi, dominandi, disent les théologiens ; encore ce terme de libido a-t-il peu de justesse. Il exprime en effet, quelque chose d'immodéré, de déréglé, c'est-à-dire d'accidentel.

Ces trois penchants sont-ils satisfaits, nous avons le plaisir, sentiment ou sensation selon qu'il se produit à l'occasion d'une idée ou d'une impression physiologique. L'une de ces causes vient-elle froisser dans mes penchants l'immense avidité de bonheur qui me gouverne, je souffre, et cet état s'appelle la douleur. Mais comme cette appétition du bien est essentiellement active et portée à se traduire, elle enfante, sous l'impression qui l'a modifiée, un ressaut, un rebondissement, une réaction à l'extérieur ; c'est la passion dont les formes diverses sont déterminées par les obstacles qu'on lui oppose ou les lits qui lui sont creusés.

Chacune de ces explications se retrouve en substance dans la plupart des manuels, mais toujours exprimée d'une manière incomplète. Les meilleurs ont eu la rage de tout morceler ; il suffisait pourtant de ramasser en faisceau les belles analyses de Jouffroy, les données traditionnelles de la scolastique, et d'en faire sortir enfin ce qui nous manque, une science de la sensibilité 3. Or, M. Bouat, je reviens à lui, augmente à plaisir toutes ces lacunes. Il trouve, par exemple, insoutenable (?) la théorie de Kant, que le plaisir est la suppression d'une douleur. Rien de plus vrai pourtant, si nous changeons les termes. Le plaisir est la satisfaction d'un penchant ou d'un besoin primordial ; or un besoin suppose un vide, et quand ce vide existe chez un être conscient, il s'exprime par une douleur plus ou moins aiguë ou plus ou moins sourde. Le plaisir qui comble ce vide en supprime évidemment la douleur. Est-ce à dire pour cela que le plaisir, cessation d'une douleur, soit un état purement négatif ? Non, car la douleur, conscience d'un vide, d'une privation, est l'état négatif par excellence. La négation d'une négation vaut une affirmation, d'où il s'ensuit que le terme plaisir, qui niera le terme négatif douleur, sera nécessairement positif. Il suffit d'y réfléchir pour concilier ainsi les deux théories de Kant et d'Aristote et pour conserver simultanément leurs deux excellentes définitions du plaisir : cessation d'une douleur et conscience d'une perfection.

Bien des pages prêteraient encore le flanc à la critique dans le chapitre de la sensibilité, entre autres cette théorie des passions, renversement des travaux de Bossuet et de Jouffroy, confusion successive du sentiment et de la passion, de la passion et de l'inclination ; mais je ne puis qu'indiquer en passant ces regrettables équivoques, roulant toutes sur des mots pour la plupart du temps.

Dans le chapitre sur la volonté, M. Bouat s'est borné à reproduire, en les abrégeant d'une manière très heureuse, les opinions les mieux fondées et les plus respectables. Il considère toujours, cela va sans dire, le pouvoir de la liberté comme infini ; il ne songe pas à le limiter à la poursuite du bien ; cependant nous y sommes condamnés par ce volontarium simpliciter, ce désir de l'excellence dont je parlais tantôt. Toute l'action du libre arbitre se réduit absolument à choisir entre les routes qui s'ouvrent pour satisfaire cet inévitable penchant.

La deuxième partie du livre : logique, esthétique, morale et métaphysique, répond beaucoup mieux que la psychologie aux intentions de l'auteur. J'ai vu avec plaisir en morale de sages restrictions apportées au stoïcisme de Kant ; en métaphysique les problèmes fondamentaux de Dieu, de l'âme et du monde sont développées avec grand soin et d'une façon très complète.

Une simple chicane. Citons M. Janet, page 137, M. Bouat incline avec lui à voir dans l'espace et le temps, d'après la psychologie kantienne, des modes de la sensibilité, et voici que plus loin, page 626, à propos de l'existence du monde extérieur, il s'écrie avec Émile Saisset : « Comment comprendre que le moi, parfaitement un, renferme en soi l'espace, l'espace multiple et divisible ? » J'aimerais à savoir l'opinion de M. Bouat entre ces deux contraires. Mais l'objection d'Émile Saisset m'a semblé presque un non-sens. Kant ne veut pas dire que le moi soit étendu, ni qu'il porte matériellement en lui une substance étendue, mais que son mode d'intuition du monde extérieur (par exemple la successivité des sensations visuelles au lieu de leur simultanéité) engendre chez lui l'illusion de la substance étendue.

La théodicée de M. Bouat n'est ni meilleure ni pire que toutes les autres. Personne encore qui ait classé les preuves de l'existence de Dieu dans l'ordre historique de leur acquisition intellectuelle. Il les présente toutes dans le pêle-mêle des vieilles divisions, physiques, morales et métaphysiques. Il admet l'argument ontologique de saint Anselme, et il essaie de répondre à l'aide de Descartes et de Fénelon aux critiques de Kant. Cent pages plus bas, il semble avouer que c'est peine perdue, puisqu'il appelle au secours de cette preuve celle qu'on nomme vulgairement la première de Descartes : j'ai cette idée, donc quelqu'un l'a mise en moi ; ce quelqu'un ne peut être que Dieu. Il n'a pas l'air de s'objecter : et si je ne l'avais pas, cette idée de l'infini ? si je m'en étais fabriqué l'apparence, l'idée de l'indéfini, au moyen d'une subite induction ? C'est dire que M. Bouat ne parle nullement de la triple négation opposée par saint Thomas, dès les premières pages de la Somme 4 à toutes les rêveries de l'ontologisme.

Le cours est suivi d'une histoire de la philosophie, l'une des meilleures, en vérité, que nous ayons vue jusqu'à ce jour. Trois études excellentes en dominent l'ensemble, la première sur Aristote, où le Dieu du Stagyrite est enfin reconnu pour la cause finale et non la cause efficiente du monde. Dieu n'est plus que l'organisateur par attraction 5 de tous les êtres, on comprend, grâce à ce détail retrouvé, que Dieu éternellement seul reste étranger à ceux qu'il vivifie et qu'il ignore absolument tout ce qui passe hors de lui.

Un peu rapide sur l’École d'Alexandrie (Plotin est à peine nommé), M. Bouat salue en Copernic, Kepler et Galilée les vrais philosophes du XVIe siècle et arrive enfin au Discours de la méthode, qu'il analyse en l'éclairant des autres écrits de Descartes. Les travaux de M. Fouillée y sont fréquemment mis à contribution. Ce philosophe voudrait rajeunir la psychologie cartésienne en lui attribuant l'initiative des théories mises à l'ordre du siècle par Maine de Biran ; par malheur cette intention trop visible donne à la masse du chapitre un faux air de système, ce qui est toujours à regretter.

En revanche, la troisième étude sur Kant ne laisse pas la moindre place à la critique. La clarté avec laquelle M. Bouat nous expose la résolution de la troisième antinomie est bien, avec sa notice sur Hegel, ce que j'ai lu de plus clair sur la philosophie allemande. Que de fois, à son exclamation favorite, lorsqu'il se heurte à quelque obscurité germanique, à son ironique Fiat lux, que de fois ai-je répondu de grand cœur : Et lux facta est !

Une large et bonne part est faite aux penseurs du XIXe siècle. Je n'aurais voulu qu'un peu plus d'indulgence pour Schopenhauer, dont M. Bouat a senti toute la valeur philosophique, puisqu'il lui a consacré quatre pages entières. Pourquoi nommer en ce cas élucubration d'un cerveau en délire un système qui vaut le spinozisme pour la logique et qui le dépasse infiniment au point de vue de l'expérience. Parti du kantisme sans en admettre les honorables contradictions, Schopenhauer ne pouvait s'élever au transcendant. S'il tomba dans le pessimisme, ce fut par l'exactitude d'une psychologie qui ne laisse pas subsister les lacunes chères au sensationisme anglais. Après Maine de Biran, mieux que lui peut-être, il restitue à l'activité cette prépondérance de rôle longtemps usurpée dans l'être par l'intelligence. Il a vu que dans l'unité du tout humain, chacune de ses parties n'existe qu'en puissance, in potentia tantum, disait saint Thomas, et tend par conséquent à se réaliser dans l'acte. Mais la critique de Kant rend cet acte impossible ; la synthèse d'Aristote est décapitée ; l'être aura beau s'élever et se perfectionner, éternellement séparé de son idéal par une distance infinie, jamais il n'atteindra le seul objet qui puisse l'assouvir. Plus il grandira, plus il comprendra la vanité de ses efforts, et plus il devra souffrir. Dès lors, n'est-il pas logique de faire machine en arrière, et de prêcher au genre humain la coquille de l'huître, où du moins il n'aura de son mal que le minimum possible de conscience et partant de douleur ? Un tel enchaînement méritait, ce me semble, le même respect que l'idéalisme de Berkeley ou le panthéisme de Spinoza.

En résumé, le Manuel de M. Bouat ne pourra manquer d'être utile aux étudiants en philosophie. Irréprochable pour son esprit et d'une clarté remarquable, il rachète par les dernières parties, qui sont excellentes, les quelques faiblesses du commencement, d'ailleurs si faciles à retoucher dans une prochaine édition.

Charles Maurras
  1. Summa theologica, I, q. LXXIV, a. 3. --- Idem, I, q. LXXXIV, a. 3. [Retour]

  2. J'en excepte volontiers M. Joly. [Retour]

  3. On peut considérer cette science comme à peu près fondée depuis l'apparition du manuel de M. Rabier, auquel je me propose de consacrer une prochaine étude. [Retour]

  4. Summa theologica, I, q. II, a. 1. [Retour]

  5. M. Vacherot, Le Nouveau Spiritualisme. [Retour]

Texte paru dans les Annales de philosophie chrétienne de février 1886.

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