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Pour le centenaire du marquis de La Tour du Pin

Charles Maurras a bien voulu nous autoriser à reproduire et revoir pour L'Étudiant français l'étude sur le marquis de La Tour du Pin qu'il a publiée dans L'Action française 1. Nous le prions d'en accepter notre gratitude. Ainsi, certain « faux » dont parlait Maurice Barrés, lors de l'érection de la statue d'Auguste Comte, n'aura pas pu être commis à l'endroit du fondateur de l'École sociale catholique, malgré tout le désir que l'on en avait.

Qui fera connaître aux nouvelles générations la figure vivante du marquis de La Tour du Pin ! C'est un grand docteur, oui. Et c'est notre maître. Nous tenons de lui toutes les lumières d'ordre social qui ne coulaient pas des hautes sources de Comte et de Le Play. Et nous savons aussi de lui des traits de fidélité royaliste, de tentatives de coups d'État qui mêlent son nom aux plus grands secrets de l'histoire, restés insolubles sans lui. Mais, malgré tout et avant tout, il y avait lui. Un homme d'une culture si raffinée, d'un goût si gracieux et d'un cœur si charmant que le moindre billet signé de lui en portait trace. Nous l'avions surnommé marquis de Sévigné… Mais ces lettres restent inédites encore. Comment donc l'introduire, lui ? Qui fera son digne portrait ?

I
L'homme

Nous avons un témoin, sa pupille, sa disciple, sa secrétaire,  Mlle Élisabeth Bossan de Garagnol, fille de l'un de ses anciens compagnons d'armes, et qu'il s'est chargé de nous faire connaître par la citation testamentaire suivante, sorte de discours d'outre-tombe adressé aux héritiers quels qu'ils soient.

Lausanne, 15–01–18. — Note. — « Si, après moi, vous devez vous associer pour faire œuvre commune, il faut que vous connaissiez l'associée que je vous lègue sous le jour particulier auquel la guerre l'a fait voir.

Quand la guerre a éclaté et que j'ai réclamé du service, en indiquant, dans la mesure où je le pouvais, un poste avancé dont j'avais été titulaire jadis, le commandement de la place de Laon, Élisabeth Bossan n'a pas essayé un instant de m'en détourner. Et quand, me voyant laissé de côté, à l'approche de l'invasion, et décidé à rester à demeure pour y maintenir la population apeurée par les massacres de Belgique, je l'ai engagée à retourner près de sa mère, ni l'une ni l'autre n'y ont prêté l'oreille un instant : la première colonne ennemie l'a trouvée sur la porte du château, comme moi sur celle de la mairie.

Quand je suis rentré, elle avait eu le pistolet sur le front et ne bronchait pas ; huit jours après, c'était le reflux de la Marne : on tirait le canon de dessus la terrasse du château, les combattants, les ambulances s'y accumulaient. Ma belle ferme était pillée à blanc, nous n'avions plus de pain. Elle, ferme, tranquille, mettait de l'ordre, répondant à chacun dans sa langue — si bien que huit jours après — et toujours depuis, à chaque changement d'occupant, les états-majors prenaient la tenue de parade pour lui rendre visite, quand elle n'était pas au village pour soigner les malades, leur amener le médecin, à l'église pour la faire respecter. Trente longs mois se sont passés ainsi à soutenir mon moral, souvent près de défaillir, à force de tendres soins et de noble exemple.

Quand il a fallu tout quitter, c'est encore elle qui a pris les derniers soins, qui a trouvé moyen de me faire réclamer par une cour, au lieu d'un camp de concentration, et de me ramener ici, chez sa mère, sans avoir fait pour cela une courbette.

Ces belles lignes, simples et fermes, font une belle citation à l'ordre de l'avenir.

On peut croire la confidente qui nous est présentée en ces termes.

Mais, dans notre désir hâtif de voir, d'aborder simultanément l'essentiel, quelles paroles allons-nous choisir à travers le témoignage volumineux que  Mlle Bossan a distribué en un texte de trois cents pages 2 ?

Connaissons ce grand homme par le point décisif auquel se trahira tout homme. Je vous connais, tu me connais, si nous disons qui nous aimons et détestons, surtout si nous complétons le renseignement en ajoutant ce qui nous aime et ce qui nous hait. Armés de ce critère de l'amour et de son contraire, nous pouvons assembler en quelques minutes tout le principal du portrait que nous peint Mlle Bossan.

Le jeune officier est ou se croit hors de page. Sorti de Saint-Cyr, reçu à l'école d'état-major, il habite avec quelques camarades rue de Bourgogne :

Ils sortent volontiers, La Tour du Pin comme ses camarades, sans qu'il perdît pour cela certaine sauvagerie que lui inspira toujours le monde « quand il n'avait rien à dire ».

Il se décida même, après d'humiliantes expériences, à prendre des leçons de danse. Le cours avait lieu le soir, et il prit l'habitude de raccompagner jusqu'à sa porte le professeur, — une femme encore jeune et agréable. Le cours terminé, il adressa à la dame un léger souvenir avec cet envoi : « À une fleur que je n'ai pas cueillie ». Il reçut en échange ces simples mots : « Ce n'est pas de ma faute ».

Et d'une !

Mais voici l'Autre, avec le grand A :

Au même moment, il trouvait grand accueil dans le cercle de famille où l'introduisait son père. C'est ainsi qu'il est présenté au général de La Tour du Pin Montauban et à sa fille Marie-Séraphine : belle, charmante, inaccessible cousine qui allait, peu après, épouser le comte de Chabrillan.

Il conserva le doux parfum de cette rencontre et, dès lors, une lampe brûla dans le sanctuaire qui s'ouvrait…

Il a vingt ans. Il fait campagne. Crimée, Italie. Puis Paris, au Quartier aujourd'hui Palais d'Orsay 3.

Le quartier de cavalerie était voisin de l'hôtel Chabrillan.

De tous les salons que ses attaches de famille lui ouvraient alors chaque soir, celui, qui, aussitôt, l'attira et fixa, fut celui de la comtesse de Chabrillan : Marie-Séraphine de La Tour du Pin, par son mariage, était devenue deux fois sa parente. Sa grâce, l'élévation de son esprit, la sûreté, le charme de son amitié faisaient de cette jeune femme le centre d'une société d'élite : élite brillante par tout ce que la naissance et la fortune y groupaient de gens du monde, mais surtout élite morale. Très vite, elle était devenue le lien de ceux qui, nombreux, composaient cette petite cour, l'entourant de dévouement, d'admiration… parfois d'un sentiment plus tendre — tous d'un respect que n'entamait ni l'envie ni la médisance. René de La Tour du Pin porta en secret les couleurs de cette Dame, inaccessible à nouveau ; il lui fallut, suivant son expression « avaler sa langue et piétiner son cœur ». Du moins, sous la loyale amitié des deux cousins, se soudèrent doucement plusieurs anneaux de cette longue Chaîne de cœurs de femmes qui, du berceau à la tombe, soutient l'homme qui sait s'en rendre digne…

La Tour du Pin était de ceux-là, et devait idéaliser cette douce et forte « chaîne » en faisant sienne la devise, chevaleresque : « toutes honoré, toutes servi pour l'amour d'une ». Et l'on ne savait plus très bien si cette dame élue était Marie-Séraphine, ou la Vierge Marie pour qui sa dévotion était ardente et tendre…

Où sommes-nous ? Chez Dante ? Le Dauphinois 4 s'est-il souvenu des vieux Maîtres d'amour ? Mais nous irons plus loin et plus haut qu'une Vita nova 5.

Passons, pour ne pas rompre une si belle suite, sur l'étonnant épisode de certaine princesse arabe, devenue chrétienne et Française, et qui, devant La Tour du Pin, fit perdre contenance à une princesse allemande… Poussons du seuil de jeunesse à celui qui va fermer l'âge mûr.

La Tour du Pin a quarante-huit ans. La belle, la terrible, l'inaccessible cousine devient veuve… Elle s'accorde… Tout est prêt. Il va s'en ouvrir à sa mère, qui habite le domaine patrimonial d'Arrancy :

« C'est fort bien, lui est-il répondu dans ce cas, je me retirerai, moi, à Notre-Dame de Liesse…

— Et, dit  Mlle Bossan une fois encore, fils tendre et respectueux, il avait avalé sa langue et piétiné son cœur, en plein accord avec la femme généreuse et chrétienne qui lui avait donné sa foi. »

Leurs fiançailles mystérieuses durèrent douze ans. Ils allaient avoir soixante ans quand ils s'épousèrent enfin. Je dois ce portrait :

La nouvelle châtelaine presque blonde encore, sous la mousse légère de ses cheveux poudrés, avait conservé le port et la tournure de sa jeunesse : un beau front lisse, une fossette au menton. De ses yeux rieurs et bleus, du charme d'expression de la bouche à laquelle le nez court et spirituel ne contredisait pas, se dégageait une bonté enveloppante.

Rayonnante fiancée de soixante ans, elle avait d'avance gagné les cœurs dans le petit pays. « Bonjour mademoiselle ! » lui avait dit la vieille nourrice du marquis, Rose Carria, chez, qui « Monsieur René » l'avait conduite.

« Mais, ma bonne, tu ne te doutes pas que cette Demoiselle est-neuf fois grand-mère ! »

Et la petite vieille aux yeux clairs, sans se déconcerter :

« Quand on est aimable et jolie comme Madame, on est toujours jeune ! » Elle le fut jusqu'au bout.

Cependant, le page, le chevalier, le poète était condamné à survivre à ce bonheur.

Elle mourut la première, et bien avant lui.

II
La vie publique

Page ou chevalier aux pieds de sa dame, un tel homme valut la peine d'être rencontré sur les grandes routes de l'action.

De l'action libre et personnelle, menée en volontaire, sous sa seule responsabilité, pour le service de son roi, — et dont le dernier fruit sera de rendre à ce roi aimé et servi le caractère véritable de sa grandeur.

Le 15 février 1877, le commandant de La Tour du Pin fut appelé au poste d'attaché militaire en Autriche-Hongrie. Il ne l'avait accepté qu'à la condition de pouvoir fréquenter éventuellement « la petite cour de l'exil », Frohsdorf, à deux heures de Vienne. Laissons parler son mémorial :

Au printemps 1877, je fus admis, sur ma prière, à l'honneur d'une présentation à M. le comte de Chambord…

… J'avais une chambre au château et je devais y passer la journée du lendemain. Mais je n'eus pas à attendre jusque là une parole vraiment royale qui éclaire nettement l'événement capital de cette époque-là — l'échec de la restauration — alors que tous la croyaient accomplie.

On venait de passer à la table du dîner ; dans le silence, le Prince éleva sa voix haute et bien timbrée :

« Le drapeau, le drapeau ! personne ne m'a compris… Il y a maintenant une manière de gouverner bien commode : le matin, avant de partir pour la chasse, on signe les décrets que vous présentent vos ministres sans les lire et sans se demander s'ils conviennent à votre conscience et au bien de vos peuples. Puis on part pour la chasse et le soir, si cela n'a pas marché, on signe le contraire de ce qu'on avait signé le matin. »

Le Prince fit une pause, puis ajouta :

« Si c'est ainsi que les Français veulent être gouvernés, ils n'ont pas besoin de moi pour cela. »

Le silence se refit.

C'est ainsi que la présence autorisée d'un officier français à la table du Prince, venait de réveiller dans sa pensée la question du drapeau.

… Le soir, au fumoir, j'entendis de la bouche du Prince cette maxime :

« Ce n'est pas au roi de France à désigner son successeur ! C'est à la loi du royaume ! ainsi l'on a eu tort de faire abdiquer Charles X en ma faveur ; il devait simplement abdiquer. »

Je me rappelai plus tard cette parole, quand, à la mort du Prince, la question faillit se poser.

Il ne l'avait probablement pas dite ce soir-là sans intention. Mais dans la suite je ne m'aperçus jamais qu'il songeât à l'éventualité d'une autre succession que celle de la branche cadette de la Maison de Bourbon…

Je rentrai à Vienne sous le charme de cet accueil, et j'y demeurai en contact avec la résidence de l'exil qui gardait la fortune de la France. J'avais été élevé à le croire ; je venais de le toucher.

Dans ce contact n'entrait aucun rapport politique qui n'aurait pas été conciliable avec ma condition de serviteur d'un autre gouvernement… Mais j'éprouvai de sa part une bienveillance, et je peux dire, les marques d'une confiance croissante, dans les entretiens qu'il m'accordait sur les questions sociales auxquelles il savait que je m'attachais. Il s'en ouvrait à moi soit dans son cabinet, soit en m'emmenant seul avec lui dans sa petite voiture au rendez-vous de chasse.

Le dernier jour venu,

… le Prince m'ayant admis à l'entretenir dans son cabinet de travail, s'était levé vivement en m'ouvrant les bras avec ces mots :

« Venez que je vous embrasse, car je vous aime et vous estime infiniment. »

Ce fut un bien beau jour pour moi !

Le fond de ces entretiens était triste, amenant souvent cette parole par laquelle il avait résumé sa fameuse lettre de Salzbourg :

« Mes amis sont bien bons, mais ils ne me comprennent pas. »

Le prince avait été formé à l'école de l'exil et y avait beaucoup appris de ce que le Français ignore généralement — la manière dont le monde est fait ; j'en avais acquis quelque idée dans des conditions analogues à celles de l'exil, par le séjour en divers pays et la fréquentation de sociétés diverses. Je me sentais encouragé par ses bontés à mettre ce quelque acquis à son service, au lieu de rester à celui d'un gouvernement dont je touchais tous les jours davantage l'imbécillité et la nocivité ; l'alliance austro-allemande — celle qui nous écrase aujourd'hui — était son œuvre qui venait de s'accomplir sous mes yeux.

[Soit dit entre crochets, le livre de  Mlle Bossan contient le récit complet de la fameuse rencontre avec le chancelier d'Autriche, le jour de la signature de l'alliance austro-allemande, et le grand mot d'Andrassy à La Tour du Pin : « C'est trop ridicule, quand on est la plus ancienne monarchie d'Europe, d'être en république ! » Ces lignes, que de fois La Tour du Pin nous les a « parlées » ! Que de fois nous nous sommes figuré les avoir lues dans tel ou tel de ses livres ! Il n'en était rien. Ma mémoire se reporte soit à des articles du Réveil français, soit à des notes dactylographiées qu'il me faisait l'honneur de me communiquer, soit à ses admirables conversations. J'ai cité jadis, heureusement sans erreur de mémoire, le mot décisif de Frohsdorf, redit plus haut ; j'ai fait également au moins une allusion ici au fait très important dont on va lire le témoignage invarié.]

… Il fut convenu que, sans prendre de caractère officiel, je serai à la main du Prince dès que j'aurai été relevé de mon emploi militaire, selon la demande que j'en faisais, avec celle d'un congé, en attendant la retraite, dont l'heure légale n'avait pas encore tout à fait sonné pour moi.

Je devais être muni — et je le fus en effet dans la suite — d'une lettre qui m'accréditerait au besoin, moyennant que je ne la produirais qu'avec circonspection…

La lettre convenue me rejoignit plus tard, à la suite d'un rapport que j'adressai au Prince, elle était de la main du R. P. Bole, le jésuite confesseur de Monseigneur et de Madame, qui m'était très sympathique. Elle reproduisait par ordre ces termes dictés par le haut mandant :

Toutes ses pensées sont les miennes, ses vues mes vues, ses sentiments mes sentiments.

(Goritz, 5 novembre 1881.)

Je n'ai jamais eu l'occasion de produire cette lettre, ou plutôt, j'en aurais eu une, mais elle ne m'y fut pas nécessaire. En soi, elle suffit à ma plus haute ambition, comme d'y avoir correspondu par l'acte que je vais dire suffit à ma conscience.

Les choses allaient en France de mal en pis, quand je fus mandé par le plus haut et plus intime représentant de M. le comte de Chambord (le comte Xavier de Blacas) pour m'entendre demander si je croyais le ministre de la Guerre accessible à une proposition de coup d'État en faveur du rétablissement de la monarchie.

Je répondais que oui : le général Billot 6, avec qui j'avais eu de bons rapports de camaraderie, était intelligent, brave, ambitieux : il avait quitté le ministère une première fois plutôt que de souscrire à ce que les princes de France fussent rayés des cadres de l'armée. Il fut alors conclu qu'un de ses collègues du Sénat les plus notoirement royaliste lui en ferait la proposition et lui donnerait l'assurance que le Roi serait à la frontière prêt à apparaître du premier appel.

Je redis ceci, pour mettre à néant l'opinion que le Prince n'aurait eu que de l'éloignement pour les risques et les peines d'une restauration.

Mandé de nouveau à peu de jours de là, j'entendis que l'intermédiaire en question renonçait à la tâche.

Cela me fut dit les larmes aux yeux comme étant le renoncement à la dernière chance, si faible qu'elle fût, de rétablir, avec le trône, la fortune de la France.

Je m'offris à remplacer le défaillant, en faisant seulement remarquer que je n'étais pas aussi qualifié que lui pour donner au général les assurances, nécessaires — car il me demanderait probablement de qui j'en tenais le pouvoir — et qu'il y avait là un gros risque.

« Qu'à cela ne tienne ! » me fut-il répondu avec élan. « Nommez-moi et dites au général que je serai à lui un quart d'heure après vous. »

Je ne dis pas que l'élan me gagna, mais la résolution me suffit, et je marchai.

Le général me reçut et m'écouta amicalement, me tint un beau discours pour me démontrer que la France n'avait pas besoin d'un homme pour la sauver et termina par ces mots : « Maintenant, vous comprenez qu'un officier qui est venu apporter une pareille proposition au ministre de la Guerre n'a plus qu'une chose à faire : passer dans les bureaux et s'y faire mettre en retraite. »

C'était déjà fait, et là finissent les souvenirs de Frohsdorf.

Ces textes historiques vont peser d'un grand poids sur le jugement de tous les Français sincères. Il faut y ajouter les lignes que voici, sur le même Prince, tirées de la page suivante :

Je peux dire qu'il se tint encore une fois prêt à passer la frontière, si l'armée voulait l'y accueillir — cela sans avoir renouvelé la condition du drapeau. Il avait refusé de se la laisser imposer en principe, mais il s'était engagé publiquement à la solutionner d'une façon digne de la France comme de lui-même.

Et ce témoignage ne serait pas complet si l'on n'y ajoutait le corollaire suivant, c'est  Mlle Bossan qui parle, appuyée sur des notes dont elle ne s'écarte pas. Nous sommes au lendemain des funérailles du comte de Chambord :

Rentré au foyer l'âme en deuil, il faut aussitôt reprendre — compléter la campagne commencée à Goritz ; le programme de M. le comte de Chambord reste debout. Le comte de Paris est le Prince légitime et l'a fait sien. La Tour du Pin le proclame publiquement.

Et, plus haut, ce récit, de la main de La Tour du Pin, qui nous ramène à sa belle vie de Vienne et Frohsdorf :

… L'œuvre de la mission française aux manœuvres de 1877 allait être reprise dès mars 1878 par une production d'un bien autre éclat : celle du duc de Chartres, accompagné cette fois encore, de deux miens amis, et arrivant de Frohsdorf… j'y avais un peu contribué.

Sa fière mine en colonel de dragons faisait ressortir le prince français en même temps que son coup d'œil militaire, se portant sur chaque détail, convenait au futur chef de notre cavalerie.

… Le prince était vraiment reçu en fils de France et en plus haut représentant d'une nation alliée et amie.

J'avais été au-devant de lui en Hongrie ; je ne le quittai pas d'un jour, et ces jours furent pour moi bien beaux, et pour le pays, de bien heureux augure.

Tel était le loyalisme éclatant de ce légitimiste fidèle. Telle était sa religion du droit national et royal.

III
La doctrine

Voulant commémorer avec ses ligueurs le centenaire du marquis de La Tour du Pin, notre ami L. Gonnet, président du VIe, m'a demandé de lui adresser quelques souvenirs relatifs aux phases par lesquelles la doctrine du maître a passé.

Les voici :

Mon cher ami 7,

Comme l'a fait remarquer le marquis de Roux dans l'admirable petit livre qu'il a consacré à la défense de nos idées et de mes intentions 8 — lorsqu'il s'est agi de compléter la doctrine politique de l'Action française par une doctrine sociale, j'ai adopté en bloc celle de La Tour du Pin.

I

Il n'y a jamais eu le moindre doute, ni la moindre difficulté sur ce point. Non, certes, comme on l'a dit, que le goût des études sociales m'ait manqué ou que j'en aie contesté la haute importance, mais parce que la solution de La Tour du Pin m'avait paru, dès l'origine, la seule exacte, notamment pour les questions ouvrières, en ce qu'elle se référait, seule, à la bonne coutume des sociétés prospères, selon la méthode essentielle de mon maître Le Play.

La Tour du Pin procédait de Le Play, qu'il avait connu, écouté, pratiqué. Je n'ai jamais eu ni cet honneur, ni ce bonheur, et pour cause ! Mais enfin, dès 1886, à dix-huit ans, je collaborais à La Réforme sociale, organe de l'École de la paix sociale, la principale fondation de Le Play.

Six ans plus tard, au temps ou j'amorçais, avec Amouretti, une longue (et vaine) campagne en faveur de la décentralisation sous le coutumier de la République, c'est à La Tour du Pin, aux bureaux de son journal, La Corporation, rue de Solférino, que nous allâmes, tous les deux, demander des conseils théoriques et pratiques sur ce difficile sujet.

Enfin, lorsque, en 1899, le même ami et moi, nous mîmes par écrit les principes qui devaient présider plus tard à toute notre action, à toute notre « Action française », et rédigeâmes la déclaration intitulée Dictateur et Roi (voir aux appendices de l'Enquête sur la monarchie), c'est au colonel de La Tour du Pin que nous en donnâmes la première lecture. Il voulut bien nous féliciter du morceau, — en s'étonnant de sa raideur, — et quand il sut qu'une trentaine d'écrivains royalistes se déclaraient prêts à l'appuyer publiquement de leurs signatures, son étonnement devint stupeur et sa stupeur joie, une joie sans mélange.

Il y voyait le premier grand signe de la marche en avant.

Je dois dire que c'est à dater de cette communication que jaillirent les plus hautes sympathies de sa pensée à notre égard.

Quelques années plus tard, M. de La Tour du Pin voulut bien me permettre de l'appeler publiquement mon maître direct (à la page 7 de l'Enquête sur la monarchie).

Maître, je le répète, de notre politique sociale.

Maître, au même degré, en politique générale et pure.

II

L'ignorance, la mauvaise foi purent seules, attribuer aux premiers fondateurs de l'Action française la dureté et la sauvagerie d'un nietszchéisme à peine français. Mais il importe de noter chez M. de La Tour du Pin, dont la bonté, la charité, la serviabilité immenses ne furent jamais en question, une absence totale de cette sensiblerie romantique et révolutionnaire qui a faussé tant d'esprits et dont nous sommes aussi exempts que lui.

Ce n'est pas à lui que l'on eût fait admettre que les hommes sont égaux parce qu'ils sont des frères. « Eh ! quoi, répondait-il, mais les familles modèle donnent souvent l'exemple de l'inégalité dans la fraternité ; que faites-vous du droit d'aînesse ? »

Il n'avait jamais été démocrate, bien que quelques mots malheureux du comte de Chambord et de Le Play eussent paru autoriser à ses yeux l'emploi de ce vocabulaire dangereux ! Je m'accuse d'avoir mis, autrefois, une âpre indiscrétion à « pousser », là-dessus, l'auteur des Aphorismes de politique sociale où la démocratie est définie et exécutée magistralement. Le dossier de cette intervention a été recueilli dans le premier volume du petit livre que j'ai intitulé De Démos à César. Les curieux pourront voir que l'Action française naissante (ou plutôt qui était encore à naître) aura peut-être aidé à donner à ce grand esprit confiance et espoir dans ce qu'il élaborait de plus pur.

Les Aphorismes avaient paru d'abord sans nom d'auteur. Ces beaux enfants perdus eurent bientôt l'honneur d'une glorieuse reconnaissance.

III

À l'époque ancienne dont je parle, un point, un seul, pouvait encore nous séparer, en politique, du marquis de La Tour du Pin et de son école, de ses amis du premier degré : le Père de Pascal, le colonel de Parseval, le colonel de l'Église, etc.

Ils se représentaient l'État politique, la Monarchie, comme le couronnement naturel de l'ordre social. Nous répétions, nous, qu'elle précéderait cet ordre au lieu de le suivre, parce qu'elle aurait à le faire, parce qu'elle en serait la cause, le facteur, son action politique préalable étant absolument nécessaire.

Avant de confronter ces deux idées, il faut rappeler l'origine de la première. M. de La Tour du Pin appartenait à ce groupe de royalistes profondément déçus, scandalisés, même écœurés par l'échec de la restauration monarchique entre 1871 et 1873. Leur analyse des causes ne s'arrêtait pas aux responsabilités des personnes ; ils étaient trop philosophes et trop généreux pour ne pas épurer leur passion par l'examen des facteurs impersonnels et du premier de tous : les institutions. Cette impuissance d'une assemblée royaliste à faire la royauté devait avoir des causes profondes. Elle en avait. Ils les dégagèrent. Ils se rendirent compte de l'incompétence inconstitutionnelle du suffrage individuel et du produit individualiste de ce suffrage. L'étonnant n'était donc pas l'échec. C'est d'une éventuelle réussite, c'est d'une durée quelconque de cette réussite qu'il eût fallu s'étonner ! La Tour du Pin se redisait avec anxiété l'aphorisme du comte de Chambord : « Où il eût fallu des citoyens, la Révolution et l'Empire n'ont laissé que des administrés. »

Cela était juste, absolument.

La conséquence qu'ils en tirèrent n'était pas moins juste, bien qu'elle dût subir le choc des événements.

Ils se disaient : « Puisque nous n'avons pas pu restaurer l'État, restaurons la Société. Rétablissons particulièrement dans leurs droits l'Église, la Famille, l'École, la Commune, la Province, les disciplines des Professions, l'union corporative de Métiers… Opposons à l'émiettement révolutionnaire et socialiste une évolution réorganisatrice et vraiment sociale. Par notre action personnelle, démettons en fait l'État de tout son domaine usurpé, rétablissons-y les justes libertés du bien, du vrai, du sain, du national, du social, du religieux, du domestique et du fraternel. Reprenons par en bas l'œuvre qui a manqué par en haut. » L'apostolat des classes ouvrières et paysannes était compris dans ce programme d'où étaient déjà sorties la belle œuvre des Cercles et l'œuvre parallèle des Syndicats agricoles.

Le succès de ce plan était-il impossible ? Qui le dira ! Le fait est que, sur le plan de la question ouvrière, les premiers réfractaires que rencontra La Tour du Pin se trouvèrent dans cette classe supérieure dont il eût fallu pouvoir mobiliser toutes les ressources, toutes les influences, tous les moyens d'action matériel et personnels.

Le libéralisme politique doublé du libéralisme économique régnait alors presque sans partage, il était arc-bouté à des intérêts très consistants, très liés, très puissants. Sauf quelques unités fort rares, ni la haute industrie ni le haut commerce, ni (certes !) la haute finance ne marchèrent à la voix de La Tour du Pin. Cette voix, si profondément sage, ne fut pas comprise, bien que très âprement discutée…

Le succès fut meilleur pour les Syndicats agricoles, en ce sens que les intérêts des diverses classes rurales, haute, basse, moyenne, furent très sérieusement associés dans un grand nombre de régions ; même sur beaucoup de points, les agriculteurs amis de La Tour du Pin réussirent à garder une part d'influence ; mais c'est un fait qu'elle ne fut ni assez étendue, ni assez intense, (exceptis excipiendis 9) pour animer autre chose que des intérêts professionnels. Le moral, le social, surtout le politique se dérobèrent trop souvent.

Pourquoi ?

À mon avis, M. de La Tour du Pin et ses amis avaient, au départ, sous-estimé l'influence de la démocratie, de son irréligion, de sa centralisation, de son étatisme et de l'individualisme philosophique forcené qui l'inspire.

IV

Devant ce puissant adversaire, l'École sociale catholique a certes pu maintenir un certain nombre de positions, disputer le terrain et, comme disent les militaires, y faire une guerre de chicane très savante, souvent héroïque. Que pouvait-elle de plus contre le plan officiel, servi par un budget énorme, que secondaient encore toutes les tentations inférieures, toutes les sollicitations naturelles de l'animal humain ? Les défenseurs sociaux de la famille reçurent de l'État la loi du divorce et les taxes successorales, qui, ajoutant aux dispositions funestes du Code, venaient crever le toit de toutes les maisons. Les défenseurs sociaux de l'école reçurent sur la tête les lois, de laïcité ! Les défenseurs sociaux de la religion, les lois anticongréganistes.

Et ainsi de suite.

Le premier calcul, de l'école sociale supposait un État vraiment neutre, un État inerte, comme la République aristocratique de Mac-Mahon et du duc de Broglie. Mais une autre République, la vraie, remplaça vite celle-ci. On eut affaire à un État singulièrement actif dans ses passions sectaires, et qui, non content de défaire à l'avance ce que faisaient, ou voulaient faire nos sociaux, disposait contre eux toutes les batteries d'une action en sens inverse, bien plus efficace et plus rapide que la leur.

Les ressources matérielles de la France, l'autorité morale d'un État dit français, servirent méthodiquement à décomposer le cœur et le corps du pays…

Cela apparut même sur le point privilégié, celui qui semblait, le mieux défendu de l'offensive républicaine : l'Église.

On nous dit quelquefois que l'État républicain de 1885 ou de 1890 était plus avisé que le nôtre dans la gestion des intérêts extérieurs. C'est faux et c'est stupide. Dès l'origine, la politique extérieure républicaine mérita les mêmes mépris que celle de Briand ou de Paul-Boncour. Elle fut dindonnée aux premiers jours de l'alliance russe, comme, elle l'avait été aux premières tentatives d'entente directe avec Berlin. Mais sur un point, sur un seul point, la diplomatie de la République fut tout a fait sérieuse, allante, habile et, a son point de vue, heureuse ; c'est dans ses relations avec le Vatican. Là, pour ses avantages de secte, elle sut ruser, manœuvrer, voler de succès en succès. Là, vers 1880, elle remportait certains avantages : le nouveau pape lui servait à décourager et à troubler des légitimistes tels que le jeune capitaine Lyautey. En 1890–92, ce fut le succès complet : elle obtint le conseil pontifical du ralliement à la République. Le vieux pontife Léon XIII devait, dix ans plus tard, s'éteindre en gémissant qu'il avait été trompé. Mais les effets de cette tromperie n'en suivaient pas moins leur brillante carrière. Les lois votées frappaient leurs coups. On s'y habituait, sans qu'elles devinssent moins pernicieuses : au contraire ! Par ces mesures très générales, la décomposition ne cessait pas, mais elle allait s'aggravant !

L'œuvre sociale pâlissait donc singulièrement devant ces explosions de l'activité politique ennemie. Bien mieux : elle en était frappée elle-même au cœur, puisque l'un des contre-coups du Ralliement prêché de Rome séparait son orateur, M. de Mun, de son chef doctrinal, M. de La Tour du Pin.

Que devenait le rêve doctrinal ?

Que devenait le rêve de refaire le pays par un effort spontané des citoyens alors que les énergies restauratrices étaient ainsi divisées et diminuées ?

Oh ! l'on ne perdait pas courage. On ne se séparait « QUE » sur la politique.

M. de Mun restait un ami personnel. La division était encaissée, mais canalisée et comme couverte. Cependant, les idées, les forces, les actions politiques du régime continuaient comme un travail de sape, comme un effort d'intoxication.

Auguste Cavalier a entendu dire à M.  de Mun que celui-ci ne se fût jamais rallié s'il eût pu prévoir les abbés démocrates et la démocratie chrétienne. Était-il si difficile de le prévoir ? « Un développement démocratique malsain est lié au nom de la République » : ce n'est pas parce que cela a été dit par Renan que cela doit être forcément inexact.

Il suffit de se mettre en face des réalités.

Ces réalités, je les ai un peu vues. J'ai vu les Anciens de l'Œuvre sociale, les Meignen, les Parseval, les Père de Pascal, sous la présidence toujours amicale et indulgente de La Tour du Pin ; je les ai vus fort inquiets du tour que prenait leur entreprise de salut social ou de salut public. Attaquée et demantelée par l'État républicain, divisée par Rome, l'École assistait aux effets irrésistibles de la logique interne du régime électif.

On avait attiré des prêtres jeunes, zélés, ardents. On avait mobilisé de jeunes avocats à la parole facile, colorée et enthousiaste. Les uns et les autres étaient couverts des plus flatteuses acclamations par les Congrès que l'on multipliait.

Ces jeunes gens rendaient des services qu'il ne faut pas minimiser, dans les revues et journaux sociaux, dans les secrétariats du peuple, dans les œuvres d'apostolat et de syndicats, mais comment ces disciples effervescents ne se seraient-ils imaginé leur action à la tribune d'Assemblées, défendant leurs idées, l'Église, leur programme. Comment ne se seraient-ils pas rêvé députés et sénateurs ? Comment ces rêves de candidature ne les auraient-ils pas entraînés sur le terrain de l'ennemi ? On leur avait dit d'aller au peuple dans certaines conditions, dans une certaine mesure : comment ne se seraient-ils pas dit qu'il fallait y aller totalement, se faire les porte-parole du peuple, ses tribuns, comme le faisaient les socialistes d'en face ?

Mais ces socialistes, pour promettre des lunes de toutes couleurs, exploitaient l'antagonisme des classes, provoquaient à la haine des riches, des moins riches, de tous les possédants. Est-ce que l'École sociale catholique, école de paix sociale et soif d'union de classes, pouvait se permettre cette exploitation des jalousies et des envies de la démocratie ?

C'est ce que les Anciens demandaient.

V

Ils tentaient de crier casser-cou. En vain ! On leur rappelait tel ou tel chapitre du programme de l'École. L'École n'édictait-elle pas de justes sévérités contre les seuls mauvais riches ? L'École ne s'élevait-elle pas contre le « droit d'user et d'abuser » chez le propriétaire, ne blâmait-elle pas l'inhumanité certaine de la loi de l'offre et de la demande qui traitait le travail comme une marchandise ? L'École n'avait-elle pas très justement qualifié d'ennemie toute l'économie libérale ? Est-ce que ces portions de la doctrine ne faisaient pas de bons matériaux dont il était facile de tirer parti dès qu'on irait au peuple comme il fallait y aller ? Alors on verrait ce qu'on verrait…

On a vu ! Ce qui devait être fait par le Roi de France, ce qui supposait l'autorité et des autorités, ce qui impliquait des hiérarchies et des harmonies sociales, était découpé, détaché, traité en article de marchandage électoral. Pour quel résultat ? Jamais les démocrates chrétiens, jamais leurs sillonistes n'avaient pu, malgré tout, promettre autant de lunes que Jules Guesde ou que Jean Jaurès. Aussi leurs conquêtes rouges furent-elles maigres. Ni l'idée du juste salaire, ni les autres thèses de justice sociale n'ont sérieusement porté sur des foules de gauche, et ce sont les foules de droite que l'on a, simplement, troublées, démoralisées, révolutionnées, non, certes, par ce qu'il y avait de haut, de légitime, de profondément social dans les idées de La Tour du Pin, mais par la contamination de l'idéologie révolutionnaire à laquelle le plan incliné de l'élection menait fatalement. Le suffrage individualiste fait souscrire à un individualisme secret. La quête du suffrage, à laquelle on glissait, devait glisser aux pièges évidents de cet individualisme pernicieux. Les réformes sociales qui se complètent, s'équilibrent, se composent moyennant une législation puissante de la Famille, de l'École, de la Vie locale, du Métier, des mœurs, de l'État, ces réformes générales qu'il sera possible de faire, un jour de haut, avec le concours des intéressés, offraient des bribes de programme politicien où, par le désir d'être élu, l'essentiel était concédé et sacrifié. Ces concessions à l'adversaire, accidentelles d'abord, en vinrent à dégrader tout. L'affreuse race des Pédés 10 est née de ces impulsions et répulsions naturelles au glissement parlementaire et électoral.

Les idées de La Tour du Pin étaient elles niées ? Pas même ! On les mettait de côté, on les laissait au coin ! Les idées ne possèdent ni voix, ni bec, ni ongle. Il n'y a pas de créatures moins gênantes. Celles-ci se laissèrent traiter par prétérition. Un véritable anarchisme socio-religieux, c'est-à-dire antisocial et antireligieux, s'établit.

Sans en être où nous en sommes et sans que le colonel de La Tour du Pin eût à souffrir dans son cœur de soldat ce que souffre le général de Castelnau, sans avoir à constater que « l'objection de conscience » pratiquée par des catholiques est motivée par ce que les Pédés appellent « l'éternel ferment révolutionnaire de l'Évangile », on voyait, déjà vers 1902 ou 1904 les causes du mal commencer à produire leurs premiers effets.

Notre ami regretté René de Marans en montrait le début dans la belle lettre prophétique recueillie au premier chapitre de mon Dilemme de Marc Sangnier. On peut y voir l'École sociale catholique étouffée, à demi confondue avec cet individualisme néo-chrétien du Sillon que Pie X devait foudroyer, mais que nous avons vu renaître et qui foisonne impunément.

VI

Cette chaîne d'événements, de sentiments, d'idées, n'avait nullement échappé à La Tour du Pin. Il voyait à quelles issues révolutionnaires devait mener l'exploitation unilatérale de quelques-unes de ses thèses, isolées de leur branche, coupées de leur tronc. C'est ce qui le rapprocha de plus en plus de l'Action française. À la vérité, le visage de cette nouvelle venue lui semblait un peu bien rébarbatif ! Son cœur charmant souffrait de certaines de nos violences. Mais le fait est que, de jour en jour, il se déprenait de la chimère si belle qui avait fait miroiter aux yeux de sa jeunesse le tableau d'une France reconstituée par ses libres enfants et leurs si libres organisations en dépit du mauvais souffle démocratique et de la funeste étoile républicaine. Il devait voir la Centralisation et l'Étatisme à l'œuvre. Il se rendait compte de notre vieil apologue : on ne bâtit pas des hôpitaux, des écoles et des ouvroirs à une place où il tombe, toutes les minutes, un obus. Avant de bâtir, il faut enclouer le canon, prendre la mitrailleuse, détruire l'instrument de la destruction. Si le destructeur s'appelle l'État démocratique et républicain, il faut détruire cette Démocratie et cette République. Impossible de rien faire de durable si l'on omet cette précaution :

— Politique d'abord.

Mon cher ami, cette échappée d'histoire, de l'Histoire de France et de notre histoire, fera peut-être comprendre comment l'aphorisme Politique d'abord n'a jamais eu chez nous la portée absolue et universelle qui lui a été prêtée sans raison : il veut dire simplement qu'en 1875, en 1904, en 1919, en 1934, dans la situation morale et sociale de tel pays appelé la France, il faut commencer par le débarrasser de cet appareil à détruire qui s'appelle l'action politique de la République démocratique — cette action ne pouvant d'ailleurs être détruite que par l'action de la monarchie.

Ce sont là des observations contingentes tirées de l'histoire. Elles sont vraies parce qu'elles sont conformes à ce qui a été et à ce qui est ; mais elles pourraient être fausses si l'Histoire de France avait pris un autre tour, si les événements avaient été orientés ou conduits d'un autre côté. Ailleurs, en d'autres temps, on peut commencer par autre chose. Ici, de nos jours, il faut d'abord passer par l'action politique, nulle autre ne peut tenir sans cela.

VII

Quoi qu'il en soit, le Politique d'abord satisfit M. de La Tour du Pin, et c'est en un moment où ce principe de nos actes fut le plus attaqué qu'il écrivit la lettre fameuse que je vous prie de vouloir bien relire avec moi :

Arrancy, le 21 janvier 1909.

Mon cher Maurras,

Je reçois ce matin une publication anonyme composée d'extraits de L'Action française auxquels on oppose le langage que je vous ai tenu un jour sur l'œuvre pacifique de Le Play. J'ai été mal compris de l'auteur anonyme, s'il croit, qu'en prônant le soin de ne pas blesser les gens, j'ai voulu dire qu'il ne fallait pas le faire par devant comme vous, mais par derrière comme lui.

Il n'y a pas d'œuvre humaine qui ne souffrirait de l'épouillage auquel se voue cette publication dépouillée de fierté. Mais puisqu'on y a voulu tirer de mes faibles ailes de quoi faire voler une flèche contre L'Action française j'y prends l'occasion de m'expliquer sur cette action vraiment bien française, que vous menez au grand soleil.

Je constate d'abord que vous n'y engagez d'autre responsabilité, que la vôtre et celle de vos associés, sans ménager vos personnes, et cela déjà commande le respect. Ensuite, quelques coups plus ou moins assurés que vous échangiez dans une mêlée inévitable en pays « ahuri », comme disait Le Play, vous tenez haut le drapeau sur lequel vous avez inscrit non seulement la restauration du trône, c'est-à-dire de la liberté de l'État, mais celle de toutes les autres libertés publiques qui ont disparu depuis la proclamation de la liberté individuelle : la liberté de l'Église, celle de la Province, celle de la Commune, celle de la Profession, celle de la Famille. En cela, vous montrez une conception du bien public plus complète que ne le font toutes les revendications particulières de l'un ou l'autre des ces biens essentiellement solidaires ; et pour cela vous avez rompu avec le principe absurde et souverainement antisocial de la souveraineté du nombre, dont la masse de ceux qui en pâtissent ne sait encore se dépêtrer. Aussi j'aperçois dans votre œuvre, et dans elle seulement, la voie du salut bien repérée, et je ne saurais me laisser associer à une complicité anonyme contre cette œuvre, n'ayant jamais manqué de signer tout ce que je produis du nom de votre serviteur affectionné.

La Tour du Pin-Chambly.

Cette voie de salut bien repérée comporte une monarchie conçue comme l'ouvrière et l'artisane, la motrice et la directrice de la Réforme sociale et non simple couronnement d'une œuvre sociale déjà accomplie. Le Roi ne fait pas tout, mais comme il remplace la République, qui défait tout, le principe de son autorité est déjà un principe de liberté et d'organisation possible ; ensuite il y ajoute la sanction, le concours, l'aiguillon, l'encouragement nécessaires et, aussi bien, selon les cas, la modération utile et le juste frein.

Ce n'est pas un vain amour-propre qui me conduit à rétablir, dans le droit fil de nos origines, que nous tirons de La Tour du Pin, cet élément particulier que l'expérience nous faisait un devoir d'y apporter.

À l'occasion de ce beau centenaire, il importe de prévenir les sophismes et de les déjouer. Il importe aussi de montrer que les progrès d'un grand esprit ne consistent pas à s'enfermer dans sa logique interne et à repousser la leçon critique des faits. Nous aurions été, en fin de compte, moins parfaitement d'accord avec M. de La Tour du Pin si nous avions été moins libres avec lui dans l'exposé de nos difficultés, de nos doutes, de nos questions. Et nous n'aurions pas eu l'honneur de son adhésion plénière à l'itinéraire essentiel par notre « voie de salut bien repérée », la « seule » qui lui parût juste !

Depuis, nous avons été longtemps presque les seuls à parler de lui. Son nom d'abord, puis sa mémoire furent longtemps jugés oiseux, importuns et intempestifs. Mais quand il n'est bruit dans le monde que Corporations et de Corporatisme, il est devenu difficile de passer sous silence le Grand Français qui, le premier chez nous, conçut l'idée claire de l'organisme d'entraide et d'accord social destiné à dissoudre les haines de classes, à concilier des intérêts qui ignorent leur nature vraie, à pénétrer d'un sentiment de communauté fraternelle les diversités essentielles des personnes, des biens, des états. La notion de la propriété du Métier, l'autre notion (inverse, mais complémentaire) du Patrimoine corporatif, sont des idées de génie. On les reconnaît comme telles. Une lente ascension intellectuelle s'est faite et, sans négliger la noble part qu'y ont prise, avec leurs Cercles La Tour du Pin et leur Union des Corporations, les admirables compagnons. de notre merveilleux Firmin Bacconnier, par qui l'« actualité de La Tour du Pin » a été rendue si sensible et si manifeste chez nous, il faut dire que la grande part de ce retour de justice appartient aux événements :

Mort du libéralisme,

Crise de l'étatisme,

Crise du socialisme.

Entre des constructions qui menacent ruine et des édifices ruinés, il ne reste de place, une place que chaque heure élargira, que pour ces vérités bienfaisantes que l'on a tant feint d'ignorer, mais qui ne cessaient pas d'étinceler dans le coin où les avaient reléguées l'égoïsme des mauvais amis du peuple et l'arrogance de ses faux docteurs.

Le centenaire de La Tour, du Pin, célébré par les hommes, le sera plus encore par les choses, par les évidentes confirmations que ce cours des choses va lui apporter.

Mille amitiés 11.

Charles Maurras
  1. Notre texte est celui de L'Étudiant français, 14e année, n° 9 daté du 25 avril 1934, d'où ce paragraphe introductif. Le texte a été assez profondément modifié par rapport à celui du journal, qu'il reprend en amalgamant plusieurs passages, mais il ne reprend pas tout ce que Maurras a écrit sur La Tour du Pin entre le 1er avril 1934, où il annonce une série d'articles, et le 18, dernier numéro où La Politique quotidienne évoque La Tour du Pin avant la parution de notre texte. En outre certains passages de notre texte ne proviennent pas du journal. On peut donc considérer comme un tout original cet article dans L'Étudiant français, même s'il reprend des articles déjà parus. (n. d. é.) [Retour]

  2. Élisabeth Bossan de Garagnol, Le Colonel de La Tour du Pin par lui-même, 1934. (n. d. é.) [Retour]

  3. Deux édifices voisinaient sous l'Empire sur l'emplacement qui accueillera plus tard la gare d'Orsay, devenue depuis musée : le quartier de cavalerie, dit le Quartier, et le Palais d'Orsay édifié entre 1810 et 1838 par Jean-Charles Bonnard, puis par Jacques Lacornée. Après avoir été destiné au ministère des Affaires étrangères, il fut affecté à la Cour des Comptes et au Conseil d'État. Il fut brûlé comme beaucoup d'édifices officiels du même secteur durant la Commune, et les ruines restèrent en place près de trente ans, marquant durablement les Parisiens, au point que même quand la gare fut construite pour l'exposition de 1900 et les ruines du palais effacées, on parla du « Palais-d'Orsay » fort longtemps pour désigner l'endroit entier et ses abords. C'est sans doute ce qui explique que Maurras parle encore dans les années trente de deux édifices disparus en même temps soixante ans auparavant en situant l'un par l'appellation survivante de l'autre, appellation qui ne correspondait même plus à des ruines depuis longtemps. Ou encore cela explique qu'il omet de corriger une formulation reprise d'un texte plus ancien, la jugeant encore compréhensible par le lecteur. Outre ses édifices d'État, le quartier avait une vocation aristocratique et huppée depuis la construction de l'Hôtel de Salm, aujourd'hui Palais de la Légion d'Honneur. (n. d. é.) [Retour]

  4. René de La Tour du Pin était né dans l'Aisne, à Arrancy, mais le Dauphiné était la province d'origine des La Tour du Pin. Cela permet en outre à Maurras de le rapprocher géographiquement de la Provence de Pétrarque et de l'Italie de Dante. (n. d. é.) [Retour]

  5. Le recueil de poèmes de Dante qui nous renseigne le plus sur son amour pour la Béatrice historique. (n. d. é.) [Retour]

  6. Jean-Baptiste Billot (1828–1907), brillant officier, général à titre temporaire en 1870, il est élu en 1871 député de la Corrèze, dont il sera sénateur inamovible à partir de 1875. Général de division en 1878, il est ministre de la Guerre du gouvernement Freycinet en 1882 et dans le gouvernement Méline entre 1896 et 1898. Il est membre du Conseil supérieur de la Guerre de 1883 à 1896. (n. d. é.) [Retour]

  7. Ici commence une longue auto-citation qui se poursuit jusqu'à la fin du texte. (n. d. é.) [Retour]

  8. Charles Maurras et le Nationalisme d'A. F. par M. de Roux, Grasset. [Retour]

  9. « Ce qui doit en être excepté en étant excepté », formule calquée sur mutatis mutandis. (n. d. é.) [Retour]

  10. Ce n'est pas ici l'apocope de pédéraste, mais la désignation par les initiales lexicalisées de leur parti, et dont la dernière est tombée pour éviter la répétition, des membres du PDP. Le Parti Démocrate Populaire avait été fondé en 1924, regroupant l'aile « gauche » du catholicisme social, devenue largement dominante. La plupart des sensibilités qui y étaient réunies se retrouveront après la guerre au sein du MRP. [Retour]

  11. La mention s'explique parce qu'ici prend fin la longue auto-citation de la lettre de Maurras à L. Gonnet ; voir supra p. 12. [Retour]

Texte paru dans le numéro de L’Étudiant français, 25 avril 1934.

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