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L'Étudiant français

Pendant ces dix dernières années, l'étudiant français s'est mis au premier rang des bienfaiteurs de la nation. Ce n'est pas assez de parler de son héroïsme : les plaques funéraires qui tapissent nos écoles, nos lycées et nos facultés ne disent pas tout ; si l'on veut accorder à chacun ce qui lui est dû, il faut ajouter que les sacrifiés magnanimes de 1914–1918 furent des martyrs prévoyants. Du haut des points de vue que la philosophie nationale leur présentait, ces jeunes gens ont aperçu de loin, de très loin, le fléau qui devait les faucher, et, sans vaines déclamations, sans emphase ni pose, ils se sont associés tout de suite à chacune des mesures de défense qu'ils estimaient capables de réduire et de modérer nos malheurs. C'est à eux, c'est à l'étudiant français, l'étudiant parisien, que l'on a dû de pouvoir prendre en toute tranquillité publique les mesures de réorganisation militaire de 1912 et de 1913. Avant de barrer la route à l'Allemagne, ils l'avaient barrée à la Révolution. Autre signe d'esprit politique supérieur.

On les a écoutés alors. Ils avaient devancé les pouvoirs publics. Ceux-ci ont compris la sagesse de la jeune France, et l'ont suivie de point en point dans leur double volonté de l'ordre et de la victoire.

Ont-ils été écoutés de la même manière, avec la même forte attention, à la fin de la guerre, quand il s'est agi de conclure la paix ? Il faut bien avouer que non. Pour lutter contre les amis de l'Allemagne et ses affidés, révolutionnaires ou bourgeois, le gouvernement républicain dut faire appel à l'autorité de sa plus vieille garde que personnifiait M. Clemenceau : l'énergie du vieux Jacobin assura la paix à l'intérieur, décida de la liberté de nos chefs militaires, et ainsi donna la victoire qui n'eût pas été possible sans lui. Mais avec lui, il faut en convenir, toutes les vieilles idées et toutes les vieilles absences d'idées remontèrent à la surface, et d'abord l'armistice, puis le traité de paix s'en ressentent cruellement. Le scepticisme de M. Clemenceau, fils d'une expérience amère, était sans mesure : aussi confondait-il les vieilles idoles démocratiques (qu'il dédaigna jusqu'à les supposer inoffensives) avec ces principes directeurs de toute existence européenne, dont il ne mesurait ni la valeur constante ni la présente nécessité. Aussi le gouvernement de la France a-t-il été replongé depuis trois ans dans le système qu'un publiciste radical appelait « le règne des Vieux ». Vieux hommes, plus vieilles idées. Le besoin de renouvellement s'est manifesté, sans doute. Mais les hommes capables d'y correspondre ne se sont pas montrés dans le monde républicain. Timidité, embarras, ignorance, superstition, tout s'y opposait.

L'équipe gouvernante, partagé entre deux ou trois groupes, se rend compte que l'« idéal » des vieilles barbes ne s'adapte ni aux choses ni aux esprits. Paris le leur a bien fait voir par l'ahurissement profond causé par la promenade de la relique du reliquaire de Gambetta 1. Les écroulements successifs de leur politique étrangère leur ont fait comprendre clairement encore. Le dogme libéral est synonyme de rien, le dogme révolutionnaire est une quantité négative destructive. Au delà, en deçà, les yeux trop anciens ou formés à de trop vieilles façons de voir ne perçoivent aucune lumière. Ces vétérans nous lisent et même nous écoutent, mais nos mots dans leurs esprits ne rejoignent pas les choses qu'ils leur désignent. On dirait qu'à la crise du régime qui est inévitable doit s'ajouter, non moins nécessairement, une crise de personnel. Il ne faut pas désirer celle-ci. Il faut s'efforcer d'utiliser le plus de monde possible. Mais l'évidence est là ! Jeunes gens, jeunes gens, étudiants français, vive et ardente pépinière des grandes écoles de Paris et de nos provinces, c'est vous, ce sont les vôtres, vos aînés de quelques saisons, qui pourrez achever l'œuvre de la victoire. Les générations précédentes la laissent tomber.

Vous ne me prêtez pas le fâcheux dessein de vous donner un uniforme de politiciens ! L'économie nationale à reconstruire vous appelle. Elle vous a déjà mobilisés quelquefois. Ce n'est pas dans ce journal, ni dans notre ligue d'Action française que l'on vous détournera de ces devoirs privés, domestiques et sociaux que la démocratie voudrait absorber pour les réduire à la plus simple expression. La Cité véritable n'est pas au forum ni à l'agora ; elle est au foyer, aux champs, au bureau, à l'usine, la vraie Cité est au travail. Mais ce travail sous-entend le devoir civique et, si l'on est Français, ce devoir s'étend au delà de la défense immédiate du rempart et il exige aussi une défense de l'esprit. Ce n'est pas avec vous que je perdrai le temps à expliquer pourquoi.

S'il y a, cependant, des esprits étroits pour vous chicaner là-dessus, finissez la querelle en vous référant à l'autorité d'un vainqueur de la guerre, le général Debeney 2 : c'est à l'intelligence qu'est due la plus haute des palmes militaires que la France a cueillies. On me permettra d'ajouter qu'avant d'être militaire cette intelligence fut politique. À rebours de son gouvernement, la nation française a commencé par voir et par savoir : elle eût été moins lucide dans l'invention et dans l'usage de ses armes, si elle n'eût commencé par se rendre compte de la ruée barbare imminente et de la nécessité absolue de l'arrêter net.

Mais l'esprit que les jeunes générations intelligentes doivent défendre n'est pas seulement leur esprit politique. La démocratie comme le germanisme son frère aîné, est une conspiration contre l'esprit tout court. On m'a reproché, assez inconsidérément, d'avoir dit que l'état de guerre où nous avons le malheur d'être engagés pour longtemps obligera de plus en plus à mobiliser toutes les énergies de l'esprit pour le service de la nation. Comme si c'était ma faute ! Mais ceux-là même qui mettent le plus d'insistance et de vivacité à faire ce reproche ont déjà placé ces mêmes forces spirituelles dans l'étroite dépendance et le servage strict, non de la nation et de ses utilités générales, mais de leur parti et des services particuliers qu'il leur rend. Cette oppression par le Parti, cet asservissement au Parti, représentent la plus déshonorante des chaînes. La France d'avant la guerre en fut liée longtemps. Avec le concours de quelques esprits désintéressés et pénétrants, nous avions réussi alors à faire saisir et haïr ce qu'il y avait d'irrationnel et d'inhumain dans la « doctrine officielle » qui vous était imposée pour vos examens, vos concours, vos grades, votre admission aux fonctions publiques. Mais justement parce que la guerre et son expérience ont porté les derniers coups à ce radotage de séniles tyrans, le courage du désespoir les agite encore et les misérables essaient de remettre à neuf l'ancien licou. Vous avez pu en surprendre quelques signes timides encore, à l'occasion du cinquantenaire du régime. Pour n'en citer qu'un seul, rappelez-vous ce vaste feuilleton consacré par le plus grand journal de la République à la vie intellectuelle depuis un demi-siècle, afin d'en faire honneur à la démocratie : Renan et Taine étaient cités, et il le fallait bien, mais on y mettait, pêle-mêle avec eux, ce pauvre M. Lavisse , tandis que Fustel de Coulanges était passé au bleu. Notez que le pauvre hère que l'on prépose à ces besognes, aimé et protégé de la Gazette de Francfort, ne perd jamais l'occasion de glorifier le romantisme et la démocratie, la démocratie et le romantisme, d'avoir, dit-il, créé et même mis au monde la science et l'art de l'Histoire. Cependant, depuis l'Histoire des variations, le plus beau livre d'histoire qui ait paru en langue française, est le volume de l'Alleu 3. Le rédacteur du Temps se garde de le dire. La grande doctrine historique de Fustel gênerait les combinaisons du politicien illettré.

Étudiants français, il y a un bâillon démocratique et un éteignoir libéral. Quand vous en aurez neutralisé les ignobles effets, vous aurez gagné la première partie contre la Révolution. Et quand, par l'énergie civique, par l'apostolat à tous les degrés de cette classe ouvrière qui ne demande qu'à voir et à savoir, quand vous aurez enfin remporté la victoire totale sur la Révolution, la pression des forces qui pèsent déjà sur nos frontières et sur les frontières amies sera, on peut le dire, allégée d'un bon tiers. Mais la paix du monde ne sera pas assurée encore. La paix viendra de la régénération profonde, du remaniement radical de l'État politique français ; victorieux et misérable, sans doctrine, sans tradition et dénué d'un personnel qui soit bien sûr, cet État est livré par la fatalité démocratique au changement et à la division, à l'incohérence et à l'instabilité. Étudiants français, un remède central pourra seul s'appliquer à ce mal central. Personne, en France, n'a mieux accueilli que vous les démonstrations de l'Action française, personne n'a mieux compris qu'il fallait le Roi. Ceux de vôtres qui dorment sous les terres glacées des cimetières du front attendent maintenant que leur pensée profonde soit continuée jusqu'au bout. Ils vous avaient légué une victoire extérieure à remporter. vous l'avez, vous l'avez ! Vous saurez obtenir cette victoire intérieure sans laquelle tous les fruits de l'autre seront perdus.

Voyez comme on la dissipe déjà ! Voyez quelle preuve éclatante de son incapacité constitutionnelle multiplie et renouvelle le régime républicain. Devant l'Europe en loques, le Traité en morceaux, l'extension et l'accélération de la propagande royaliste s'impose.

Pour la France éternelle, pour le Roi qui, pendant mille ans, ne mourut pas, pour les vivants qu'il faut défendre, pour les morts qu'il faut obéir, étudiants français, à l'œuvre, tous ! ensemble ! à fond !

Charles Maurras
  1. En novembre 1920 le cœur de Gambetta fut déposé en grande pompe républicaine au Panthéon. Notre texte est suivi dans le numéro de L'Étudiant français des vers de mirliton suivants, allusion à Gambetta et à sa maîtresse, Léonie Léon :

    Sur un air connu

    Mon cœur n'est pas un joujou —
    Pourquoi l'trimbal'-t-on partout ?
    Madame Léonie Léon
    V'la mon Panthéon.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. Marie-Eugène Debeney (1864–1943). Il commanda la Ire Armée en 1914 puis la VIIe en 1916, puis de nouveau la Ire Armée en 1917, à la tête de laquelle il prend l'offensive à Montdidier et remporte la bataille de Saint-Quentin sur Hindenburg le 8 août 1918. C'est lui qui, sur le front, reçoit les plénipotentiaires allemands le 11 novembre, pour l'armistice. [Retour]

  3. L'Histoire des variations des églises protestantes de Bossuet (1688) et L'Alleu et le domaine rural pendant l'époque mérovingienne, de Fustel de Coulanges (1889). [Retour]

Texte paru dans le premier numéro de L’Étudiant français, novembre 1920.

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