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Une ville grecque et française

— Tyndarides,
Lumière continuelle sur la mer…

La Tailhède.

Cargèse, une ville grecque et française

— Ma patrie, ma patrie ? répétait, au Nouveau Phalère, mon hôte. Eh bien ! devinez-la…

L'aimable homme, correspondant politique, littéraire et scientifique de plusieurs grandes feuilles françaises, me montrait depuis quelques jours les aspects d'Athènes ancienne et nouvelle avec le zèle du patriotisme, de la piété et de l'amour. Il parlait le français plus purement encore que ses concitoyens ; il y mettait beaucoup moins d'accent que nos Marseillais. Je le soupçonnais d'appartenir à quelque famille de banquiers phocéens fixés dans le nord de la France, ou du moins d'avoir fait toutes ses études à Paris.

— Point du tout, me dit-il. Vous seriez quitte à trop bon compte. Je ne suis pas Français de la manière qu'il vous semble. Marseille n'est pas mon berceau ni celui des miens, et je n'y ai guère vécu. Je suis de race grecque. Je n'ai pas un globule de sang qui ne soit grec. Et, bien que personne ne soit plus Grec que moi, je dépends du consul de France.

— Mais, dis-je, les effets de la naturalisation varient beaucoup d'État à État.

Mon compagnon interrompit :

— Distinguez-moi bien d'un Métèque ; ni mes pères ni moi n'eûmes aucune formalité à remplir pour devenir Français. Nous sommes Français naturels, exactement comme vous l'êtes, sans avoir rien fait pour cela ; par la position du lieu de notre naissance, par le droit ou par le hasard de la nature, le sol où sont nés les vôtres, comme les miens, étant, de fortune, français.

La voix chaude et chantante, mais exempte de raucité, il agitait le balancier de son origine :

— Grec et Français, Français et Grec, comment cela m'est-il possible ?… Ah ! monsieur le félibre, ah ! monsieur le nationaliste ! ah ! monsieur le sociologue, vous voilà du fil à retordre…

Et l'œil au clair, l'index hoché rythmiquement depuis l'extrême droite jusqu'à la gauche extrême m'enfermaient dans le cercle de la question.

Je l'assurai que j'y perdrais mon latin et mon peu de grec, s'il ne me mettait sur la voie.

— Ma patrie, dit-il, se découvre au couchant de l'Attique, sur la route marine de la fabuleuse Hespérie. Elle appartient aux lointains royaumes de l'Occident, et le char du soleil y descend à peu près une heure plus tard qu'à Athènes.

— L'heure française, dis-je.

— L'heure française.

Il ricanait, tout enflé de son avantage.

— Observez, reprit-il, comme je suis honnête. Je vous ai épargné le tiers de la difficulté, ne m'étant prévalu devant vous que de deux patries. À vous dire vrai, j'en ai trois.

Fabuleux citoyen de trop de patries ignorées ! Sans doute que je fis trop sensiblement éclater mon admiration pour cette espèce de trigamie politique.

— Trois patries, mon hôte, et lesquelles ! Trois belles patries à la fois, telle est ma part, la légitime, sans compter tout ce qu'il me divertira d'usurper !

Et, dédaigneux jusqu'à l'imprudence :

— Vous me savez né de la France et de la Grèce ; apprenez encore que je suis encore de la giboyeuse Cyrnos.

J'étais trop fait à la manière ultra-grecque du promeneur pour ne point traduire instantanément Cyrnos par notre Corse. Mais ce nom prononcé livrait le sphinx à ma merci. J'approchai de mon hôte le bout de ma canne albanaise pour figurer le glaive court de l'enfant de Laïus :

— Ô sphinx, lui dis-je, me faut-il vous percer comme vos mystères ?

Et voyant qu'il gardait quelque doute sur la défaite, le coup de grâce fut asséné :

ΧΑΙΡΕ, enfant de la française, de l'hellène et corse Cargèse.

— Vous saviez le nom de Cargèse !

Il n'y a que l'Ô Mantovano du Purgatoire pour donner une idée de son cri. Le goguenard poseur d'énigmes s'était évanoui, il ne restait qu'un fils de Cargèse et ses démonstrations d'allégresse civique. Je crus qu'elles m'étoufferaient. Mais il m'accablait de demandes en me priant de lui pardonner ces transports.

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Tant de lieues le tenait séparé de sa ville, et depuis si longtemps ! Lui-même était si loin de supposer que j'eusse entendu parler d'elle ! Le commun des Français fait si volontiers ses délices de la crasse ignorance des plus illustres éléments de la géographie !

Les questions recommencèrent d'un ton plus sage.

— Avais-je donc vu sa patrie ? Étais-je passé à Cargèse avant de venir à Athènes ? Ou, quand notre vaisseau avait longé la belle Cyrnos, quelque compagnon de voyage m'avait-il indiqué une tache brillante au nord du golfe de Sagone en prononçant le nom que tous les Cargésiens ont gravé au fond de leur cœur ?

Il fallut avouer que je n'avais point visité ni de loin salué Cargèse. J'eusse même ignoré son nom charmant, faute de m'être arrêté en Corse ; seulement, bien heureusement, un de mes amis de Provence, qui avait tenu garnison à Ajaccio, ayant dit ce nom devant moi, l'avait entouré de détails que je n'avais pu oublier.

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Je répétais ce que je savais.

Le militaire dont je repassais les souvenirs avait vu Cargèse un jour d'élection. Ces jours sont terribles en Corse ; l'électeur y étant dépourvu de scepticisme, il traite la chose publique comme les affaires d'amour ou les querelles de famille qui lui brûlent le sang. Du reste, ses plus vifs intérêts sont en jeu, les plus personnels et les plus secrets. Il ne peut voter sans tumulte. À défaut du chant de la poudre, les cris de mort sont de rigueur. Le seul refuge de l'étranger est à la campagne. Mais mon ami roulait depuis des heures dans la campagne d'Ajaccio sans trouver nulle part un coin où mettre pied à terre. La voiture, attelée de robustes petits coureurs, dépassait l'extrême banlieue. Cette fois, des conflits aigus avaient envenimé les anciennes blessures, des passions nouvelles étaient dans l'air. Le moindre pâté de masures enfermait la guerre et ses cris. Tout coude des chemins promettait un combat singulier à défaut de quelque rencontre de clans. Mon ami, qu'une indisposition éloignait du service actif, regrettait cette turbulence sous la vigne et sous l'olivier.

— Hé, quoi, disait-il, ce beau ciel, cette généreuse nature refuseront la place des rêves d'un soir ?

Il prit le parti de se perdre tout à fait dans la solitude. Les chevaux excités le traînèrent par monts et par vaux, entre les plus doux paysages et les plus violentes populations, l'espace de cinquante kilomètres exactement. Au cinquante et unième, la scène changea tout d'un coup.

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De nouveaux visages parurent. On devait approcher d'un bourg considérable, s'il fallait en juger par le nombre et l'architecture des toits qui se montraient au-dessus de la côte, entre les sinueuses guirlandes de cactus rouges et violets ; mais l'apparence de cette petite ville charmait enfin par le calme et la discrétion. La paix rustique n'y était guère troublée que des bruissements naturels ou, en prêtant l'oreille, par l'humaine musique des conversations tenues à demi-voix par des citoyens policés. Plus de bande vociférante, ni de chants haineux. La voiture parvint sur une place oblongue et s'arrêta sur le flanc d'un bureau de poste. Des cultivateurs, assez proprement vêtus, se promenaient par groupes. Deux prêtres devisaient, ils ne disputaient point. Différents par le costume et le reste de leur aspect, l'un, à très grande barbe, portait une sorte de toque avec un ample habit qu'il drapait à l'orientale ; l'autre, en collet romain, conservait l'uniforme de nos clergés occidentaux.

Accoudés sur une muraille, des vieillards et des jeunes gens, ceux-ci pétulants sans furie, paraissaient débattre avec fermeté quelque point qu'ils avaient défini avec précision. Chez les uns et les autres perçait de la réserve, aiguisée même d'ironie. L'idée du bien commun, l'exacte connaissance du représentant à nommer, le souvenir des anciennes expériences et du prix qu'elles avaient coûté se peignaient tour à tour sur chaque visage. Au lieu de la rudesse et de la simplicité observées jusque-là par tout le pays, mille nuances transparentes annonçaient un fonds délicat.

Le voyageur se crut transporté sur le continent, dans un sage repli de la montagne provençale et, comme dans les tragédies, il demanda :

— Où suis-je ?

Quelqu'un lui répondit qu'il était à Cargèse, ville corse par l'emplacement, mais construite et peuplée par les arrière-petits-fils d'émigrants laconiens qui, venus de Colokythie deux siècles en deçà, étaient restés fidèles au génie de leur sang.

— Enclavés chez les Corses, devenus Français avec eux, nous n'avons aliéné qu'une petite part de l'héritage de nos ancêtres. Personne à Cargèse n'approuve un éclat de voix superflu ni le geste sans proportion. On s'applique à traiter de tout raisonnablement.

Ainsi parla le Cargésien à son visiteur provençal ; et mon ami, en contant ce séjour en Corse, me transmit les paroles qu'il avait recueillies et gardées, pour la forme antique de leur inflexion. Je les répétai mot pour mot à ce sphinx du Nouveau Phalère, dont j'étais l'hôte. Celui-ci ne déguisa point son plaisir, lorsque j'eus ajouté que mon ami passa à Cargèse une bonne nuit, animée de songes paisibles.

Il me récompensa par des renseignements sur les fondateurs de Cargèse et me donna le goût d'aller voir sa mère-patrie.

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L'un des étés suivants, passant par Ajaccio, je voulus satisfaire cette curiosité.

Il est des courses plus faciles. L'aller et le retour veulent quatorze heures de diligence. Je les affrontai et fis bien. Aux régals dont je me flattais, la route en ajouta que je n'avais guère attendus.

Tacheté de verte broussaille et de petits bois, fourré de lentisques, de myrtes et d'arbousiers, hérissé de roches à pic, le paysage corse est fougueux. Il a le mouvement et la vie d'une terre neuve, le pittoresque tourmenté de la manière romantique. Mais à mesure que nous nous rapprochions de Cargèse, il semblait s'adoucir. Sans perdre de vigueur féconde, il gagnait quelque chose de la grâce et de la majesté de nos vieux pays. Je crus voir naître sous mes yeux cet élément de grâce fine relevée d'un grand air historique.

L'œil prévenu a probablement le pouvoir d'altérer l'apparence d'une contrée et la structure même de ses plaines et de ses montagnes. Il voit ce qu'il souhaite ou ce qu'il redoute de voir. Sous le bénéfice de ces remarques je ne puis m'empêcher d'admirer les souvenirs que m'imposa tout d'un coup le chemin de Cargèse. Ils me semblent trop nets pour n'avoir été qu'illusion.

La route est pratiquée sur une dentelle de caps. Celui qui porte la tour ruineuse de Capigliola venait d'être doublé et, bien que je n'y eusse jamais mis le pied de mes jours, le paysage nouveau qui s'épanouit en ce lieu devint aussitôt familier. Il me parlait si bien que j'en pouvais nommer avec exactitude tous les cantons ; mais c'était, il est vrai, de noms bien inconnus de mes compagnons de banquettes, tous marins, boutiquiers et cultivateurs d'alentour. Chacun de ces lieux corses recevait un nom grec, pour sa parfaite identité ou du moins pour sa ressemblance inexprimable avec le coin d'Attique dont il ressuscitait la forme et la couleur.

Je croyais redescendre le segment de la Voie Sacrée qui commence où débouche le vallon du Mystique sur les eaux du golfe d'Athènes. Je ne sentais plus que dix stades entre la ville de Périclès et mes yeux. C'est Athènes que je quittais, non Ajaccio. Les hauteurs septentrionales, que le cocher barbare s'obstinait à nommer Lozzi, me repeignaient l'Acrocorinthe et, plus bas, de blanches maisons sur une plage figuraient, point par point, Mégare et Lefsina, qui est l'Éleusis d'autrefois. Oui, je regagnais Éleusis ! Une fièvre pieuse recommençait de battre à mes poignets et à mes tempes. Et, comme alors, la masse abrupte, nue et sévère du Parnès fermait l'horizon au levant. Si, dans la mer occidentale, mes yeux cherchaient en vain de leur mouvement machinal un îlot ressemblant à la crête de Salamine, tous les autres détails de la route corse me faisaient négliger ce vide brillant de la mer. Comme près d'Éleusis, s'élevait le parfum, mêlé de violette et de sel, qui monte des marais salants. Même teinte rouge des terres. Même direction des chemins. La composition générale du pays était aussi la même. Seulement, çà et là, quelques eucalyptus essayaient de me dérouter.

Leurs troncs échevelés qui laissent reluire par place un aubier rose pâle devinrent bientôt plus pressés. Entre la colonnade, un petit fleuve se montra. Il s'appelle Liamone et, selon l'usage commun des fleuves corses, s'égoutte dans la mer plutôt qu'il ne s'y jette. Une longue nappe sans déversoir s'est donc formée de part et d'autre de l'embouchure. Quoique l'air parût immobile, la pente des eaux presque nulle, l'étang était tout sillonné de petites rides et leur frisson se continuait à la cime des bouquets de joncs émergeants. Une pareille vue reforma tous mes souvenirs un instant désunis par les eucalyptus, et elle leur donnait un nouvel accent. Suivant le grand chemin, entre le marais du Liamone que tourmente la fièvre, et les clairs et salubres flots, il m'était impossible de ne pas évoquer sur ma gauche la mer d'Athènes et, à droite surtout, les menues flaques frissonnantes déterminées par le Céphise Éleusinien. Comme le chemin de Cargèse, la Voie Sacrée se trouve prise, en avant d'Éleusis, entre les marais et la mer. Elle traverse le Céphise sur un petit pont de pierre analogue à celui qu'on a jeté sur le Liamone ; les antiques rhetoi bouillonnent à peu près de même manière que cette onde maigre et furieuse, mystérieusement crispée et rebroussée, comme d'une aile oblique qui courrait sans fin sous les eaux.

Au delà de Sagone, une longue fleur d'asphodèle, dressée sur un talus sauvage, mit le comble à mon illusion. Je vis plus tard que l'asphodèle est fort commune en Corse, autant que dans notre Provence. Mais, pour celle-ci, la première aperçue entre les buissons, je faillis crier de plaisir. Flétrie et durcie par l'été qui l'avait réduite à la grêle forme d'un candélabre à demi privé de ses branches, sa vue ne laissa point d'évoquer avec une vivacité extrême les beaux soirs de printemps où, du flanc de l'Hymette, je regardais le souple et élyséen arbrisseau, seul vêtement de la colline, plier avec langueur au jeu d'une brise amollie.

Le conducteur, montrant du fouet un confus amas de rocailles brisées au penchant d'un coteau, jeta une indication :

— Paomia.

Je saluai des ruines de la sœur aînée de Cargèse, le premier des abris que se fussent donnés en Corse les Grecs émigrants.

En 1676, lorsque les sept cents fugitifs de Colokythie, formant cent dix familles, vinrent demander aux Génois un territoire à cultiver, le Sénat de la République leur adjugea la campagne de Paomie. Ils y bâtirent un gros bourg qui prospéra, mais périt brusquement.

Les colons se tenaient pour les obligés du Sénat. Lorsque, au siècle suivant, Paoli souleva la Corse, ils se rangèrent du parti continental. Et, du droit de la guerre, le parti de l'indépendance les traita en Génois. Les paolistes assiégèrent, prirent, brûlèrent Paomie, dont les malheureux habitants, refoulés sous Ajaccio, se retrouvèrent sans foyer. On les établit comme on put dans les faubourgs de la grande ville ; une chapelle, dite aujourd'hui chapelle des Grecs, et que l'on voit sur la route des Sanguinaires, leur permit de garder la liturgie de leur tradition.

Beaucoup plus tard (ce fut dix ans après la vente de la Corse à la France), M. de Marbeuf, qui tenait l'île pour le roi, céda aux anciens habitants de Paomie le territoire de Cargèse. Là se fit leur nouvel État.

Ou j'ai le sens bien faux, ou ces deux consonances de Cargèse et de Paomie sont tout à fait grecques. Quand je les entendis pour la première fois, je me demandai si les exilés laconiens n'avaient pas, en mémoire de leur patrie antique, renouvelé la nomenclature des lieux ; ainsi Troie revécut avec un petit Xante et un Simoïs mensonger, au fond de l'Épire sauvage. Rien de pareil ici. Une providence a tout fait. Cargèse était Cargèse, Paomie, Paomie, bien avant l'arrivée des nouveaux colons ; soit que les côtes de Cyrnos eussent été nommées par d'antiques navigateurs de quelque race hellène, soit aussi que Byzance eût porté son influence jusqu'à ces bords, soit enfin qu'un parfait aménagement, une convenance très pure de climats, de terrains et d'appellations aient naturellement convoqué et comme aspiré les hommes les mieux faits pour vivre et mourir en ce lieu.

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Au dernier des caps de la route, je me suis retourné devant le chemin parcouru. Le golfe de Sagone développait la suite de ses anses bleuâtres et de ses promontoires dorés. Le cirque baigné de lumière, où des hameaux, tels que le frais et riche Calcatoggio, brillent sur des massifs de cyprès et de châtaigniers, se trouve en outre illuminé d'une sorte de phare fixe : à la pointe d'une montagne, miroir luisant dans la flamme dure du ciel, la maison des Pozzo di Borgo commande la terre et la mer.

Elle disparait derrière un rocher, les autres spectacles s'évanouissent, et nous plongeons dans un clair vallon verdoyant. Là, le ciste, le myrte. l'asphodèle, le lentisque ne sont plus seuls, vingt essences fruitières sortent de cette herbe vivace. Notre route remonte entre les vergers et les vignes, d'où s'élèvent, de côté et d'autre, quelques chapelles de sépultures privées. Enfin les grands parterres de cactus pourpres et violets que m'avait décrits mon ami courent au rebord du plateau comme de larges nœuds de dragons enlacés. Et les toits de Cargèse surmontent les rouges cactus.

Depuis cette crête vermeille, les maisons de la ville descendent jusqu'au flot endormi d'une petite anse. Elles arrivent jusque-là par une suite de gradins demi-circulaires, taillés dans une roche exposée au midi. En un endroit, la mer ne confine point à la ville ; elle en est séparée par le cimetière, plantation exiguë de petites croix et de dalles, qui brille doucement, avec une expression de mélancolie lumineuse propre à ces pays de soleil, enseignant mieux que tout la légèreté de la vie. Un cimetière ainsi posé et découvert semble appeler, du pied des murailles vivantes, tout ce dont les cœurs mortels ne se soucient plus.

Dans le même bas-fond, près du cimetière, dégorge le ravin qui partage la ville du haut en-bas ; une fontaine, située très exactement à mi-côte, entretient une abondante végétation. De jeunes Cargésiennes étaient groupées en cet endroit comme j'arrivais. Je renvoyai l'étude du pays ou de la cité pour en mieux voir les habitantes.

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Les unes emplissaient des brocs, et les autres trempaient des toiles. Et d'autres s'en venaient de l'extrémité d'un sentier mollement infléchi, les pieds nus, la cruche d'argile en équilibre au-dessus du front. Je venais de trouver en Corse plusieurs occasions d'admirer ce dernier mouvement, le plus beau qui soit, car il met en valeur les qualités d'un jeune corps, non seulement dans sa forme, mais dans sa grâce. La poitrine se gonfle et se modèle comme un vase, elle s'ouvre comme une fleur. Le cou se pose, les reins se tendent nerveusement ; devenue plus grave et plus souple, mesurée avec une inappréciable sagesse, la marche est déroulée dans l'esprit comme une musique. La colonne vivante se déplace, glisse, se meut sans s'interrompre en saccades brusques ni souffrir d'aucune brisure. Elle épouse la forme nuancée de la terre, se compose avec tous les moindres reliefs et ressemble ainsi à la tige d'un bel arbrisseau délivré, se mouvant sur le sol sans l'abandonner d'une ligne. Une infinie multitude de demi-pauses rend les heurts insensibles, ou l'on n'a conscience que de leur succession, harmonie continue qui laisse sa courbe dans l'air. Quelles pentes prennent alors les vêtements les plus grossiers ! Je suis persuadé que les plis divins de l'Antique n'auraient jamais été possibles sans la coutume de poser l'amphore sur la tête et de cheminer les pieds nus.

Mais je cherche à saisir en quoi les Cargésiennes se distinguent, dans cet appareil, du reste des Corses. Et c'est peut-être à l'extrême délicatesse d'un mérite commun. Ailleurs, quoique fort beau, le type demeure un peu fruste. Ici, il se couronne de finesse et de dignité. Je conserve dans ma mémoire, comme des images précieuses, quelques bustes d'une fierté digne du marbre, et des profils d'épaules et de hanches infiniment purs.

Je ne dirai rien du visage, ni des filles de la fontaine, ni de celles que je rencontrai par la suite, toutes considérées avec tant de minutie et d'effronterie que j'en reste encore confus ; aucune ne montra le profil d'Héghéso ou le masque des Errhéphores. J'ai recherché en vain de telles beautés à Cargèse. En revanche, ces fronts rustiques m'ont semblé presque tous merveilleusement expressifs. Les émois de l'esprit s'y traduisent avec une grande richesse de nuances et de ton. Deux sentiments n'y paraissent point : la placidité, la stupeur. Toujours, partout coulait la vie de l'intelligence sensible ; un air annonciateur et divinateur, la flamme, ce combat d'ombre subite et de lumière, ces va-et-vient de la pâleur et de la rougeur, et, sur des traits parfois informes, un rayon de grâce touchante animé jusqu'à la passion. Les mêmes charmants caractères m'avaient étonné et séduit chez les dames d'Athènes. Quoique originaires de Morée et non de l'Attique, les filles de Cargèse se révélaient les Athéniennes de l'Occident, mais en cotte de bure, sous le hâle et dans les travaux.

Ces petites paysannes, aux yeux d'un bistre clair ou d'un gris inquiet, semblaient dignes de tout comprendre. Une beauté spirituelle ne saurait mieux se peindre que par la force des évidences qu'elle répand. On n'imagine pas qu'elle puisse mentir. Dès mes premiers pas dans Cargèse, je supposai que la culture, ajoutée à ce naturel, donnait des esprits féminins d'une distinction rare. Occupé de savoir s'il en était ainsi, je cherchai à m'en rendre compte. L'application ne fut pas longue. Il y a dans Cargèse une maison où tout converge, puisque, au reste, c'est de là que tout est sorti. Introduit presque par surprise sous ce toit où l'hospitalité reste princière, de jeunes esprits féminins justifièrent tout ce que j'avais dû présumer. La Grecque de Cyrnos a développé son type supérieur, et cette jeune fille au visage éloquent est douée d'une parole plus éloquente. Réfléchie avec enjouement, ingénieuse, prompte, elle ne craint pas le docte jeu de la sophistique et s'y montre vive et gracieuse…

L'entretien, roulant sur les choses de Grèce, venait de s'arrêter au plus grec, mais au plus subtil et au plus enchevêtré de tous les mystères, celui de la double procession du Paraclet ; véritable nuée qui, et son temps, brouillait le patriarche Photius avec le pape Nicolas, et Byzance avec Rome même. Comme j'osais prétendre que ces profondeurs étaient sombres, elles me furent illuminées aussitôt. Avec la lampe de Psyché et le verbe de Diotime, la jeune Cargésienne fut mon guide à travers cette abstruse théologie, ramenée à la transparence du cristal ; mieux que l'ingénieux professeur Bergeret quand il expliquait les poètes, cette dame allia la netteté française à la grecque subtilité.

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La population de Cargèse a cependant perdu l'homogénéité primitive. Beaucoup de Corses autochtones sont entrés dans le fond de la population. Ces Cargésiens nouveaux, dont les pères ne sont pas venus de Colokythie, composent à présent près de la moitié de la ville. On a bâti pour eux une église de notre rite, avec clocher quadrangulaire installé du côté de l'évangile et en arrière de l'autel. Cette église occupe une esplanade assez belle. Elle regarde le couchant.

Mais précisément au même niveau, de l'autre côté du ravin et de la fontaine, une égale esplanade porte l'église grecque, dont la petite cloche sonne sur le fronton. Le soleil qui se lève derrière l'église latine vient frapper la blanche façade de la grecque, qui reçoit tout son orient ; il fait le tour du ciel, dans son vaste hémicycle au-dessus de la mer et, descendu le soir au chevet de l'église grecque, ses extrêmes rayons allument le porche latin. Ainsi soir et matin, tour à tour enflammés d'une naturelle lumière, se saluent les visages des deux bâtiments religieux. Salut permis et canonique, puisque les paroisses ne se sont jamais distinguées que sur des points de rite, d'étiquette et de discipline.

Les Grecs de Cargèse sont uniates. Depuis plus de deux siècles, ils ont cessé d'appartenir à la communion orthodoxe et ne dépendent plus du Patriarche œcuménique, mais du Pontife Universel. Qu'ils aient laissé de très bon cœur le Phanar pour Saint Pierre, ce serait peut-être trop dire. Mais, formé d'hommes sages, le Sénat Vénitien avait imposé aux émigrants de 1676 la condition de reconnaître le primat du Saint-Siège afin d'épargner à leur patrie d'adoption les querelles de juridiction religieuse ; les pauvres gens, n'ayant pas le choix, acceptèrent le pis-aller pontifical. Ce point réglé, on leur donna une pente large et facile sur les autres détails du schisme. Il ne fut question, paraît-il, ni du Filioque, ni du dogme du Purgatoire. Rome leur choisit un pappa, et tout fut dit. Ils se romanisèrent sans difficulté apparente. Cependant on m'assure que l'antique esprit schismatique n'a jamais cessé de couver dans quelques familles, et plus d'un vieillard de Cargèse apprit de ses anciens, pour la transmettre à ses neveux, une grimace de dédain à l'égard du pape de Rome.

Quoique rattaché au diocèse d'Ajaccio, le pappa de Cargèse fait les fonctions d'évêque. Ses pouvoirs sont très amples. Il règle, à lui seul, les quatre carêmes. Il décide souverainement de tous les points de discipline qui intéressent son troupeau. Mon ami ne m'avait point menti ; c'est un homme magnifiquement habillé, de ces larges draperies à l'orientale dont quelques ordres religieux conservent seuls le souvenir au milieu de nous, la barbe épanouie, la chevelure à boucles longues et flottantes. Les prêtres de notre rite font une assez triste figure, avec leur joue rasée, la douillette étriquée, la chasuble façon tailleur. Ne les comparons pas au majestueux héritier du manteau et de la barbe philosophiques. Mais le pappa et le curé n'en font pas moins très bon ménage. Qu'une messe latine vienne à manquer, les dévotes du rite ne craignent plus d'aller prendre la grecque, ou même réciproquement.

L'église des Latins n'ayant rien de particulier à me montrer, je franchis le ravin et courus jusqu'à sa voisine. Elle n'a qu'une simple nef, tout à fait nue, le sanctuaire protégé, selon l'usage, par l'iconostase aux trois portes tendues de rideaux de laine. De loin, les peintures de la cloison mystique me surprirent par l'éclat, tout ensemble trop pâle et trop neuf, de leurs ors ; la mollesse du coloris, la correcte propreté de tout ce dessin annonçaient un byzantinisme suivi à contre-cœur. Tout s'expliqua lorsque j'appris que ces objets étaient de fabrique romaine, précieux dons de la Propagande.

Un large et confortable confessionnal, d'un bois très clair et bien sculpté, borde le seuil. Il est surmonté de l'inscription ΜΕΤΑΝΟΙΕΤΕ, c'est-à-dire, je pense : « Examinez-vous », ou « Repentez-vous ». En avançant, on trouve, à gauche, un autel dédié à saint Spiridon, personnage considérable en Orient. La liste des jeunes personnes de sa confrérie, rédigée en belles minuscules classiques, est suspendue à cet autel. Face à saint Spiridon, sur l'autel de la Vierge, paraît ce sujet de scandale, une statue ! Il n'y a pas de plus grave dérogation aux modes de l'Église grecque. Les arrière-petits-neveux de Phidias, s'ils n'ont jamais cessé d'admettre des images dessinées ou peintes, ont banni de leurs temples, comme idolâtre, toute idée de statue, qu'elle fût de bois ou de pierre. Ce vestige honteux d'une prescription sauvage nous explique suffisamment la méchante sculpture des Hellènes modernes ; avec des exemples divins, sous une lumière délicate, habile à modeler les plans des moindres reliefs, eux-mêmes intelligents, spirituels, adroits, ont dû laisser à des praticiens italiens jusqu'à l'art de pétrir les contrefaçons acceptables de Myrine et de Tanagra !

Cette Vierge, d'un type latin, n'a rien de commun avec l'austère Toute-Sainte, la grave et immobile présidente des incarnations éternelles. C'est ici Lourdes, la Salette, Saint-Sulpice. L'autel est donc fleuri abondamment de papier peint, garni de cierges et de lampes. Il a son auréole de petits ex-voto. Comme partout, une congrégation de jeunes filles prie et chante sous le vocable. Les noms des congréganistes pendent aussi au mur, mais la liste en est rédigée en lettres latines et semble rendre témoignage du caractère distinctif de cet autel. En la lisant, je remarquai le très grand nombre de noms patronymiques corses qui s'y trouvaient mêlés aux grecs.

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Supposant que des Corses avaient été hellénisés par des Cargésiennes, je voulus savoir s'il était survenu beaucoup d'unions mixtes.

— S'il y en a, me dit quelqu'un, ces unions ne fournissent pas l'explication que vous cherchez. Nous avons établi pour ces unions mixtes un système de contre-sens ; il est de règle que la femme suive le rite du mari. Vous devinez que, si elle change de rite, elle ne peut changer d'idiome ; la première langue qu'elle parlera aux enfants et qu'ils appelleront leur langue maternelle sera pour ceux du rite latin la langue grecque, pour ceux du rite grec le patois corse des Latins. Les enfants tenus pour grecs à l'état-civil recevront de mères latines une tradition de Latins, les enfants tenus pour Latins seront, en réalité, grâce à leurs mères, de petits Grecs !… Voilà notre régime des mariages mixtes. Ne serait-il pas plus sage que l'homme se pliât au rite de la femme ? C'est la mère qui est la véritable éducatrice. Avec le langage et avec le lait, elle verse fidèlement, dès le berceau, les chansons, les proverbes, les contes, les jeux, c'est-à-dire tout le premier patrimoine de chaque sang. Elle devrait transmettre également son rite, et l'usage contraire explique trop de quelle façon s'envolent nos biens.

Le traditionniste pencha la tête en homme affligé.

— Mais, objectai-je, ce système, tout absurde que nous le jugions, devrait garder intacts les noms de vos familles. Et voici un tableau qui atteste de grands mélanges. D'où viennent-ils ?

— Des deux causes, la première est assez ancienne. Nous avons subi l'influence de l'italien, dans le temps où nous habitions encore la Morée. Les Vénitiens furent les maîtres du Péloponèse avant les Turcs ; ils y régnèrent plus longtemps et peut-être plus despotiquement que les Turcs. Nous nous trouvâmes ensuite en contact perpétuel avec les Génois, puis les Corses. Ces suzerains, ces voisins devaient nécessairement déteindre sur nous. Les fautes d'orthographe ou de langue commises par leurs scribes qui transcrivaient nos registres officiels ont estropié bien des noms ou les ont chargés d'une désinence italienne. Quand ils abordèrent chez les Génois, nos aïeux suivaient un prince de leur pays, descendant de l'empereur Étienne Comnène, de son vrai nom Georges Stephanopoulos qui se traduit : « le fils d’Étienne » ; mais les grimoires de Venise avaient déjà altéré l'aspect de ce nom. Gênes et la Corse même n'ont connu que le prince Stephanopoli, autrement dit le prince « Ville de la Couronne ». Image agréable peut-être, consonance euphonique, mais vide de sens ; elle siérait mieux à la poupe d'un vaisseau qu'à la race des anciens Porphyrogénètes. L'autre cause de l'altération latine des noms sera, quoique récente, trouvée presque incroyable. Voici vingt ans, un certain nombre de Cargésiens des deux rites était parti pour l'Algérie. Ils colonisèrent un canton de la province de Constantine. La majorité étant grecque, on leur assigna pour commun pasteur un prêtre du rite grec. Il fit des mariages entre Latines et Latins, baptisa des enfants latins, les instruisit ; ceux-ci s'accoutumèrent au cérémonial. Ils firent la communion sous les deux espèces. Ils suivirent la messe sans voir l'officiant. Ceux qui revinrent à Cargèse, où l'on revient toujours, n'avaient aucune idée des usages de Rome. Et, le rite grec leur plaisant, ils passèrent donc au pappa, en dépit de toutes les réclamations du curé…

Juste ou non, peut-être mythique, cette dernière anecdote me fit plaisir. Elle rappelle au moins que toute race persistante, que tout peuple vivace est prosélytique. Ses caractères se répandent par adoption autant que par génération. Qui dit hellène dit par là-même helléniseur. C'était vrai du temps d'Ulysse et du temps d'Alexandre. Du temps de Marc-Aurèle et de Lascaris, c'était encore vrai ; un petit fait de l'humble chronique de Cargèse montre que cette vérité n'a sans doute pas encore fini de vivre.

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Le Cargésien hospitalier qui me faisait les honneurs de l'église franchit, à la porte latérale de gauche, le degré de l'iconostase et dans le sanctuaire, au-dessus de l'autel, indiqua des tableaux fort vieux, à demi effacés et extrêmement enfumés. Leurs fonds d'or éteint, occupés et comme troublés de rigides formes noirâtres, laissaient toutefois distinguer le vague souvenir des peintures premières. Je reconnus sous la rouille épaisse un ermite dans son désert, un docteur, le coude brisé à angle droit et montrant la route du ciel, des prophètes, fronts chauves ou embroussaillés jusqu'aux yeux, avec de grandes barbes descendant sur la poitrine.

— Ce sont, me dit mon guide, trois icônes emportées par nos pères de Laconie.

Dans la mobilité de certaines fortunes, des mœurs sont immobiles et soutiennent, sans se briser, l'assaut du temps ; les saints patrons qui accompagnaient sur la mer leurs pauvres dévots moréates différaient-ils beaucoup des petits dieux politiques et domestiques embarqués sur la noire nef des navigateurs ioniens ? Xoana de Diane ou d'Hercule, icônes de saint Jean ou de saint Spiridon, les mêmes parfums d'huile et de cire vierge brûlaient, aussi longtemps que durât la navigation, devant l'effigie tutélaire. Le rivage touché et la colonie établie enfin, les simulacres, quels qu'ils fussent, prenaient place, selon l'ordre et selon le rite, au-dessus du même foyer. Ni Énée, ni Protis, ni le sophiste Pythéas ne se montrèrent plus pieux, ni moins, ni autrement pieux que ce moderne et chrétien Georges Stephanopoli de Comnène. Pour achever la ressemblance avec leurs antiques aînées, les saintes icônes cargésiennes subirent la même suite d'adversités que les grands pénates d'Iule. Après la mer, la guerre. En sortant des vaisseaux, elles eurent quelque répit ; mais une nuit soudaine elles furent, en grande hâte, déclouées, chargées à dos d'homme, car il fallait fuir Paomie assiégée et déjà fumante. Toujours respectueux des divinités poliades, nos Grecs réussirent à s'enfuir avec elles et à les mettre en sûreté. Des retraites creusées dans le ventre d'une muraille gardèrent longtemps le dépôt. On l'en fit sortir à la paix. Maintenant, ces peintures suspendues au fond d'une église toute neuve forment le titre de noblesse du pays.

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Il n'y a rien au monde de plus touchant que le tableau d'une antique race qui se maintient. Cette variété de générations qui se suivent, porteuses de corbeilles et porteuses de lampes, sur la longue frise du Temps, et s'y transmettant pêle-mêle le nécessaire et le superflu de leurs biens, trésor constant des goûts, des idées et des coutumes héréditaires, donne au voyageur philosophe le double sentiment de l'antiquité de la vie et du grand courage des hommes.

En vain observons-nous que ces survivances sont naturelles et que des êtres consanguins s'engendrant les uns près des autres dans des conditions qui les resserraient trouvèrent dans la fidélité à leurs origines tout à la fois la volupté et le salut ; l'intelligence des causes conservatrices accroit, loin de l'atténuer, notre admiration instinctive, l'objet que protégea ce couvert de forces unies en demeure vénérable et comme sacré.

Il est de forts navires qui ont vu la moitié du monde et toutefois rentrent au port ; quelque simples que soient les principes hydrostatiques, les arts du constructeur et du navigateur, nous ne sommes pas maîtres de ne point calculer la puissance des océans, l'immensité et la solitude des traversées, avec la vigueur des souffles qui les tourmentent et toute cette masse des autres fortunes contraires que les nefs héroïques ont surmontées. Or, les risques de perte sur l'étendue de la planète sont en bien petit nombre, comparés ceux que coururent, sur une longueur de deux siècles, cette poignée de pauvres gens attentifs à leur frêle cargaison historique.

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Cette énergie préservatrice, cet esprit fidèle et sauveur, que deviennent-ils aujourd'hui ? Voilà ce que j'ai essayé de rechercher.

Il est clair que la langue particulière de Cargèse, petit dialecte hellénique importé de Laconie, perd du terrain. Pour mieux dire, elle l'a perdu. Les Cargésiens du XVIIIe siècle avaient appris notre langage avec une facilité qui est manifestement un des signes de cette race. Ils le parlaient beaucoup mieux que le patois corse, dont ils se servaient au besoin. Mais, en incorporant de nouveaux moyens d'expression, ils gardaient le premier et le plus naturel. Ce « trilinguisme » dut leur rendre des services et tout au moins tenir singulièrement en éveil la souplesse originelle de leur esprit. Je pense qu'il faut déplorer la perte du grec comme un véritable appauvrissement, tant pour Cargèse et pour la Corse que pour notre France elle-même. Il est des singularités morales et linguistiques qui, juxtaposées à notre tradition nationale, l'affaiblissent en la contrariant ; celle-ci l'accroissait, puisqu'elle tendait à fortifier les éléments helléno-latins qui nous civilisent.

Le désastre a eu lieu. M. Metaxas, qui est réputé dans tous les pays grecs un patriote et un philhellène indomptable, a dû fermer l'école qu'il entretenait à Cargèse. Mais le grec persiste à l'église et dans une foule de locutions familières ou de dictons proverbiaux. Il y a des contes grecs, un peu jargonnés et qui se transmettent, plus ou moins bien interprétés. Les chansons grecques se maintiennent également, pour accompagner certaines danses de Laconie. Partout où l'essence, le pouvoir, le timbre vivace des mots se trouvent liés à quelque chose de solide et de résistant, ces mots ont subsisté dans leur premier aspect.

J'en dirai autant de certaines coutumes publiques et privées. Si à Pâques l'on ne vient plus, au moment où le prêtre proclame l'aspamos, se donner le baiser de paix, le repas des morts, ou synchoria, s'est perpétué. Un poète corse, M. Dimarati Servô, qui a pleuré dans ses vers la désuétude du premier rite, a exposé comment s'observe encore le second :

… Les plus proches parents de celui que l'on pleure
Se rassemblent le soir dans la triste demeure.
Chacun, détail touchant, au funèbre festin
Vient apporter sa part de vivres et de vin.

D'abord le plus âgé, celui que l'on vénère,
Pour l'absent regretté murmure une prière,
Et l'on s'assied ; mais tous éplorés et muets,
Étouffent leurs sanglots et délaissent les mets.

Le repas douloureux rapidement s'achève,
Tout le monde est debout ; l'aïeul aussi se lève,
Et pour le cher défunt, ô moment solennel,
Demande à Dieu la paix, le repos éternel.

Une chose enfin ne semble guère périssable ; c'est le rude ferment d'activité et d'intelligence pratique que ces nouveaux venus ont ajouté au sang paresseux des campagnes corses.

On connaît que les indigènes de la Corse ont le goût prononcé de la fainéantise. Il faut les transplanter dans l'administration continentale pour les résoudre au mouvement. Ils y deviennent, à la vérité, des sujets d'élite. Mais là-bas, sur leur sol, quelques plants de châtaigniers pouvant suffire à leur frugalité, et ce bon arbre ne voulant ni arrosage, ni labour, ni taille, ni engrais, quand les marrons pendent de l'extrémité de ses branches, on ne se donne même pas la peine de les recueillir ; encore qu'ils soient de grands gueux, nos gentils hommes corses trouvent dur et pénible d'avoir à se baisser. Ils en laissent le soin aux mercenaires qu'ils font venir d'Italie.

Tels étaient les hommes de Corse, tels furent les premiers indigènes qui se fixèrent chez les fondateurs de Cargèse. Ils ne valaient ni plus ni moins que leurs compatriotes, ou peut-être, si l'on écoute la chronique, furent-ils un peu au-dessous de la moyenne ; le flegme corse se compliquait chez eux de l'esprit de maraude et de vagabondage qui les avait chassés du hameau natal. Mais le contact des laborieux Cargésiens eut vite fait de transformer et de fixer ces nouveaux venus. Les Cargésiennes recherchées en mariage s'en mêlèrent peut-être ; ils changèrent de vie, prirent la charrue et la bêche, commencèrent des défrichements, s'employèrent au jardinage, s'enquirent même de nouvelles industries… Depuis que l'élan fut donné, la transformation a été si complète qu'il ne subsiste aucune différence sensible entre les deux races ; l'active a secoué l'inerte, la sédentaire a enraciné la nomade. Sans distinction de sang ni de rite, nos Cargésiens expédient tous les jours d'amples auges de figues de Barbarie dans la montagne et des paniers de légumes à Ajaccio.

Devenus ambitieux et mêmes cupides, ils se plaignent de ne pouvoir adresser leurs denrées à nos ports de Provence. Ce qu'ont été à Cargèse les Laconiens, les Cargésiens de la race mixte le seront vraisemblablement pour l'île entière ; c'est par l'un ou l'autre d'entre eux que pourra commencer la mise en valeur de la Corse. Les jardins de Cargèse, qu'ils soient de Grecs ou de Latins, passent pour les mieux tenus du département.

Sur le pont du bateau qui nous ramenait à Marseille, les yeux se trouvaient plus occupés que la réflexion, tant que nous demeurâmes dans la rade d'Ajaccio. L'on se détache malaisément de la fière enceinte de ces montagnes, couronnée des flammes du soir. À la pointe des Sanguinaires et devant la mer libre, commença seulement une méditation de tous les plaisirs du voyage.

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Cargèse alors, remise à son rang, redevint la plus haute fleur de mes souvenirs. Elle riait dans ma pensée, et, tout d'un coup, en me retournant vers les côtes qui se développaient à mesure que nous fuyions, je la vis paraître elle-même sur l'avant-dernière ligne des caps qui sont visibles au nord-est. La petite ville, quoique lointaine, était distincte, pareille à un petit amas de cubes blancs posés au creux d'une table de roche fine. Transparent comme l'ongle, brillant comme le feu, le rocher azuré qui porte Cargèse dessinait par des jeux d'ombres et de lumières sa concavité naturelle. Mais, tandis que le navire nous éloignait et que descendait le soleil, le bord de cette vasque se rembrunissait peu à peu. Les adieux du couchant n'atteignirent enfin que les pointes en dentelle de la montagne qui, baignées d'éther rose ou vivement imbibées de safran léger, nous figuraient des cônes de nacre incandescente ou de blondes aiguilles taillées dans le cristal et l'or.

L'ombre enveloppait les bas lieux ; rien n'y répondait plus à la magique illumination des sommets, si ce n'est, à mi-côte, dans les violets et les bleus qui se durcissaient, la petite lueur blanchâtre des habitations de Cargèse. Bientôt même, lorsque la mer fut devenue un champ de ténèbres, et comme les montagnes disparaissaient l'une après l'autre, tout soleil s'étant effacé de leurs horizons successifs, seul, par on ne sait quel caprice de l'atmosphère ou quelle préférence des clartés diffuses dans l'air, le faible éclat de cette petite cité bienveillante ne finissait pas de mourir, mais, survivant au reste, il nous accompagna jusqu'aux plus brillantes étoiles.

Et, cette fois encore, pour la dernière fois, je me trouvai rejoint de la mémoire inévitable de la même heure ou d'une heure toute pareille, goûtée quatorze mois plus tôt en pays grec. Les extrêmes clartés flottantes dans l'air de l'Attique s'étaient réfugiées de la même manière, avec le même accent, sur les marbres de l'Acropole. Notre navire s'éloignait trop rapidement du Pirée. Sous la nuit menaçante, nous n'apercevions plus qu'une aigrette de flamme douce. Elle marquait les Propylées, le Parthénon et le temple de la Victoire. Quoique l'ombre couvrît presque sans exception les îles, les montagnes et les eaux du golfe athénien, ce linéament pur qui décroissait et pâlissait sans disparaître, ce pâle rayon, ce feu blanc, né de quelque reflet, mais qui semblait jaillir du sein des colonnades, se prolongea sur nous fort avant dans l'épaisse nuit, comme le dernier signe que nous fissent la grâce, l'amitié, l'hospitalité et l'antique gloire athénienne.

— Ô petite Cargèse, la remerciai-je tout bas. Je comprends ton dernier bienfait. Une grâce charmante, une histoire héroïque ne te paraissent pas un présent digne de ton cœur, et tu n'as de repos que tu n'aies fait songer à plus belle que toi.

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Charles Maurras

Ce texte fait partie du recueil Anthinéa dont la première édition date de 1901. Les illustrations que nous reproduisons sont issues d'une édition de luxe de 1927, illustrée par Renefer.

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