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Le Chemin de Paradis
Eucher de l'île

Cher à la divinité, je ne suis plus soumis à l'empire de la mort.
Épigramme grecque d'Aix-en-Provence.

Letifera experiens gaudia….
Ausone 1.

À PAUL ARÈNE.

Aquarelle 3 de Gernez pour l'édition de luxe du Chemin de Paradis en 1927

I

Comme c'était le soir, le vieil Eucher, ayant terminé son repas, saisit deux rames appuyées contre le mur de sa maison et il les porta dans sa barque. Il se munit aussi d'un gril d'airain dont les barreaux courbés profondément formaient une espèce de panier ou un vase ajouré ; cet engin qu'il planta à l'avant du bateau reçut plusieurs fagots de baguettes de pin et de ceps enduits de résine. Quatre corbeilles plates et un long trident à neuf pointes achevèrent son armement.

Alors Eucher fit ce qu'il faisait à cette heure du jour et à ce moment de l'année depuis qu'il était homme. Il souhaita une nuit heureuse à sa vieille femme Apollonie, en lui conseillant de filer avec ses brus jusqu'au retour des trois garçons qui lui apporteraient tout à l'heure leur pêche. Il appela le dernier-né de ses petits-fils, Marc, qui s'assit auprès de lui sur la planche du gouvernail, et, ayant démarré la barque et assuré les rames, Eucher s'éloigna sur l'Étang 2.

Il laissait à sa droite le fossé Marien qui conduit à la Grande Mer, à sa gauche Brescon, l'île exiguë où tournoyaient par-dessus sa cabane les bras pendants des vignes et les têtes des pins. Devant lui s'étendait la mer intérieure dont on marque la place entre le dernier bras du Rhône et le port marseillais. Tous les flots lui riaient, teints d'azur pâle et de safran ; mais il inclina au midi vers la portion des eaux qu'on appelait Marthiques, à cause de Marthe syrienne qui y donna des prophéties.

C'était un lieu désert ou abandonné aux pêcheurs. On n'y voyait rien de pareil aux belles villes blanches qui brillaient aux rivages du nord et de l'orient et peuplaient ce côté des eaux de voiles toujours étendues. Comme il ramait le dos tourné à la proue, Eucher pouvait apercevoir les murs de Marthamèle ou, selon d'autres, Mastramèle, la plus prospère du pays ; il faisait face à cette bienheureuse cité, assise au point où le Cœnus dégorge son bourbier dans les eaux vives de l'Étang. Il s'y était rendu mille fois et hochait la tête au souvenir de cette foule de gens qu'il avait vus là-bas, vivant unis quelles que fussent leurs naissances : Grecs, Galates, Romains, Asiatiques même, tous riches et subtils, qui se rassemblaient chaque jour aux jeux du cirque et de la scène ou, pour discourir plus à l'aise, à la porte des bains publics.

Mais Eucher n'en regrettait rien. Ces beautés, ces délices l'incommodaient plutôt. Combien de fois il lui avait fallu élever ses mains dures, secouer son visage noir pour faire réponse aux rhéteurs debout sur les pierres du port, quand ils l'interrogeaient de la façon dont il conformait ses désirs aux rudes travaux de sa vie ! Ces personnages l'ennuyaient de leur éloquence maligne à laquelle il entendait peu. Plus ils parlaient, plus il se sentait emmêlé et impénétrable. Leurs beaux habits n'y faisaient rien. Les eût-il enviés, lui qui ne voyait pas comment il eût su les porter ? Et les mets recherchés ! Ces épices avaient un goût qui le fuyait comme une fumée trop légère. Pour les peintures, les colonnes et les instruments de musique, un rire d'embarras où pointait le mépris traduisait bien son sentiment. Vêtu de haillons misérables et ne se nourrissant que du rebut de son poisson, il n'imaginait pas d'autre douceur que celle d'être encore exempt de la mort. À la vérité, la pensée de retarder cette descente chez les Ombres l'emplissait d'un contentement qui lui chauffait le cœur à la manière du vin doux.

Oublieux donc de considérer Mastramèle, ses yeux se reposaient d'eux-mêmes sur Brescon où les siens à cette heure devaient être rejoints, une mince fumée palpitant au milieu des arbres. La trace du soleil s'était éteinte tout à fait, et, dans le frais silence, Marc achevait à demi-voix un chant de pêcheur où étaient invoqués tous les habitants de la mer.

« Bien ! fit Eucher, se redressant en songeant aux noires Déesses. Voilà un jour de plus ! Elles l'ont laissé s'accomplir. »

Il se trouvait à quelques brasses d'un écueil nommé les Trois Frères parce qu'il est formé de trois roches dont les extrêmes montent de nombreuses coudées au-dessus de l'Étang, mais celle du milieu semble ne faire que de percer la nappe des eaux ; et toutes renversées et penchées comme des voilures. Là, sous les flots, s'étendent de longs ravins de sable avec des bancs de grès, bordés d'abîmes poissonneux. Eucher fit le signe ordinaire et Marc bondit auprès de lui, saisit les rames qu'il arracha de leur place et planta non loin de l'arrière, de sorte que la barque voguât à reculons, l'avant servant de poupe et la poupe fendant de sa pointe l'eau aplanie, car, la nuit ayant achevé de se fermer, c'était l'heure marquée pour la pêche aux flambeaux avant le lever de la lune.

Marc ramait en cadence. La barque volait doucement. Le vieux pêcheur vaquait aux soins journaliers. D'un geste lent, patient et pour ainsi dire endormi où paraissait la trace d'habitudes invétérées, il frotta deux cailloux, en arracha des étincelles, qu'il approcha du gril placé à gauche de la proue. Aussitôt la flamme jaillit des fagots embrasés, attisée par la brise qu'éveillait leur marche rapide. La colonne de fumée odorante s'inclinait auprès d'eux ; des gouttes de poix enflammée coulaient en pétillant et le fond des eaux s'éclairait. Mais, le trident au poing, Eucher parcourut du regard l'espace illuminé, y guettant le troupeau des mulets et des loups de mer, dont le passage s'annonçait à son oreille par quelque confus clapotis. Ils couraient se baigner dans le cercle de feu qui venait rougir leur étang, et cet astre nouveau les livrait au trident qu'Eucher dardait au loin, au moyen d'une longue corde, roulée à la hampe de son outil. Les nombreuses captures qu'il faisait de la sorte semaient l'épouvante dans chaque troupe, qui disparaissait dans la nuit ; mais le bateau, toujours glissant et rôdant sur une eau sereine 3, surprenait d'autres bandes qui tombaient dans le même sort. Le pêcheur, malgré l'âge, avait l'œil sûr et la main prompte. Il gémit quand, Diane étant sortie de l'horizon au midi de la haute montagne Dalubre 4 où prend sa source le Cœnus, il dut arrêter le labeur, son ombre dessinée vivement sur les flots que cet astre teignait d'argent ayant donné l'alarme à toutes les proies de la mer.

Du moins, cette pleine lumière lui permit de voir son butin. Les quatre corbeilles versaient, et il avait été réduit à entasser le reste de la prise au fond du bateau, où les pieds nus de Marc, qui ne s'arrêtait de ramer, glissaient sur des monceaux de mulets bleuâtres et des loups écaillés d'argent, dont les ouïes portaient une même entaille écarlate.

L'homme et l'enfant se réjouirent tous les deux ; mais, en se relevant, Eucher perçut au loin sur l'étang pâle une douzaine de petits foyers rougeâtres qui mouraient ainsi que le sien. Là-dessus il songea que cette nuit avait dû être heureuse pour les autres pêcheurs ; ces concurrents l'allaient forcer à vendre son poisson pour bien moins de deniers aux vendeuses de Mastramèle. Cette idée suffit à ruiner sa volupté naissante et il ne tarda point à reprendre son état le plus ordinaire, qui était l'entre-deux des peines et du plaisir, ou l'absence de sentiment.

Peu de brise flottait dans l'air ; le pêcheur se disposait donc à faire force de rames vers le marché quand un dernier reflet du brasier qui allait s'éteindre descendit plus avant dans l'obscurité de la mer. Eucher, qui poursuivait au même instant un bout de câble, se trouvait penché sur le bord ; et sans doute que le vieil homme vit alors une chose à laquelle l'expérience ne l'avait jamais préparé, car, la lumière éteinte, il passa plusieurs fois ses poings rudes sur ses paupières comme s'il eût douté du rapport de ses yeux. Il eût crié, mais il se tint, à cause de son petit-fils dont les questions l'auraient troublé. Il crut d'ailleurs à un fantôme. Néanmoins, il roulait le double avis de sa mémoire qui, lui redisant la merveille, l'assurait qu'il n'avait rien aperçu au monde qu'il y pût comparer.

II

Le jour suivant, Eucher fit une provision plus ample de bois résineux auquel il ajouta des torches. Apollonie eut la surprise de lui voir emporter en même temps une ancre avec tous les crochets et tous les harpons du logis, en plus du grand filet réservé aux pêches de thons. Mais les thons se capturent au milieu de l'été et l'hiver déclinait à peine.

Les interrogations de la femme furent en vain. Eucher partit avec sa charge sans avoir dit un mot. Marc, qui l'accompagnait, considérait avec de grands yeux tout cet appareil. Mais l'enfant renonça à rien comprendre quand Eucher, appuyant un peu sur la gauche, se dirigea non point, comme d'ordinaire, au midi, du côté des Trois Frères où la brise poussait, mais vers un pieu planté près du rivage occidental où stationnaient diverses barques désarmées en cette saison. Ils y arrivèrent bientôt. Eucher défit l'amarre de l'une de ces barques et, l'ayant liée à l'arrière de la sienne, pointa vers le lieu de pêche. Mais là encore il se livra à mille nouveautés. Il détacha les deux bateaux et, gardant le premier, laissa l'autre à demi tiré sur le sable, entre deux dents de roches qui le protégeaient de la mer.

Il se mit à pêcher, Marc à ramer, selon l'usage de leurs pères, le brasier flambant à la proue au lieu que la poupe tournée leur ouvrait le chemin. Pas une fois l'aïeul ne manqua les victimes que son œil choisissait. Elles sortaient de l'eau avec des soubresauts, et des palpitations qui les pliaient en demi-lune autour de la lance de fer. Quelquefois Marc, de son pied nu, dégageait le trident, et l'écaille vibrante bondissait ou roulait au fond du bateau.

La fortune les favorisa autant que la veille. Quand la lune eut paru, Eucher renvoya Marc sur la seconde embarcation qu'ils avaient remise à la mer, en lui donnant le soin de porter le fruit de pêche 5 jusqu'au marché. Resté seul, le pêcheur se retint immobile, attendant le moment où Marc avec sa barque ne firent plus qu'un point obscur sur l'étang lunaire et il gagna alors la plus élevée des trois roches afin de se convaincre mieux que personne ne l'épiait. L'espace était désert, à la réserve de trois ou quatre petits bateaux cinglant vers Mastramèle à la faveur du vent léger ; et tous se trouvaient presque aussi éloignés que l'était Marc lui-même. Cette précaution prise, Eucher redescendit, saisit les rames et se mit à chercher l'emplacement de la merveille dont il n'avait cessé d'occuper sa pensée ; il l'avait bien marqué d'un croisement habile de ces traits de repère que tirent les hommes de mer. L'ayant reconnu sans tarder 6, il y vogua et jeta l'ancre tout en avivant le foyer de quelques sarments. Il fixa ensuite des torches en une position oblique du côté de la proue le plus opposé à la lune et lui-même enfin s'inclina sur cette profondeur pénétrée de tant de lumières.

Mais là, le vieux pêcheur eut beau frotter ses yeux de ses poings imprégnés de sel ; le prestige éclatant manifesté la veille ne se dissipait point ni ne s'expliquait davantage. Il se convainquit aisément qu'il n'avait point affaire à une ombre ni à quelque mensonge des eaux. La sonde de plomb qui lui dessinait un jeune homme mol et gracieux comme une femme, et vêtu d'habits princiers, était solide, résistante et d'entière réalité 7.

Eucher n'eut garde de s'oublier à la contempler. À grands renforts de câbles, de crochets et du large filet à thons, ce corps mystérieux sortit lentement de la mer, et ses traits à l'air libre se peignaient d'un charme nouveau. Le violet pur des lèvres, le front pâle et uni, les yeux, où s'étendait une rêverie glaciale, éblouirent Eucher. Joyeux de n'avoir rien endommagé de ces richesses, il les couvait d'un œil ivre à la fois et affamé ; et, comme il éprouvait le besoin de répandre son trouble, il s'affligeait à haute voix qu'un naufragé si beau fût privé de la sépulture.

L'ayant déposé à la poupe, après qu'il l'eut enveloppé du filet en guise d'un linceul, il s'agenouilla au-devant et, comme à un ami, lui saisit les deux mains qui étaient toutes blanches, petites et souples encore.

« Ô naufragé ! fit-il, quitte ce regard méfiant. Je ne suis qu'un pêcheur, mais je veux que tu aies un gîte sur la terre afin de n'errer point dessous un espace de mille années. Je te brûlerai sur un bûcher de résine et ensuite ma voix appellera trois fois tes mânes. Que te faut-il de plus, cher étranger ? Le tombeau ? tu l'auras. Un fils que j'ai grave les pierres. Il mettra sur la tienne du myrte fleuri, un écueil avec deux colombes et le nom de ce lieu où je t'ai trouvé. »

C'est ainsi que le charme d'un jeune corps privé de vie déliait la parole de cet ignorant marinier et, le rendant ingénieux, lui soufflait des discours. Mais, las enfin, Eucher tomba dans le sommeil, le front posé sur l'extrémité du filet qui gardait le cadavre. On aurait pris ce front jaunâtre et dépouillé pour une des pierres polies dont les pêcheurs se servent afin de caler leurs engins quand ils les sèchent au soleil ; toutefois, en dormant, Eucher dut déplacer sa tête pesante, en quelque mouvement, car, lorsqu'il s'éveilla, le filet était vide, la planche de la barque nue, et le beau corps avait glissé sous l'eau amère.

Mais Eucher fut d'abord, en quelque manière, étourdi du plein jour qui naissait ; les obliques rayons, commençant 8 de heurter la croupe ronde de l'Étang, y coulaient ou, rompus, éclaboussaient de mille parts. Cependant son vague regard s'emplit de larmes quand il fallut chercher où avait pu tomber le mystérieux naufragé. À droite, à gauche de la barque, le pêcheur s'inclina sans apercevoir autre chose que les reflets de son front redevenu sombre.

Il put se résoudre 9 à regagner l'île. Marc le guettait sur le rivage, agitant dans ses mains le gain de leur pêche nocturne. C'étaient quatre pièces d'argent qu'il avait refusé de remettre à tout autre qu'à son grand-père ; et, bien que ce profit passât de beaucoup la coutume, le vieil Eucher n'y prit point garde, mais il débarqua le cœur gros.

Et depuis ce jour il souffrit de deux genres de peines. Les eaux faites avares ne donnèrent plus de butin, comme si le trésor qu'il y avait trouvé les eût acquittées à jamais envers lui. Et, seconde douleur, soit que ses mains rendues inhabiles par l'émotion eussent aussi laissé la vigueur d'arracher un tel poids de l'abîme, soit qu'il y eût quelque autre motif plus secret, il ne put réussir à tirer des eaux cet éphèbe qu'elles lui avaient découvert. Mais il ne cessait de se remettre au travail toutes les fois qu'il lui était possible de renvoyer l'enfant à la ville et qu'il restait seul sur l'Étang. L'unique résultat était de briser tous ses câbles et d'agiter en vain le paisible corps endormi.

Il se lamentait donc à le considérer de très haut, ainsi qu'au travers d'un vitrage épais et mobile. Il le chérissait comme un frère, l'adorait, l'appelait son dieu, lui jetait des regards ardents. Mille prestiges s'unissaient pour l'abuser encore et orner cet objet d'amour, l'éclat des torches allumées, l'émotion de la mer, la teinte diverse du flot 10 ; tout lui venait ainsi fleurir et colorer ce spectacle trop véritable.

Un jour, l'Étang se souleva. Mais les hautes vagues ne purent arrêter le zèle d'Eucher et il les implora successivement au passage, avec des noms de nymphes et de filles de l'Océan, priant les unes de s'enfuir et les autres de se suspendre, pour que, le fond des eaux étant découvert, il pût approcher le visage 11 dont elles étaient les gardiennes. Mais aucune ne l'écouta. Il tendit les bras sans profit ; et il lui fallut regagner encore une fois sa maison.

Là, du matin au soir, tandis qu'il dormait sur son lit, les humides fantômes qui ne le laissaient point, lui renouvelaient son malheur. Il est vrai que les songes avaient plus de clémence que les nuits de vigile. Eucher y recevait parfois l'annonce du succès de ses travaux. Un mausolée de pierre était dressé sur le rivage, non loin du triple écueil ; on y lisait une inscription honorable, et les mariniers la venaient humecter de leurs libations d'eau de mer. C'est ainsi que les divinités du sommeil excitaient le pêcheur, et toute sa vie 12 prenait feu dans le souffle d'un seul désir.

« Encore, songeait-il, si du moins il eût pu nommer celui 13 qu'il était devenu incapable de ressaisir ! »

Mais son mal s'aggravait de ne savoir ni qui était ce naufragé ni quelle nef l'avait rejeté en habit de fête parmi ces fonds perdus dans un coin d'étang solitaire. Ce problème occupait, aussi bien que ses heures vides, les heures de la pêche, qu'il abrégeait d'ailleurs pour mieux se livrer à son rêve ; et c'est de là que vint 14 son grand changement d'existence.

Des suppositions incertaines qu'il tournait en lui-même, aucune ne lui permettant un long repos, il ne se lassait pas de songer à des explications nouvelles qu'il embrassait pour les rejeter violemment après une nuit d'examen. C'est pourquoi il allait à tout propos à Mastramèle et il s'y attardait soit aux jeux du théâtre, soit dans les entretiens qu'il nouait sur le port auprès des 15 plus sensés et des plus illustres ; avec mille prudences de peur de trahir son secret, il se plaisait à questionner de savants hommes sur le sens des mystères, la génération des trésors, le bonheur, la richesse et les merveilles qui prennent naissance sous les flots. Tout cela lui était inspiré de sa frénésie. Sa pensée travaillait obstinément sur les réponses, et le cercle de ses accoutumances se brisait.

« S'il est vrai, disait en le quittant chacun de ses conseillers de hasard, s'il est exact que notre honneur, notre dignité d'hommes se doivent mesurer à la noblesse et à la diversité de nos songes, ce misérable Eucher grandit près de nous chaque jour ! »

Ces nouvelles pensées, en leur orgueil et leur noblesse, ne faisaient que le rendre plus trouble et désolé parce que 16 toutes se rassemblaient en cercles ardents autour du beau front dont le frustraient les lames glauques.

Un matin, il rentra plus lentement à la maison. Il avait les joues creuses. Son premier mot, il le gémit. Il tomba sur un banc de pierre et aussitôt ses dents claquèrent, son visage devint livide. Déjà tout alarmés de ses étrangetés, Apollonie, ses brus et ses garçons le mirent au lit. Il y demeura immobile en proférant des mots singuliers que sans doute il avait appris à la ville, car ils étaient fort longs, de sens très obscur ; et leur 17 succession ressemblait aux strophes théâtrales des poètes et des histrions.

Il y était question de la félicité de la vie et de la quintessence d'une certaine Volupté. Les collègues d'Eucher vinrent à son chevet déplorer qu'un tel homme, qu'ils avaient connu endurant et incorruptible, se pût remplir l'esprit de chimères si creuses. Mais toutes sortes de figures 18, pendant qu'ils raisonnaient, agitaient son délire. Il parlait à ces visions et il était probable qu'elles lui répondaient, car il leur donnait la réplique. Il le faisait avec une abondance de gestes et de mots aussi contraire que possible à ses usages de marin, profession taciturne et avare de mouvement. Qu'importèrent 19 les mœurs antiques au furieux Eucher ainsi précipité de sa naturelle existence ? Il parla comme les rhéteurs, s'agita comme les maîtres de pantomime. Il joua dans son lit des poèmes imaginaires et revêtit 20 des personnages dont il n'avait pas connu les originaux. Il cria une fois : « Voici la vie inimitable ! » Une autre fois se prit pour César auguste et divin.

Deux pénibles jours s'écoulèrent. Le troisième vint rendre au vieillard un peu de vigueur. Son premier soin fut de courir au rivage et, quand le soleil fut tombé, de mettre la barque à la mer sans que personne osât y prendre place près de lui.

III

Or, rien ne lui parut changé dans le fond de l'Étang. Au premier rayon du brasier, il distingua les deux mains blanches allongées sur l'algue dorée et, bien que l'état de conservation qu'il leur prêtait fût tout imaginaire, ses sens et son esprit en furent frappés vivement. Il admira tant de constance au milieu des eaux incertaines et, tenant à montrer une égale fidélité, il se remit à l'œuvre pour laquelle il était venu.

Aquarelle 4 de Gernez pour l'édition de luxe du Chemin de Paradis en 1927

Mais il y parvint cette fois, l'ayant tentée avec plus d'art, un zèle neuf et une seconde jeunesse. Le beau défunt fut attiré sur les flancs de la barque et le pêcheur lui put couvrir les mains et le visage de baisers, de pleurs passionnés, l'appelant « forme douce » et « tête chérie » avant même de l'avoir mis en sûreté. Il ne prenait point garde que ces lambeaux de chair dissoute mollissaient à chaque contact et qu'il pressait entre ses mains un mélange confus qui allait tourner en liquide.

Le filet commençait à fléchir sous la charge mais, à revoir un tel ami, l'excès de joie fut cause qu'Eucher perdit le sentiment. La faiblesse le fit tomber à la renverse sur le banc, et le corps qu'il tenait embrassé le suivit dans la même chute en l'accablant de tout son poids. Or, poitrine contre poitrine et visage contre visage, les lèvres du noyé se trouvèrent posées sur l'oreille droite d'Eucher ; à ce toucher humide, voici que le vieillard, errant dans les espaces qui séparent une pâmoison de l'éveil, crut entendre de longs discours.

« Ô bon Eucher, lui était-il murmuré à l'oreille, il ne me tardait point beaucoup de te revoir ici. Néanmoins tu me plais d'y être revenu. Il me semble que les fièvres dont tu as échappé aient rendu ton esprit plus délié, même moins opaque ta chair. De plus, tu m'aimes, je le sais, toi qui rêves de m'ensevelir afin de m'épargner mille ans de route près du Styx. Mais il y a plus de mille ans que je couche sur ce rocher. Il y a mille fois mille ans 21. »

À ce ton, Eucher reconnut un frère aîné des hommes qu'il avait entendus tant de fois agiter des modes de l'être et de l'usage du bonheur sur les pierres grises du port ou devant le théâtre.

Esprits heureux, lèvres savantes, qui avaient fait jadis pitié à sa rusticité ! Contes mystérieux ! histoires religieuses si subtilement agencées ! Il savait enfin leur vrai prix, et il écoutait celui-ci, avec une piété attenante presque à l'amour, dérouler des aventures qu'il jugeait plus singulières, il est vrai, et plus émouvantes que toutes celles des comédiens les plus applaudis.

« Je ne suis pas un étranger, poursuivait la voix inconnue et charmante, n'y ayant de contrée dont je ne sois le citoyen. Mais imagine, si tu veux, pour simplifier nos rapports, que je suis né à Mastramèle comme tu naquis à Brescon. Ainsi que tu l'auras reconnu à mes vêtements, j'exerçai sur les hommes une domination. Je fus prince. Tous éprouvaient qu'ils étaient faits pour convenir à mon caprice et nulle de leurs filles ne pouvait se vanter que j'eusse fléchi sous le sien.

« Beau et vierge, je me riais du vain désir de celle pour qui tout amour palpitait. Une lyre d'écaille me tenait lieu d'amie et ses cent voix diverses retenaient mes secrets et me les expliquaient avec un accent fraternel. Pas une de ces voix qui ne vainquît en expression et en magnifique beauté tous les visages des vivantes qui voulurent rivaliser ; c'est dire si personne osa se comparer avec elles pour les chansons 22.

« Un soir pourtant, dans une fête, il s'éleva des sons que je n'avais point entendus. Aussi pure et sublime que tout ce dont ma lyre avait su m'enchanter, cette nouvelle voix versait de plus un souffle chaud, et mourant, et vibrant, qui me dévora 23 toute l'âme. En vérité, mon instrument fut réduit à se taire ; mais, peut-être de crainte que l'humiliation ne vînt à le briser, je le jetai moi-même à tous les hasards de la mer.

« Cela fait, je cherchai quelle créature donnait aux haleines du ciel cette impérieuse douceur et je vis une dame à peu près de mon âge, dont le seul aspect enchaînait aussitôt mes yeux et mes pas. Elle m'était une harmonie. Je crus voir accomplies, animées et sonores, toutes les pensées que j'aimais. Jamais ma liberté ne courut de risques si grands.

« Ne me demande pas comment elle était faite. Quels mots n'y seraient impuissants ! Je sus si peu trouver de nom à sa beauté et aux beautés diverses dont m'était formée cette grâce que je ne savais même plus si le vocable de beauté convenait bien à des charmes si délicats ; les plus suaves lignes de notre terre jointes à ses teintes parfaites 24 se pouvaient allier sans espoir d'égaler cette tige de voluptés… Ô Eucher ! je m'enfuis en sentant se rompre mon cœur.

« Mais j'ajoute que j'emportai avec moi une idée si brillante et si bienheureuse qu'elle tint lieu de tout, tant mes sens, mon esprit en étaient exaltés ! Le souvenir luisait en moi comme un soleil qui me divulguait l'univers. À sa clarté je vis les bourgeons du printemps où, jusque-là, j'avoue que je n'avais point regardé ; un voile se rompit et je vis se peindre les fleurs. Le torrent de ma vie coulait si généreux, avec une flamme si belle que les coupes des fleurs, leurs jardins, leurs forêts, abîmes de vie printanière, m'y semblaient nés de moi, éclos de ma propre vigueur.

« C'est alors, mon Eucher, que je vins à me mettre à mort. Car, ayant délié ma barque, je ramais sur l'Étang comme pour me grandir et pour m'exalter davantage sous la profondeur de la nuit 25 lorsque je distinguai que mon état allait encourir une déchéance, ma joie s'amoindrir d'un degré et je ne sais quel point douloureux s'y substituer ; vague et certain augure qui, sans rien enlever des présentes sérénités, me faisait concevoir nettement qu'elles périraient ! Tout à ma joie, j'en devinais la fin prochaine et, par un sentiment que connaissent bien tous les hommes, avant qu'eût seulement chancelé ma félicité, je la voyais déjà précipitée et périssante 26. C'est à quoi je ne pus tenter de résoudre mon cœur. Et, de ce centre de délices où je me tenais sûr de quelques minutes encore, plutôt que de subir une diminution, je gagnai l'eau mortelle en me traversant d'une épée.

« Je l'ai percé, ce cœur, tout fumant de béatitude ! Voilà, Eucher, ce qui me vaut un repos si doux sous la mer. Dans une auge d'albâtre où tu ne sais peut-être pas que mes membres sont allongés, sous le cristal de l'eau mouvante, exhalant de ma chair un esprit embaumé qui éloigne les monstres, je suis à l'abri des destins. Bon pêcheur, que te servirait de me transporter autre part ? Va, ne meus pas ce corps si pur, ne le conduis pas au rivage, ne le résous pas en fumée, ne me disperse pas au milieu de ces choses dont je pris tant de peine à ne retenir que la fleur ! »

Ici, le beau noyé, tel qu'Eucher le voyait en songe, suspendit son propos. Puis, il reprit avec une grâce persuasive :

« Toi qui me traitais d'étranger, tu te trompais, je te l'ai dit et je suis présent, en effet, au fond de tout cœur qui s'éveille. Néanmoins tu t'exprimais bien, en ce sens que je me suis mis à l'écart de toute la vie et de tout ce qui va, comme elle, en tourbillon. Cela, tu l'as bien vu, j'y suis tout à fait étranger. Que je le dédaignais ! Ma lyre, puis mon sang, j'ai rejeté toute matière en pâture à ma volupté. Seul, le Plaisir qui est en moi et duquel, ô Eucher, tu ne peux l'ignorer, je suis 27 la substance fidèle, cet objet, lui seul, ne meurt pas ! Il me conserve incorruptible dans le vil élément qui s'ébranle sans fin.

« L'homme qui meurt en lui se peut ainsi railler des métamorphoses du temps. Et, s'il est difficile de s'affranchir à point et avant que la vie ait, selon sa coutume, sali et fané ce plaisir, examine, ô Eucher, quel bonheur ce doit être de n'avoir point souffert qu'il perdît son premier éclat. Vois donc combien je dure en paix ! Contemple, dis-je, et, si tu ne quittes point ton projet de mouvoir mon éternité, épargne-toi de le tenter par cette considération que cela passe infiniment la mesure de ton pouvoir 28 ; mais songe plutôt à toi-même 29. »

IV

Eucher recueillait ce discours. Qui le lui glissait à l'oreille ? Il s'éveilla, il tressaillit sous le fardeau mouillé. Mais il se rassura parce que les étoiles brillaient toujours au ciel sans lune. Le rouge brasier pétillait. Avec ses objets familiers lui revinrent la joie d'avoir triomphé, cette nuit, et le son mesuré des mystérieuses paroles.

Il eût douté de la valeur réelle de sa prise ou de la vérité des discours dont il se grisait pour peu qu'il eût pris garde que celui qu'il serrait si étroitement sur son cœur, loin de paraître incorruptible, coulait comme une fange et commençait de se mouler exactement sur lui, non sans fleurer les plus horribles essences de mort. Mais, à son goût, cette beauté n'avait rien souffert 30. Il l'imaginait surhumaine. Aucune odeur, aucun toucher ne l'auraient détrompé. Il était seulement partagé entre le plaisir de mieux posséder ce trésor, depuis qu'il en savait l'histoire, et l'affligeant devoir de le reverser dans la mer.

« Ô fraîche beauté, disait-il, tu es venue ! tu es sortie de ton glauque lit de l'Étang ! Ce fut pour ma joie éternelle. Ne fallait-il pas qu'à son tour le pauvre Eucher connût cette perfection du Bonheur ? Si tu m'as résisté de longs jours, tu fis bien. Mon insistance ignorante tentait un objet éternel. Dors tranquille. Je t'aime trop pour t'aller troubler désormais. »

Et il ne manquait point d'achever chaque phrase en couvrant de baisers le visage pâle et verdi. Il y mêlait des larmes, au souvenir de sa promesse. Vivre à considérer cet emblème de toute joie, c'était l'image qu'il se peignait à cette heure de la pleine félicité. Il y renonça cependant. Ce qu'on voulait de lui et dont on l'avait supplié avec tant de force, il l'accomplit de point en point en jurant, il est vrai, que c'était le dernier acte d'oubli de soi que l'on obtiendrait de son cœur. Il ouvrit le filet et, s'étant soulevé et séparé avec effort de l'étrange butin qui adhérait, y collant presque, à tous les sillons de sa chair, il le répandit sous les eaux. L'odeur de pourriture demeura seule autour de lui. Mais il n'en connut rien, suspendu tout entier sur les profondeurs éclairées où s'était enfuie son étoile.

Il revint là toutes les nuits, brûlant ses fagots par centaines sans faire aucune pêche. Les siens blâmaient cette prodigalité à laquelle ils ne voyaient point de motif. Mais à ces feux dispendieux il lui était permis d'entrevoir sous l'abîme une jouissance accomplie.

Cette vue, chaque jour passé l'eût rendue un peu moins précise, n'était qu'Eucher voyait avec les yeux de sa pensée où la divine image ne se pouvait plus déformer, et il en rapportait un dégoût infini des choses qu'il avait pratiquées jusque-là, de la vie qu'il avait menée et de ce qu'il sentait en général de toute vie.

Travaux et souvenirs lui donnaient d'égales nausées. Le pain lui semblait corrompu, l'eau gâtée, lorsqu'il se forçait à boire ou à manger. Lambeau par lambeau, tout son être ancien dépérissait comme si un poison avide l'eût dissous. Et dans cette amère défaite il se levait aussi en lui je ne sais quelle ardeur de nouvelle vie inconnue. Ses membres languissaient, comme aux adolescents, de vagues bouffées printanières. Le murmure de Mastramèle 31, s'élevant quelquefois comme des bas-fonds de la mer, les flûtes, les chansons, les remous éloignés d'une poupe voluptueuse le suivaient et le possédaient. Sans qu'il voulût rien, son esprit lui feignait des réalités désirables.

Et songe plutôt à toi-même ! lui avait soufflé le beau mort. D'autres voix avaient chuchoté de tels conseils à ses oreilles, mais maintenant il en tenait le sens véritable et précis 32. L'idée, jadis vaine et confuse, était devenue tout son cœur. Il commençait à concevoir que les choses créées ne fussent point devant ses yeux pour n'en être que le témoin 33. Un soir, il convoita la pêche de ses fils pour la manger au lieu de la laisser vendre à la ville, mais ceux-ci, indignés d'une si coupable folie, le rouèrent de coups. Cela l'aigrit. Les injustices qu'il voyait achevèrent de l'agiter. Pour une affaire de faux poids, il fomenta la sédition des pêcheurs de Brescon contre les crieurs du marché de Mastramèle. Ces derniers n'eurent point de peine à le faire mettre au cachot. Il y resta plusieurs semaines en s'excitant à la vengeance, repassant les années qu'il avait dissipées au profit de tant d'éléments inconnus et tout ainsi que s'il fût né indifférent à ses destins.

« Eh quoi ! s'objectait-il en considérant sa poitrine et comme il y sentait frémir un cœur renouvelé, est-ce là le centre du monde ? »

Mais il se répondait que c'était tout au moins le milieu de sa vie.

Pourtant, ses fers tombés, il se trouva trop affaibli pour accomplir aucun de ces projets de publique rébellion. Ses idées même furent apaisées au grand air. Il se contenta de longer, lorsque le soir était venu, les rives de Brescon, cherchant la Voix incomparable dont les lèvres du mort lui avaient vanté la langueur. Il courut aussi sur l'Étang en quête de la Lyre 34 ; mais ces objets lui échappèrent également, les vagues ou le temps les ayant tous deux engloutis.

Ce dernier insuccès le repoussa dans la débauche. Un matin, à la ville, ses enfants le surprirent tout à fait ivre et en désordre contre une des bornes du quai. Deux jeunes femmes lui tiraient la barbe et les cheveux et lui faisaient boire du vin, n'ayant pu l'émouvoir avec leurs caresses.

« Ris, disaient-elles, ô vieillard, ris, de grâce, à notre plaisir. »

Mais il demeurait sans esprit.

On le ramena à Brescon dans une tristesse profonde. La malheureuse Apollonie se lamentait.

Au milieu de la nuit suivante, il se leva saisi d'un violent repentir, renversa Marc qui se tenait auprès de son lit, mais revint pourtant l'embrasser. Lui ayant imposé silence, il courut en hâte à la barque, prit les rames, gagna les Trois Frères où il enflamma le bûcher de vigne et de pin. Il n'eut point de peine à trouver la place qu'il cherchait et, distinguant au fond de l'eau quelques haillons déteints qui étaient tout ce que les crabes et la mer avaient respecté de son dieu mais qui le lui peignirent dans tout l'éclat de la beauté, il mit ses lèvres au ras de l'eau comme afin de la boire et il la couvrit de baisers.

« Éphèbe, perfection de la pleine félicité, te voilà, dit-il, éternel pour avoir dédaigné les vicissitudes qui s'enchaînent par notre vie 35 ; pour t'en être ainsi éloigné dès les premières joies, avant qu'elles fussent flétries, l'abîme entier conserve ta forme à jamais florissante.

« Goûte ce doux honneur en tes solitudes nacrées. Mais, si tu m'aimes, évite, toi que j'aime au delà de tout, évite seulement d'apparaître à aucun de mes fils ni de leurs enfants ; ou, je t'en prie, apparais-leur maintenant qu'ils sourient dans la force de l'âge ou au seuil de l'adolescence ; et encore, en ce cas, de grâce, ne te révèle point sans les avoir d'abord comblés de ce qu'inventèrent les hommes pour être au-dessus de la vie. Donne-leur les honneurs, la beauté, toutes les sciences, et les arts, auxquels tu feras bien d'ajouter d'immenses richesses. Qu'ils soient, comme toi, jeunes princes 36 ; j'ai vu que le Plaisir, qui déteste tout ce qui est retenu et gêné, n'habitera que chez les hommes de cet âge et de ce rang 37. Peut-être à ces places heureuses a-t-on meilleure chance de le suivre, du plus tôt qu'on l'a ressenti, jusqu'à cette mort qui lui tresse son unique couronnement.

« Que si tu répugnais à leur prodiguer tant de dons qui les rendraient pareils à toi, évite, alors, évite 38 de leur agiter l'âme avec les philtres de ta vie ; laisse-leur cette paix que leur père a perdue 39. Qu'ils soient comme j'aurais été si, à mon dernier jour, j'eusse ignoré cette beauté que tu fais briller avec toi.

« Trop fortuné, j'aurais fini de dissoudre mes os en sueurs, en larmes, en cendres, sans que rien me fît soupçonner qu'une volupté existât qui, unie à la mort, a le don de former des substances divines, belles et pures comme toi. Tu as semé en moi la sublime idée qui me tue. Je meurs, et tous ces flots vont me recevoir pour jouet, continuant chez eux le branle sans fruit de ma vie quand, par la même issue, tu méritas 40 une intégrité éternelle. »

Il fut impossible au vieil homme de poursuivre. Ses pleurs roulaient comme la pluie sur la face de l'eau. Il n'espérait plus dans la mort. Mais il était déterminé à changer l'aspect de son mal. Il donna quelques coups de rames de crainte que sa cendre errante et tourmentée ne profanât celui qu'il se représentait intact et serein sous la mer ; mais, cent brasses plus loin, il se laissa glisser 41, et la barque sans maître, bercée au gré de l'eau, revint lentement à Brescon.

Charles Maurras
  1. Ausone, épigramme 98 : Aspice quam blandae necis ambitione iruatur letifera experiens gaudia, pulcher Hylas. Oscula et infestos inter moriturus amores ancipites patitur Naidas Eumenidas. Soit : « Vois comme le beau jeune Hylas aspire aux voluptés d'une fin si douce, comme il en savoure les délices mortelles ! Il va périr au milieu des baisers, des amours qui le tuent, sans savoir s'il est victime des Naïades ou des Euménides (des Furies) ». Maurras citera le même passage en 1928 dans Corps glorieux, ou vertu de la perfection.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. L'île est le quartier de Martigues (Mastramèle) où naquit Maurras. L'ensemble du conte se déroule à Martigues, dans les lieux familiers que Maurras quitta juste après son baccalauréat, et que nous ne décrirons pas plus avant ici (voir à ce sujet la note 1 à notre édition des Secrets du Soleil) [Retour]

  3. Notre texte est celui amendé par Maurras en 1921. Le texte de 1895 : « sur l'onde calme ». [Retour]

  4. En 1895 : « montagne de Lubre ». [Retour]

  5. En 1895 : « le fruit de leur pêche ». [Retour]

  6. En 1895 : « Il le reconnut sans tarder. Il y vogua… » [Retour]

  7. En 1895 : « La sonde de plomb révéla que la forme blanchâtre qu'il découvrait au loin et qui lui dessinait un jeune homme mol et gracieux comme une femme… » [Retour]

  8. En 1895 : « les obliques rayons commençaient ». [Retour]

  9. En 1895 : « il se put résoudre ». [Retour]

  10. En 1895 : « des flots ». [Retour]

  11. En 1895 : « pour que, le fond des eaux découvert, il put approcher l'ineffable visage ». [Retour]

  12. En 1895 : « dont toute la vie ». [Retour]

  13. En 1895 : « s'il eût du moins pu dire le nom de celui ». [Retour]

  14. En 1895 : « que date ». [Retour]

  15. En 1895 : « avec les ». [Retour]

  16. En 1895 : « désolé, car ». [Retour]

  17. En 1895 : « mais leur ». [Retour]

  18. En 1895 : « de visions ». [Retour]

  19. En 1895 : « Mais qu'importaient ». [Retour]

  20. En 1895, les quatre verbes sont à l'imparfait : parlait, s'agitait, jouait, revêtait. [Retour]

  21. En 1895 : « Il y a plus de mille fois mille ans ». [Retour]

  22. En 1895 : « dans les chansons ». [Retour]

  23. En 1895 : « et vivant, qui me dévorait ». [Retour]

  24. En 1895 : « ses teintes les mieux choisies » [Retour]

  25. En 1895 : « et pour m'exciter davantage sous la profonde nuit ». [Retour]

  26. En 1895 : « succombante ». [Retour]

  27. En 1895 : « tu n'ignores pas que je suis ». [Retour]

  28. En 1895 : « tes pouvoirs ». [Retour]

  29. En 1895, ces mots ne sont pas en italiques. [Retour]

  30. En 1895 : « n'avait rien pu souffrir ». [Retour]

  31. En 1895 : « le murmure des fêtes de Mastramèle ». [Retour]

  32. En 1895 : « précis et véritable ». [Retour]

  33. En 1895 : « pour qu'il n'en fût que le témoin ». [Retour]

  34. En 1895 : « la Lyre rejetée ». [Retour]

  35. En 1895 : « les vicissitudes et l'enchaînement de la vie ». [Retour]

  36. En 1895 : « Qu'ils soient comme de jeunes princes ». [Retour]

  37. En 1895 : « de ce haut rang ». [Retour]

  38. En 1895 : « pareils à toi, évite tout au moins ». [Retour]

  39. En 1895 : « cette paix dont leur père est sorti trop tôt ». [Retour]

  40. En 1895 : « tu t'es voulu ». [Retour]

  41. En 1895 : « il se précipita ». [Retour]

Conte paru dans le recueil Le Chemin de Paradis en 1895, modifié dans l'édition de 1921.

Les illustrations sont reprises de l’édition de luxe du Chemin de Paradis en 1927, ornée d’aquarelles de Gernez.

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