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Les Trois Aspects du président Wilson
ÉPILOGUE
ou Vertige de la puissance

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Au peuple américain

« Valeur ! Prudence ! Prévision !… » Nous avons arrêté à ces mots ce recueil de nos touchants efforts pour expliquer M. Wilson à la France et la France à M. Wilson. Ces étranges cris de dédain nous ont fixés ; de là date l'altération définitive du portrait que nous avions aimé à nous faire du président américain.

Proférées par M. Wilson entre deux voyages en Europe contre les gouvernements de l'Europe amie, ces offenses ont révolté des Américains éminents qui sont venus nous le dire et qui le lui ont dit avant de le lui prouver. Car, s'ils ne détruisent pas son œuvre internationale, ils l'ont déconsidérée pour toujours.

Il ne dépendait plus de nous d'échapper à l'évidence de la vérité. L'œuvre du vertige était faite : dans le cas de M. Wilson, l'élément passionnel recouvrait, effaçait ce qui avait été un esprit.

Mais à quel moment ce vertige avait-il commencé ? Le discours du 4 mars 1919 n'en est que le suprême éclat. Il ne s'explique bien que si l'on remonte à l'armistice de novembre précédent, surtout si l'on a soin d'écarter d'une main hardie certains manteaux de Sem que nos mains (prudemment, patriotiquement) avaient étendus sur l'homme d'État ou le philosophe en sommeil.

Autant, jusqu'à l'armistice du 11 novembre, on avait senti chez M. Wilson une attention profonde donnée aux signes du réel et un art véritable de se réformer pour se conformer au vrai, autant cette faculté précieuse a paru ralentie et comme atrophiée depuis cette date. Avant l'armistice, l'on eût dit que, d'un jour à l'autre, il se rapprochait de la vue exacte des lointaines choses d'Europe. Après l'armistice, et bien que son voyage de la mi-novembre l'eût installé sur le vieux continent, les yeux, les oreilles, les narines et tous les autres sens politiques de l'homme semblent s'être refermés chez M. Wilson.

L'armistice conclu, il semble remonter une fois pour toutes par l'escalier mystérieux dont il a seul la clef dans une tour inaccessible. De là, il ne découvre même plus les étoiles, jugées des corps trop matériels ; il vit tout à fait isolé dans le tête-à-tête de ces simples signes de signes par lesquels ses rêves abstraits lui sont désignés. Pour comble de malheur, cette ascension dans la plus subtile atmosphère ne le délivre d'aucune impulsion du cœur et de la chair.

Ces puissances intérieures se déchaînaient tout au contraire, et rien n'était plus naturel ! M. Wilson venait de voir et d'entendre une vingtaine de trônes s'écrouler devant lui et, si l'évidence de la raison ou des faits en attribuait l'honneur à Foch et aux armées alliées et associées, rien au monde ne pouvait empêcher quelque murmure insidieux d'affirmer à M. Wilson que le fracas de cet écroulement immense n'avait obéi qu'à sa voix.

Que s'était-il passé en fait ?

Quelques récits de source allemande nous l'ont fait connaître depuis. Nous avons été instruits des scènes de Spa où Guillaume II étala d'abord l'entêtement de ses refus fébriles, puis sa résignation accablée et enfin sa fuite sans grâce. Nous avons vu, du côté de son entourage, transparaître un calcul de politique nationale à longue portée, conçu et exécuté par une oligarchie de vrais dirigeants qui ne perdait pas le nord. Ah ! M. Wilson attribuait la guerre aux autocrates austro-allemands, non à l'Allemagne même ? eh bien ! le vrai coupable, qui était le germanisme, allait saisir cette erreur au bond et la manœuvrer en maître.

M. Wilson ne veut plus d'empereur, ni de rois ? Aux ordres de M. Wilson ! L'Allemagne se sauve par cette voie. Le naïf président qui joue de la trompette croit voir tournoyer dans l'abîme à chacune de ses sommations les Dominations et les Trônes, et les autres Puissances du Mal européen. De grand cœur et grand train, l'Allemagne sacrifie les décors du théâtre pour le salut de la seule réalité : Jéricho de Berlin ! Jéricho de Vienne et de Dresde, Jéricho de Bade, de Munich, de Stuttgart, de Carlsruhe, des autres hauts lieux germaniques ! Toutes les Jérichos de carton s'étant écroulées, M. Wilson n'eut pas la fermeté de douter de lui-même. Il en oublia tout ce qui n'était pas lui. Les « Notes » où avait été dactylographiée la céleste milice de ses Principes lui firent perdre de vue la valeur des choses concrètes que Pershing, Foch, Douglas Haig et Diaz personnifiaient seuls ; il s'est cru et senti l'auteur unique, l'auteur direct de cette félicité plénière de trente peuples empressés à lui décerner son brevet d'autocrate temporel de la Liberté et de pontife spirituel de la Démocratie. Les contradictions intimes de ces grands titres ne l'affectaient pas ; est-ce que le Babylonien pouvait s'étonner de se trouver simultanément bête et roi ? Le nouveau Josué entrait sans difficulté dans la peau d'un nouveau Nabuchodonosor.

Nous sommes trop près des événements pour savoir au juste ce que deviendra le pouvoir temporel de M. Woodrow Wilson. Mais, bien avant sa courte maladie, quelques parties de ce pouvoir tombaient en ruines. L'égalité des races a dû céder aux inquiétudes causées par le Japon et au sentiment de l'Amérique contre les nègres ; l'idée d'intervenir à jet continu en Europe a rendu une seconde jeunesse à la doctrine de Monroe qui exclut l'Europe de l'Amérique et réciproquement. Nous ignorons ce qui adviendra de la suite de ces débats dans le Nouveau monde. Ce qui est sûr, c'est que M. Wilson n'a pu quitter l'ancien sans se rendre compte de l'éclipse totale qu'y avait subie sa pensée.

Lui-même en donna des nouvelles à son second retour chez ses compatriotes en juillet 1919, puisque son premier mot fut pour atténuer, presque pour retirer sa chère antithèse des peuples et des gouvernements, autrefois point central d'une malheureuse doctrine et le thème essentiel de son discours du 4 mars. Il s'était figuré qu'une Allemagne sans empereur ni roi serait inoffensive et loyale. Il a dû découvrit la férocité de la vieille Allemagne qui est une Allemagne éternelle dans la mesure où l'éternité appartient aux groupes humains. Pareillement, M. Wilson dut reconnaître dans le bolchevisme qu'il avait si longtemps protégé, un régime « plus sanguinaire que le tsarisme », et cela obligea Lénine à lui rendre gracieusement ses qualités en l'appelant « le plus grand hypocrite de l'Histoire ».

M. Wilson avait dû abandonner dans les mêmes conditions le tyran juif de la Hongrie, Bela Kun, et consentir en fin de compte un minimum de justice envers nos meilleurs alliés orientaux, les Roumains. Par exemple, il s'exécuta sans bonne humeur. Fut-ce par rancune ? Et cette Roumanie royale, faisant la guerre pour la paix, donnait-elle un démenti trop vif aux idées de M. Wilson qui faisaient la paix pour la guerre ?

Il n'était pas besoin des exemples russes, hongrois, turcs, caucasiens pour montrer que la paix révolutionnaire et démocratique tendait à des luttes sans fin. L'histoire de son continent aurait pu révéler à M. Wilson ce que lui découvraient les conflits de la République arménienne et de la république d'Azerbeidjan ; la république, en soi, n'a aucune horreur naturelle des guerres ni du sang. Au contraire ! La moindre réflexion aurait pu faire comprendre aussi à M. Wilson combien le Droit, cet enfant des dieux lancé parmi la race humaine, y doit devenir, à coup sûr, un stimulant de conflits armés… Mais que pouvaient valoir expérience ou réflexion, comparées au plaisir de débiter de belles fables !

Ce plaisir a été payé sans grand retard par les dures rectifications de la vie : M. Wilson a dû se rétracter et se renier d'abord en fait. C'est ce qui a commencé à retourner contre lui tout le monde.

Les socialistes français qui furent les derniers à cesser leur alliance avec lui ont dû finir par la rompre tout à fait, l'ayant exploitée jusqu'à l'os. Ces messieurs adressent à leur ancien ami et protecteur un flot de critiques amères, non sans ramasser, pour le monter en épingle, tout ce que sa propre patrie lui décoche de désobligeant. Lorsque M. Lincoln Colcord raconta dans The Nation que M. Wilson est « sincèrement insincère » ou qu'il « peut voir blanc quand c'est noir », nous aurions tout ignoré de ces gentillesses sans les traductions qu'en a faites le journal officiel du parti socialiste français ; chacun venge comme il peut la déconvenue de l'esprit.

Elle avait été formidable : de la fin de l'hiver à la fin du printemps 1919, les principes du Covenant, promulgués en janvier, s'étaient écroulés un par un.

Plus de diplomatie secrète, avait dit M. Wilson, et quatre ou cinq hommes réglaient le sort de l'univers dans un tête-à-tête mystérieux. Il avait ajouté : plus d'amitié particulière entre les peuples, plus d'alliances séparées de la grande alliance commune ; or, sans compter que le traité du 28 juin ne put être accepté par la France qu'à la faveur d'une alliance spéciale, avec Londres et Washington, il n'était question en Europe que de tractations et de sous-tractations clandestines ou demi-publiques faites avant, pendant et après la Conférence que M. Wilson dirigeait. Que l'on voulût réaliser ou dissoudre ces alliances, l'entreprise imposait les mêmes embarras à Fiume, à Smyrne, en Syrie, ailleurs. L'autorité morale de la Société des nations avait été le grand cheval de bataille de M. Wilson : elle est bafouée partout depuis le rappel désordonné des troupes de Russie ; pour son autorité légale, elle est compromise au moins en Amérique. La paix internationale future ? Le militarisme prussien est debout ! Règne de la justice pure ? Les Français, les Belges, les Italiens ont été dépouillés au profit des peuples qui les ont assaillis et rançonnés. Désarmement ? L'armistice n'a même pas été une suspension d'armes ; on s'est battu, on se bat et l'on se battra à Odessa, à Arkhangel, à Buda-Pest, à Mittau, à Riga. Partout les soldats de l'Entente ont fait de longs séjours sur les lisières orientales du Centre européen et le fait de ces campements aussi peu brillants que prolongés et coûteux apparaît d'autant moins utile que le soldat expatrié n'évite pas de se demander chaque jour :

— Alors, pourquoi pas à Berlin ?

Or, Berlin était intangible. Pourquoi ?

Du moment que la Force juste continuait d'être requise dans les innombrables guêpiers créés de main de philosophe et de politique, pourquoi n'attaquait-on pas au centre et au cœur la capitale de la Force brute qui restait la cause de tout le désordre et contre laquelle on avait déclaré « se croiser » ? Pourquoi s'était-on acharné à déchirer la faible Autriche dont le jeune souverain n'avait pourtant abdiqué que plusieurs jours après le roi de Prusse et pourquoi laissait-on l'unité allemande fortifiée, l'empire prussien, ce fléau du monde, intact et même resserré ? Depuis l'heure où l'on a vu la réaction se faire en Allemagne, la restauration monarchique y menacer, pourquoi M. Wilson a-t-il hésité, et, finalement, s'est-il refusé à exiger l'extradition et le jugement de Guillaume II ? Si M. Wilson n'avait pas de secrètes obligations à ce prince comme on l'en a accusé, les actes wilsoniens ramenaient toujours l'attention sur les mêmes faits, curieusement concordants : les vœux personnels, le rayonnement de M. Wilson, l'action vivante du wilsonisme convergeaient régulièrement en faveur de notre plus grand ennemi. Pourquoi ? Les raisons d'ordre intellectuel et moral commençaient à manquer au wilsonisme sur ce point-là. Nous étions obligés de répéter : Pourquoi ? Pourquoi gouverner Buda-Pest, Constantinople, Sofia, non Berlin ? Pourquoi viser Moscou et Pétrograd, non Berlin ? Pourquoi respecter ainsi le centre commun de ce qu'on voulait combattre, le Pangermanisme, la Révolution ? Il y avait difficulté croissante à ne pas répondre que Berlin semblait défendu et même garanti comme Francfort, par tel ou tel élément de haute finance influent et puissant sur l'esprit de M. Wilson.

C'est alors, que, malgré les ménagements de la discrétion, nous sommes devenus indiscrets. Nous avons serré nos questions. Il y a des peuples divers en Allemagne ; comment le droit de disposer d'eux-mêmes ne leur a-t-il pas été reconnu ? Comment la Bavière révolutionnaire, le Hanovre légitimiste, la Rhénanie républicaine ont-ils été sacrifiés ? Pourquoi ce libéral sublime n'a-t-il pas défendu les antiques libertés du Germain contre le Prussien ?

Ces doutes étaient graves, portant sur des sujets du plus haut intérêt commun. Il y aurait eu de fortes raisons d'utilité à comprendre ainsi, à appliquer ainsi dans la ligne traditionnelle, vérifiée par l'histoire, les principes généraux de M. Wilson. Mais il y avait aussi à cela un intérêt wilsonien : une Société des nations ne peut s'échafauder sans l'équivalent de ses sociétaires. Nul équilibre continental n'est possible avec une Allemagne de 60 ou 70 millions d'habitants flanquée d'une poussière de nations petites ou moyennes : dès lors, comment se faisait-il que M. Wilson considérât toujours comme contradictoires deux régimes qui se complètent et se sous-entendent l'un l'autre ? Le régime de la Société des nations est impraticable sans le régime de l'équilibre, il n'y a pas de justice internationale si l'un des plaideurs est plus fort que le tribunal et la maréchaussée qui le jugent. Autrement, c'est comédie pure, et l'on fait juger le tigre et le jaguar par le mouton et la colombe assistés du lapin et de la fourmi !

De même, il n'y a pas d'équité internationale sans indemnités complètes allouées aux victimes de la guerre : mais en admettant qu'on les ait allouées en théorie, ce qui n'a guère eu lieu, quelle espérance de les percevoir sur la formidable agglomération de personnel et de matériel que représente l'Unité allemande ? Celle-ci paiera ce qu'elle voudra et rien de plus. Le retour au particularisme allemand faisait d'abord déclarer « biens sans maîtres » toutes les propriétés de l'empire et fournissait ainsi le premier élément matériel de la satisfaction ; puis, rien qu'en divisant la difficulté, permettait le recouvrement des créances. C'était trop clair ! On préférait l'obscurité et le trouble, l'illogisme et l'incohérence ! Ses principes philosophiques posés, ses buts moraux fixés, la politique de M. Wilson avait soin de s'en interdire les conséquences et les moyens. Jamais la volonté de la justice, de la liberté et de la paix n'a été proclamée avec cette emphase ; jamais la paix, la liberté et la justice n'ont été plus cruellement démunies et sacrifiées.

Dès lors, sur un seul point, d'intelligence pure, le Juste obtenait la satisfaction exigible : mais c'était aux dépens de M. Wilson. Pendant toute la dernière période de son séjour à Paris, ce magistrat, monté si haut, fut dans l'obligation de redescendre un par un les degrés conquis. Son orgueilleuse confiance dans son étoile n'a servi de rien. On l'a vu tel qu'il était. Son insuffisance a reçu, elle a subi, mais n'a pu relever les défis de la conscience et de la raison. Lui si prompt à la controverse, il a baissé, puis amené le pavillon. Pris entre des doctrines revêtues de son nom et des déductions justes qu'il ne pouvait ni admettre, ni contester, il s'est tu pitoyablement. Pour n'en citer qu'un exemple, le jour où il osa limiter et rogner de la façon la plus arbitraire nos gages sur nos débiteurs, agresseurs, envahisseurs et voleurs, on avait proposé à M. Wilson d'ajouter la signature de son pays au reliquat des pauvres garanties qu'il ne chicanait plus. Comme il tergiversait en silence, on lui dit :

« Ou, ces garanties étaient suffisantes ; alors quel risque courez-vous en y joignant la vôtre ? Ou vous voyez un risque, et c'est qu'alors elles sont précaires ; vous ne pouvez nous empêcher d'exiger nos garanties premières dans toute l'ampleur légitime… »

Intellectuellement, M. Wilson n'est pas sorti de là. Et personne n'en fût sorti. En fait, s'il ne nous a pas rendu l'intégrité de nos gages, et s'il a persisté à refuser de garantir la signature allemande, l'arbitraire, non la raison, la force, non le droit, le silence, non la parole ni l'écrit, ont seuls gardé sa position. Il n'a pas répondu, et il ne l'a pas pu.

Quant à l'échappatoire d'une offre (acceptée, hélas !) d'intervention anglo-américaine au cas où nous serions attaqués « sans provocation » par les Allemands, elle déplace la question sans la résoudre ; il ne s'agissait nullement de prévoir une agression ou provocation allemande, mais d'envisager le refus de l'Allemagne à tenir ses engagements et à payer ce qu'elle doit. M. Wilson a eu la chance de n'être pas solidement happé entre les deux branches de l'alternative. Nulle volonté énergique, nulle raison puissante n'a su l'obliger soit à briser son parti-pris d'amitié germaine, soit à lier à notre fortune financière ses patrons et amis, les Juifs allemands d'Amérique. Mais, en tirant sa politique de ce mauvais pas, il y a laissé son honneur intellectuel.

Triste histoire en définitive que cette conférence ouverte par un professeur passé homme d'État et ajoutant à la magistrature politique une sorte de souveraineté morale et religieuse. Il était venu offrir au monde l'application du « jugement moral » aux affaires publiques ! Il ne s'était pas rembarqué que l'événement le forçait à se réfugier dans l'expression d'une volonté sans raison…

Il n'était même plus possible de concevoir que cette volonté fût pure et que des intérêts inférieurs n'en eussent pas altéré le métal. Nous avons soupçonné. Puis nous avons appris. On finira bien par tirer au clair ce qui n'est presque plus un secret : l'influence décisive exercée sur M. Wilson par un très petit nombre d'êtres humains, boursiers de profession, campés entre Hambourg, Francfort et New-York.

La raison sociale de ces louches intrigants parmi les peuples alliés et associés s'appelait pour les profanes l'Association pour la Ligue des Nations libres. Elle avait son siège en Amérique et comprenait, entre autres personnes, M. Félix Frankfurter, président du War Labor Policies Board, le grand banquier Jacob H. Schiff, plus des Cohen, des Blumenthal, des Chapiro. sans oublier Mme Mary Sunkovich. M. Wilson s'est brouillé depuis avec quelques membres influents de cette association d'idéologues financiers, sinon avec tous, mais il a commencé par les subir complètement. On en connaît des témoignages écrits ; il n'est pas possible qu'ils ne soient pas révélés un jour.

Le monde entier saura que tel verdict condamnant les Italiens, les Polonais et les Français a été prononcé par une poignée d'intellectuels peu éclairés, mais opulents, d'origine germano-juive pour la plupart ; fin mai 1919, cet arrêt ayant été transmis par câble à M. Wilson, il obéit de point en point. Pourquoi ? Mystère, Ce qui est sûr, c'est que le libellé définitif du traité signé le mois suivant garde l'indélébile cicatrice des coups ainsi portés aux alliés vainqueurs sur l'article des Réparations, de la Sarre, de la Haute-Silésie, de Fiume et de Dantzig. Ce tort fait à la paix du genre humain comporte quelque chose de plus que l'humiliation de M. Wilson ; il a signifié la faillite de l'esprit humain plié sous des forces d'intérêt, de parti, de confession, de race, soudées par les vertus de l'or.

Apprenant en juillet ou en août suivant ce qui s'était passé entre M. Wilson et ses instigateurs secrets, un homme politique en deuil de beaucoup d'illusions se contenta de répliquer avec son flegme :

— Alors, tout s'explique.

Cela s'explique, en effet, par le rythme de la domination croissante d'une race agioteuse et révolutionnaire sur les peuples producteurs, conservateurs, civilisateurs. Cela manifeste le triomphe de la richesse sur la pensée et du minéral sur l'humain. Mais, cette explication, la seule, n'étant pas très bonne à produire, M. Woodrow Wilson aima mieux renoncer à défendre aucune de ses « idées » contre la discussion et contre l'examen. M. Wilson se résigna à devenir une excellente machine à dire : je veux ou ne veux pas.

Déjà, quand il s'était permis d'adresser aux Italiens, par-dessus leur gouvernement, le message incorrect qui leur refusa Fiume, de mauvais applaudissements avaient appris à l'univers que le pape puritain de la Paix et de la Justice avait « donné un grand coup de poing sur la table » ; ces façons bismarckiennes firent désormais les délices de la petite cour de divagateurs continentaux dont le président se vit entouré 1, les uns socialistes indépendants comme l'ineffable Paul-Prudent Painlevé, les autres unifiés comme ce Paul Lévi, militant bolcheviste au Populaire et à L'Humanité sous le pseudonyme de « Phédon », directeur de la Revue bleue sous le faux nom de Paul-Louis et, sous le voile du plus complet anonymat, directeur de tous les services de politique étrangère d'un grand journal républicain populaire comme Le Petit Parisien. Cet entourage d'ennemis publics plaidait à qui mieux mieux contre les intérêts vitaux des peuples martyrs. Ce plaidoyer prononcé en France donnait du cœur contre la France à M. Woodrow Wilson. Quant à la cause de l'esprit, du cœur, de la logique et de la justice, il se chargeait de la liquider tout seul, au profond désespoir de libéraux sincères qui se perdaient dans ces abîmes d'inconséquence ou de faiblesse morale, navrés d'assister à la démission de l'intelligence devant un consortium de complices et d'amis du peuple agresseur.

C'est en Amérique, naturellement, que la critique des veto et des volo de M. Wilson atteignit au plus haut degré de lumière. Les libres esprits du New York Tribune en venaient à crier comme nous :

— Il ne prépare pas la paix, mais la guerre.

Là-bas comme ici, tant d'actes qui ne furent ni réfléchis, ni justifiés, ni justifiables amenaient à poser la simple et grande question de fait, extérieure et supérieure à tous les systèmes : pour maintenir actuellement la paix du monde, qu'est-ce qui sera pratique ? qu'est-ce qui sera efficace ? Vous dites : l'unité de tous les peuples du monde ? Mais comment la faire si l'agressivité allemande subsiste ? Si elle dispose de la puissance ? En maintenant la forte et turbulente unité allemande, comment maintiendrez-vous la paix à l'intérieur de la Société des nations ?

L'on mâchait et l'on remâchait ces grosses vérités pour les rendre plus claires et plus assimilables. Ce que nous avions été seuls à dire d'abord, tout le monde le répétait. On montrait que l'Allemagne restée une serait forcément très puissante, et ne saurait même pas résister aux tentations de cette force. Comme à l'école du soir où vont les ouvriers incultes, comme à l'école maternelle où s'asseoient les tout petits enfants, on s'ingéniait à trouver des paroles pour montrer à M. Wilson qu'il fallait toujours en revenir à poser la question de l'État germain, la question du Reich et de l'unité. Cela était murmuré, dit, crié sous vingt formes autour du tribunal de l'arbitre universel. Il était devenu muet. En fallait-il admettre la bizarre explication américaine d'après laquelle M. Wilson n'aurait été que le metteur en œuvre d'un roman d'idéologie politique publié en 1912 sous un pseudonyme par le colonel House, son mentor ? Après avoir été, plus longtemps et plus loin qu'un duc de Bourgogne, le disciple docile de ce Fénelon galonné, M. Wilson aurait-il fini par oublier sa leçon ? Alors pourquoi n'apprenait-il pas la nôtre ? Elle était nette, elle était juste et humaine. Elle était la vraie. Il ne pouvait pas se défendre de voir et d'entendre. Il était résolu à ne rien savoir.

Vertige d'amour-propre ! Devant la « table » de ses « contradictions » dressée par l'inexorable évidence 2, il était fait échec et mat au point de se voir interdire de demander à s'éclaircir ou d'articuler, parole libératrice, quelque simple et modeste : je ne comprends pas bien… Docteur de son métier, mais, par intérêt de carrière, retranché des communications normales avec le réel, philosophe déchu réalisant en perfection ce type (si commun) de l'ancien intellectuel, plus implacable que les plus durs praticiens envers les pauvres idées pures qui n'ont, pour se défendre, ni sabre, ni bourse, ni corps, M. Woodrow Wilson s'enfonça avec un entêtement farouche dans l'activité silencieuse et brutale ; incapable de motiver les décisions qui troublaient l'Europe, il ne les mettait pas moins en vigueur dans la mesure de ses moyens. Meurtries et spoliées, les nations avaient la ressource de retourner contre la muraille tous les portraits du faux libérateur qui, l'année précédente, faisaient le naïf ornement de tant de chaumières et de palais. Mais cette explosion de sentiments de regret n'arrangeait rien. Qu'importait que le désappointement universel trouvât sa voie dans la risée ou l'ironie, devenus les masques décents de l'indignation ? Ce que détruisait M. Wilson était bien détruit. Ce à quoi il interdisait l'être ne naîtrait point. La plus juste satire n'avait rien de réparateur.

L'amitié non plus ne pouvait être réparatrice ! Je songe à tant d'Américains loyaux et fidèles, généreusement perspicaces. Je songe à ceux qui écrivaient au New-York Herald en faveur de la part de notre combattant 3, je songe aux écrivains qui avaient aperçu et annoncé aussi bien que M. W. Morton Fullerton, cette « course à l'abîme » dont nous étions finalement les premières, mais non les dernières victimes. Je veux aussi songer au sénateur Lodge, à tous ceux du parti républicain opposant qui réclamaient contre le scandale en faveur de la justice, en notre faveur ; mais ce retour sur d'heureux sujets particuliers ne faisait pas que nous ne fussions déçus et volés. La plus substantielle des consolations entre Français consistait désormais à recueillir dans la mémoire de leurs yeux et de leur cœur la honteuse violence avec laquelle la machine wilsonienne osait passer sur le corps de la vérité, toute raison, toute lumière étant comptées pour rien ! M. Wilson tenait la place. Il occupait le clavier du dactylographe. Tout se brisait contre ce fait de possession et d'occupation, expression pure et simple d'un pouvoir matériel supérieur aux opérations de l'esprit, simple signe sensible et hélas ! décisif des canons, des vaisseaux, des dollars et des régiments.

Quelque falsification qu'ait subie l'histoire des peuples passés, je défie de trouver l'exemple d'une plus complète occlusion aux forces de l'esprit chez aucun des magistrats qui autrefois s'offrirent pour prêtres de l'Esprit comme l'a fait M. Wilson. Les tyranneaux antiques n'étaient pas professeurs de droit. Ils avaient cette loyauté de voiler les images de la Justice ; c'est à son autel que le Juste est égorgé ici.

Rien de pareil non plus dans la « nuit » du plus intolérant moyen âge. Personne n'y a fait cela. Nul pape. Nul concile. En admettant que le spirituel ait pu être entraîné à des pressions temporelles excessives, le fameux recours au bras séculier fut entouré de claires et puissantes opérations de l'esprit. C'est ici très exactement le contraire. La puissance est dans les canons. La loyauté, d'ailleurs incontestable, dans les dollars. Dollars et canons étant en mesure d'étouffer le moindre murmure hostile à leur avis, le trait de plume wilsonien dévasta le monde en toute candeur. Il y donna force de loi à ce système qui fait de lui le vrai père de la vie chère et de toutes nos crises économiques ; l'agresseur vaincu sera déclaré insolvable et inviolable, la créance de l'assailli victorieux sera frappée de caducité de sorte qu'il périsse sous l'énorme fardeau de tous les frais de la victoire ! Ne pas faire payer les frais de la guerre au criminel enfin désarmé devait en centupler la charge pour le juste vainqueur. Quelle extravagance philosophique ! Elle comporte un criant abus de pouvoir en faveur de l'Allemagne et elle est doublée d'un tel coup de force contre la confiance et contre l'amitié que, bientôt, les représentants de la culture et de la science américaine, craignant d'avoir à en rougir jusqu'à la racine des cheveux, prendront nécessairement le seul parti honorable : notre parti. Ils conviendront de définir l'idéalisme wilsonien comme la raison du plus fort et du moins éclairé. Ces Américains intègres et libres se demanderont ce qu'un Guillaume de Hohenzollern eût tenté ou rêvé de pire. Le monde entier leur répondra : mais rien du tout !

La presse wilsonienne qui fonctionne en Europe a-t-elle pressenti ces menaces de l'avenir ? Pour les détourner ou pour les braver, elle a eu l'art d'ajouter à son ridicule tragique un élément de haine qui achève de la peindre, elle et son chef.

Quand nous disions à cette secte qu'il n'y a pas de Société des nations possible sur l'ancien continent si les composants trop inégaux disposent de forces disproportionnées et et que, massé au centre de l'Europe, entraîné aux armes, le Reich uni menacerait dangereusement tous les autres peuples divisés par d'inévitables rivalités d'intérêts ; lorsque nous répétions qu'on ne met pas dans une même cage, ni dans la même compagnie, des fauves de la jungle et de douces palombes, des carnassiers sylvestres et des bêtes de basse-cour ; quand, de la vulgaire évidence, nous réitérions notre preuve que les conditions d'une Société des nations étaient d'abord l'identité de mœurs et de civilisation, ensuite l'équilibre des forces (sans l'équilibre européen, pas de Société des nations concevable), quand nous disions et redisions ces vérités si sûres que, de leur violation, a déjà découlé un état de paix armée analogue à celui de 1913 et s'annoncent déjà des guerres nouvelles, pires que celle de 1914–1918 (la Société des nations sans l'équilibre européen, c'est la guerre fatale) ; quand enfin nous disions que le retour de l'Alsace-Lorraine elle-même resterait quelque chose de précaire et de contesté si une Grande Allemagne demeurait en état de s'agiter et d'agiter ces provinces contre la France (nulle revanche de droit n'est sérieuse sans un équilibre de fait) ; toutes les fois que nous écrivions l'axiome ou démontrions le théorème, la secte ne nous opposait ni raison, ni idée, mais, bavarde séquelle de son héros muet, usait d'un double expédient : l'affirmation gratuite et la calomnie.

D'abord, grâce à son argent, elle publiait à des millions d'exemplaires la commode formule du Covenant que « le seul moyen d'éviter la guerre future », l'unique moyen de « paix stable » était le sien, évitant d'ailleurs de produire l'atome d'une preuve accessible au cerveau humain ; puis elle accusait de vouloir la guerre tout contradicteur suspect de nourrir une méfiance ou d'élever un doute contre un moyen de paix aussi précaire et inopérant que le sien ; accusations à grand tirage, symbolisant par un énorme tas de papier imprimé l'ultima ratio des disciples de ce Grand Roi des dollars, des obus, des vaisseaux et des régiments !

La presse wilsonienne ne privait même pas de laisser entrevoir de façon explicite l'argument d'autorité massive tiré de la toute-puissance du président. Dollars, canons, vaisseaux, régiments ne se contentaient pas d'agir à leur manière de réalité décisive, ils étaient invoqués et brandis comme des poignards. La Raison, la Justice, la Civilisation, tous les biens spirituels de l'Europe, toutes les idées, tous les droits on été écartés, balayés et brutalisés par ce procédé matérialiste flagrant.

Comme nous comprenons que nos amis américains, amoureux de leur jeune nationalité, aient frémi ! Il leur était cruel de voir le premier magistrat de leurs États confédérés provoquer de Bruxelles à Rome et de Paris à Bucarest la réalité de la colère et de la raison.

Il ne s'agit plus de nations, mais du monde ; d'égoïsmes locaux, mais de paix générale. Or la Paix et le Monde gisent assassinés. Les victimes montrent du doigt une humanité inhumaine, un panjurisme injurieux, un idéalisme asservi à la plus abjecte finance, un libéralisme tourmenté de générosités idylliques pour les peuples brigands, inflexible et sévère pour les peuples martyrs. Ceux à qui échappent les causes doivent tomber d'accord des faits. Les négociateurs japonais on accusé leur « regret poignant ». Une « déception poignante » a été confessée par un sénateur français. Notre planète retentit de l'erreur criminelle commise par M. Wilson. Le silence forcé de celui-ci avoue.

Quand donc se produira, comme une sorte de condamnation à terme, la vérification de nos claires critiques ou de nos douloureuses alarmes et lorsque, suite naturelle de la paix wilsonienne, la guerre wilsonienne aura éclaté sur la tête innocente de la France, de l'Italie, de la Belgique, de la Roumanie ou des Britanniques, il y a des Français que je connais et dont nous serons, qui ne manqueront pas d'accomplir le funèbre pèlerinage dont en juin 1919 ils ont fait vœu et serment ; ils se rendront au cimetière de Suresnes, à la place où, hélas ! par centaines, reposent les soldats d'Amérique tombés pour une paix de justice et d'honneur. Au lieu fatal où le Président répandit sa libation de fausses paroles, nous reviendrons prendre ces héros à témoin des avertissements qui lui furent donnés, des calculs trop certains qui lui furent communiqués et de toutes les prévisions trop claires que l'orgueil ignorant méprisa et foula aux pieds :

— Camarades, ô camarades, c'est le règne de sa folie qui fait rouler sur nous la nouvelle vague de sang ! Camarades, ô camarades fauchés pour le règne de la justice, de la paix et de la raison, voyez l'effet de l'œuvre de ce président de malheur. Quelle « valeur » ! Quelle « prudence » ! Ah ! surtout, quelle « prévision » !

Charles Maurras
  1. La camarilla dénoncée en août 1918 par Maurice Pujo dans L'Action française était soupçonnée dès janvier : voir les « fraudeurs » dénoncés et signalés supra. Cette camarilla était toute formée à la veille de la première visite du président Wilson. En étaient tous les « petits Français », tous les partisans d'une plus petite France : voir L'Œuvre du 13 décembre 1918 : « Pourquoi un Français doit être wilsonien », article de ce malheureux Jean Hennessy. [Retour]

  2. M. Maurice Muret (Gazette de Lausanne). [Retour]

  3. La Cour suprême des États-Unis ayant confirmé le jugement qui octroyait 30 000 dollars à James Longacre, dont le pied avait été coupé par un tramway, un Américain de Paris écrivait au New-York Herald : « Si la Cour suprême des États-Unis admet que le pied d'un citoyen américain vaut 30 000 dollars, comment les délégués américains de la Conférence de la paix pourraient-ils trouver exorbitantes les exigences de la France qui estime la vie d'un soldat français à 10 000 ou même 20 000 dollars ? (Hélas ! cette estimation idéale n'avait même pas été faite.) En ces temps où certains intérêts financiers bochophiles essaient d'influencer les délégués de la Conférence de la paix pour ne pas « ruiner » cette pauvre Allemagne, y aurait-il un être assez borné pour croire qu'une nation actuellement composée de plus de 60 millions d'habitants, et qui dans un demi-siècle en aura 200 millions, ne pourra, dans cet espace de temps, payer, disons 200 milliards de francs à la France ? » Marques d'amitié qui sont inoubliables de peuple à peuple. [Retour]

Recueil paru en 1919.

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